« Il incombe à chacun des acteurs de s’interroger sur ses responsabilités pour contribuer à limiter les formes de haine sur Internet ». Dans un courrier en date du 3 novembre 2017, Marlène Schiappa – secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes – s’adresse aux plateformes Twitter et Webedia en dénonçant le cyber-harcèlement essuyé via leurs services par deux militants féministes et une journaliste. Cet appel intervient à une époque où les violences en ligne, particulièrement à l’égard de communautés déjà vulnérables et exposées à la haine, sont en constante augmentation.
Le cyber-harcèlement est traditionnellement associé à deux procédés, les plus connus et traités médiatiquement : l’un est le prolongement du harcèlement scolaire (un collégien sur dix affirme avoir été insulté ou humilié sur les réseaux sociaux), l’autre est lié au phénomène de revenge porn. Dans les deux cas de figure, la victime connaît généralement son ou ses harceleurs et il persiste de ce fait un lien avec le monde matériel. Cependant, la tendance grandissante ne s’apparente à aucune de ces deux hypothèses. Aujourd’hui, la haine purement virtuelle, celle où de parfaits inconnus s’arment de leur clavier pour vous adresser des menaces de mort ou des insultes qui réduiraient à quia n’importe quel individu raisonnable, prédomine. Le droit actuel est-il vraiment insuffisant pour lutter contre cette violence dématérialisée ?
Le « trolling », terreau fertile du cyber-harcèlement
Ce terme englobe une multitude de comportements. Tout d’abord, la définition primaire vise des messages volontairement provocateurs qu’un individu, n’ayant aucun intérêt dans le débat qu’il observe, laisse pour perturber le flux des échanges. Ce terme anglophone est emprunté au vocabulaire de la pêche, il désigne l’action de laisser sa ligne en attendant qu’un poisson morde à l’hameçon. L’action vise à dégrader la teneur qualitative de la discussion, elle ne vise pas une personne mais tout un groupe (1).
Seulement, la forme de trolling qui retiendra notre attention est celle découlant du lulz. Au New York Times, un ex-troll explique le concept du lulz : « watching someone lose their mind at their computer 2,000 miles away while you chat with friends and laugh ». En d’autres termes, le lulz est une moquerie malveillante qui peut être qualifiée de monnaie sociale dans les milieux le pratiquant. En effet, le but est de sélectionner une personne (et non un groupe) dont certaines caractéristiques vont créer et alimenter le lulz jusqu’à épuisement de celui-ci. C’est ce qui a également donné le terme de lolcow (« vache à lol »), désignant les individus faisant un bon « matériel » duquel tirer lulz et drama. Le prestige social qu’offre le lulz au sein de ces communautés est assez stimulant pour que la pratique perdure.
Quel impact sur les cibles ? Il est vrai que ces moqueries pourraient rester dans le cercle de discussion (un thread de forum, généralement) sans en déborder. Toutefois, et c’est en cela que le trolling prend son aspect le plus dangereux, ces plaisanteries nocives ne restent jamais dans l’enceinte dudit forum. Deux exemples marquants sont à étudier pour bien comprendre la gravité de ces comportements. En 2006, quand Mitchell Henderson met fin à ses jours et que des trolls trouvent le MySpace de l’adolescent, il n’en faut que très peu pour que le lulz se mette en marche. La raison du suicide est affabulée (un iPod perdu), les hommages de ses amis sont moqués et une série de memes à l’effigie de Mitchell est créée mais l’outrage ne s’arrête pas là : les parents de l’enfant décédé reçoivent pendant près d’un an et demi des appels téléphoniques morbides (« Hi, I’m Mitchell’s ghost, the front door is locked. Can you come down and let me in? ») et assistent à la dégradation de la page MySpace de Mitchell. Le préjudice moral vécu par la famille du défunt via ces opérations de trolling est évident. L’adolescent n’avait aucun lien avec cette communauté, son suicide représentait simplement un filon à exploiter pour cette dernière. L’autre exemple est celui de Charlotte Dawson, une personnalité australienne s’étant donnée la mort en 2014 après plusieurs années de combat contre les trolls. Les raisons de ce ciblage demeurent obscures, néanmoins, on sait que les attaques dirigées contre l’ancienne mannequin furent coordonnées sur le « /b/ » forum du site 4chan, réputé pour son vivier à trolls.
Les adeptes du lulz se livrent fréquemment au doxxing ; divulguer des informations privées comme le numéro voire l’adresse de la personne (ou de ses proches) ce qui a pour effet de découpler le harcèlement en plusieurs biefs. Ces techniques, en plus d’être illégales, créent un véritable sentiment d’insécurité pouvant ensuite muter en stress post-traumatique chez la victime. À cela s’ajoutent les menaces de mort, de mutilation, de viol, les incitations au suicide mais aussi les insultes et dénigrements à répétition. Une décoction qui peut pousser les plus fragiles à mettre fin à leurs jours. Des sites web ont fait du harcèlement leur spécialité ; sur Kiwi Farms, on peut lire des centaines de fils de discussion comptabilisant parfois plus de mille cinq cents pages entièrement dévouées à l’injure, à des montages dégradants, au stalking (fait de suivre ou surveiller) et au doxxing d’une lolcow. La communauté cible les individus qu’elle estime mentalement ou sexuellement déviants : homosexuels, personnes transgenres et militantes féministes sont leurs victimes usuelles. Proches de l’idéologie conservatrice d’extrême droite, les utilisateurs font l’apologie des crimes contre l’humanité et ne raisonnent généralement que par la loi du plus fort (ou plutôt du nombre).
Ces sites, prônant la violence et les discours de haine, subsistent pourtant. Kiwi Farms, Encyclopedia Dramatica, 4chan, ces plateformes haineuses sont hébergées pour la plupart aux États-Unis où la liberté d’expression garantie par le Premier Amendement connaît bien moins de régulation qu’en France. Pour s’en convaincre, une simple lecture jurisprudentielle de la Cour suprême des Etats-Unis suffit. En 1992, la décision R.A.V. v. City of St. Paul annule les dispositions d’une ordonnance municipale réprimant les actes à caractère raciste ; en l’espèce, un adolescent blanc avait fait brûler une croix (symbole du suprématisme blanc) sur la propriété d’une famille afro-américaine. L’opinion de la Cour est unanime : une municipalité ne peut édicter des règles restreignant la portée du Premier Amendement. En outre, Brandenburg v. Ohio (1969) nous apprend qu’un discours ne peut être réprimé que s’il conduit ou incite – de manière immédiate – à des actions illégales. Dans son analyse, Karen Bird met en lumière la problématique soulevée par une telle solution : « On ne peut envisager de lutter par ce moyen contre les propos à caractère raciste en soutenant seulement qu’ils tendent, à moyen ou à long terme, à favoriser la violence raciale » (2). Aujourd’hui, après qu’une procédure judiciaire eut été lancée à son encontre, le fondateur du site web néonazi The Daily Stormer a affirmé que les attaques coordonnées (« troll storm ») lancées contre une femme juive relève de son droit à la liberté d’expression. Au vu des jurisprudences survolées, il est difficile de ne pas penser que le cyber-harcèlement ne tomberait effectivement pas sous le Premier Amendement. Le jugement qui s’en suivra pourrait bouleverser les rapports de force entre trolls et victimes ou, au contraire, les pérenniser si la cour compétente venait à valider l’argumentation d’Andrew Anglin, le propriétaire de The Daily Stormer.
D’après Arthur Gaus, le droit pénal américain est à ce jour inefficace pour couvrir ces attaques, aussi bien les lois sur le cyberbullying, le cyberstalking que sur le cyberharrasment. La privacy tort law échoue également, tout comme l’équivalent américain du préjudice moral (IIED) et le délit de diffamation (3). En fin de compte, il existe peu de mécanisme pour enrayer ce fléau virtuel, la faute à la prééminence incontestée du Premier Amendement. Pour autant, notre droit national est-il réellement plus efficace pour réprimer cette haine virtuelle ?
L’exemple français du 18-25 : une modération lacunaire aux sanctions peu convaincantes
Aussi appelé JVC, pour jeuxvideo.com, le sous-forum 18-25 hébergé par Webedia constitue un bel arboretum de trolling. Cette partie du forum, associée à la partie 15-18, génèrent cent mille messages chaque jour, soit la moitié du volume total du site. Pris dans son ensemble, la majorité des membres du site JVC est loin de poser problème, il n’en est cependant point de même pour la majorité composant le 18-25 tant et si bien qu’elle fut qualifiée de « poubelles à déchets non-recyclables » par une journaliste. Bien que n’étant pas explicitement décrit comme un forum de trolling, le 18-25 en emprunte les mêmes apparats. Perçu comme une gangrène boursouflée, le forum pratique des méthodes similaires à ses homologues américains comme l’organisation de raids (storm toll) ou encore le doxxing. Dans leur ligne de mire, ne dérogeant pas à l’image conservatrice à laquelle les trolls semblent s’identifier, des militants féministes, LGBT ou bien encore antiracistes. Dès lors, dans quelle mesure se trouve appliqué notre droit ?
Le juge européen, plus que le juge américain, est soucieux d’adapter sa jurisprudence aux évolutions technologiques en matière d’exercice de la liberté d’expression (4) ; il condamne les discours de haine en ligne dans l’arrêt Delfi AS c. Estonie (2015) et reconnaît que les communications en ligne et leur contenu « risquent assurément bien plus que la presse de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée ». Les législations nationales sont bien plus frileuses à l’idée d’appréhender cette notion de discours de haine, en France elle serait comprise dans l’article 24 de la loi du 1881 mais cet article échoue malheureusement à englober les cas de trolling. À ce titre, Renaud Le Gunehec reconnaît la moindre efficacité du droit de la presse lorsqu’appliqué aux cas de cyber-harcèlement, comparant leur appréhension à : « une foule physique avec son anonymat plus au moins total […] Et parfois des phénomènes de lynchage dont l’ampleur et la brutalité laissent peu de place, on est forcé de le constater, à un traitement judiciaire dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881 » (5). Bien sûr, il existe l’article 222-33-2 du Code pénal mais la jurisprudence dévolue au harcèlement en ligne reste encore rare et l’identification des auteurs très fastidieuse à mettre en œuvre. En vérité, ces individus ne craignent pas les retombées légales de leurs actions car elles sont précisément bien trop rares. L’institution judiciaire est raillée, elle incarne le symbole d’une autorité publique dépassée et obsolète qui n’a rien à faire, encore moins à légiférer, sur le cyberespace dont l’essence même est de ne connaître aucune loi. Reste alors à attendre une certaine réactivité de la part du site incriminé, lorsqu’il daigne agir.
Dans le cas de JVC, un grand laxisme était reproché aux gérants de la plateforme depuis plusieurs années, lequel se cachait souvent derrière une modération bénévole et dépassée au sein de laquelle les membres se retrouvaient à la fois juges et parties. Malgré des témoignages accablants diffusées à l’aide du hashtag #HelloJVC en janvier 2017, Webedia n’avait que mollement réagi, arguant que ce qui se passait sur Twitter ne pouvait plus être considéré comme de son ressort. Suite au scandale impliquant la journaliste Nadia Daam, menacée de mort pour avoir critiqué de manière virulente le 18-25, Webedia a promis de nouvelles embauches. Quant aux dispositions adoptées, elles n’ont que très peu satisfait ; le système de censure par mot-clef s’est révélé être un échec, abandonné en quelques jours. Il ne faut pas non plus oublier que ces réactions sont postérieures aux appels lancés aux sponsors, ce fut suite à ce boycott que la plateforme décida de réagir plus concrètement. La sanction économique reste-elle la plus efficace et dissuasive ? Il est regrettable que la seule résiliation de quelques contrats publicitaires ait fait pencher la balance et non les interpellations insistantes d’innombrables victimes. Cette réalité fait écho à la nouvelle loi allemande entrée en vigueur le 1er janvier 2018 et sanctionnant d’une amende de cinquante millions d’euros tout réseau social comptant plus de deux millions d’utilisateurs qui ne supprimerait pas expressément (vingt-quatre heures) des discours de haine.
La responsabilisation des acteurs du numérique devient-elle la seule voie possible ? Les réseaux sociaux deviennent-ils les nouveaux juges du discours de haine ? Si sanctionner les trolls se révèle impossible, ou du moins très compliqué en pratique, sanctionner ceux qui leur fournissent logis et impunité paraît être une alternative cohérente. L’entreprise se révèle là aussi ardue ; des auteurs ont démontré l’inapplicabilité de la responsabilité en cascade prévue à l’article 93-2 de la loi du 29 juillet 1982 à Twitter, faute de fixation préalable des tweets (6). Twitter, comme Facebook, n’ont jamais manqué de brandir leur statut d’hébergeur et la responsabilité allégée en découlant mais ils semblent finalement prendre acte des nombreuses critiques. En témoigne l’annonce de Twitter, en décembre, de durcir ses règles de ses modérations concernant les messages comme visuels haineux. Ceci n’empêche nullement la Commission européenne d’envisager de mesures législatives contraignantes si les géants du numérique venaient à se montrer récalcitrants envers leur devoir de lutte contre les discours de haine. Dès lors, comme le relève Adel Jomni, se pose la question suivante : « Faut-il revenir à un système de coopération des acteurs du numérique a minima ou poser de nouvelles bases légales à une action renforcée de leur part, dans le respect des principes de limitation des droits ? » (7). La seconde option poserait un sérieux problème d’éthique juridique, le pouvoir judiciaire déléguerait son pouvoir répressif (censure) à des acteurs privés (8) ; l’avènement d’une gouvernementalité numérique.
SOURCES :
(1) BLAYA (C.), Les ados dans le cyberespace : Prises de risque et cyberviolence, De Boeck Supérieur, Paris, 2013, p. 61.
(2) BIRD (K.), « L’impossible réglementation des propos à caractère raciste aux États- unis », RFDC, 2001, n° 46, p. 278.
(3) GAUS (A.), « Trolling Attacks and the Need for New Approaches to Privacy Torts » U.S.F. L. Rev., vol. 47, 2012, pp. 360-370.
(4) AFROUKH (M.), « La liberté d’expression face aux discours haineux en ligne dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Dalloz IP/IT, 2017, n° 11, p. 575.
(5) LE GUNEHEC (R.), « Twitter et la vie d’avant : les réseaux sociaux changent-ils tout ? », Légipresse, 2017, n° 355, p. 597.
(6) AUVRET (P.) et AUVRET (C.), « Délits de presse sur Twitter et responsabilité », Légipresse, 2017, n° 353, p. 485.
(7) JOMNI (A.), « Du discours de haine en ligne au cyberterrorisme : quelles régulations possibles ? », Dalloz IP/IT, 2017, n° 11, p. 570.
(8) BADOUARD (R.), Le Désenchantement de l’Internet : désinformation, rumeur et propagande, FYP EDITIONS, Paris, 2017, p. 148.