Ce sont des événements qui s’insèrent dans un débat ancien, délicat et éminemment politique : faut-il protéger les sources des journalistes et, si oui, avec quelle intensité ?
Dès lors que la procédure récemment engagée par Le Monde aura abouti à une réponse définitive de la part de la justice française, peut-être quelques certitudes apparaîtront-elles aux yeux de ces problématiques. Quoique rien ne soit moins sûr tant la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) se montre vigilante et protectrice des droits des journalistes. Ainsi, si dans quelques temps – après procès, appel et autre pourvoi en cassation – les juridictions nationales ne donnaient pas gain de cause au quotidien, nul doute qu’il faudrait encore attendre de nombreuses années pour voir le litige l’opposant à la France tranché au niveau conventionnel.
C’est donc un long et coûteux litige qui s’amorce, mais il n’en demeure pas moins intéressant dès lors qu’il confronte le pouvoir politique au « quatrième pouvoir ».
Le 20 septembre dernier, la société éditrice du Monde et le journaliste Gérard Davet – auteur des articles à propos desquels les services de police et de contre-espionnage auraient recherché quelles pouvaient être les gorges profondes – déposaient plainte contre x pour violation du secret des sources.
Il n’est guère besoin de revenir plus en détails sur le sujet desdits articles – l’affaire dite « Woerth-Bettencourt » – tant il a fait et continue de faire la une des périodiques. Mais, dans l’un de ces papiers, intitulé « le principal collaborateur de Liliane Bettencourt met Éric Woerth en difficulté », le journaliste retranscrivait les déclarations de Patrice de Maistre – le gestionnaire de fortune de l’héritière de L’Oréal – issues de sa garde à vue s’étant déroulée quelques jours auparavant. Or pour être en possession d’un tel témoignage, M. Davet devait inexorablement posséder une « source » plus ou moins proche du dossier. Ainsi, la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) a-t-elle procédé à la vérification de ses appels téléphoniques afin d’identifier le haut fonctionnaire responsable des fuites, ce à quoi elle parvint sans difficultés. Il s’agissait de David Sénat, un haut magistrat alors conseiller du cabinet de l’ancienne Garde des sceaux Michelle Alliot-Marie.
Seulement, le secret des sources des journalistes est, depuis la loi du 4 janvier 2010, un droit reconnu et inscrit à l’article 2 de la loi du 29 janvier 1881 sur la liberté de la presse dans les termes suivants : « Le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public ». La plainte s’appuie donc sur ce texte, mais également sur les articles 432-9, 226-18, 226-13 et 321-1 du Code de procédure pénale qui répriment « le fait de collecter des données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite », punissent le fait d’ordonner hors du cadre légal l’interception de correspondances émises ou reçues par voie de télécommunication et prévoient les délits de violation du secret professionnel et de recel de violation du secret professionnel.
En somme, est invoquée l’illégalité de ces « interventions techniques », comme les nomme Frédéric Péchenard, le directeur général de la police nationale (DGPN).
De son côté en revanche, Rémi Recio, délégué général de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS, soit l‘autorité de régulation des écoutes téléphoniques en France) précise qu’une telle opération n’est possible qu’après consultation de l’autorité et qu’elle ne peut être acceptée que « dans le cadre de la prévention du terrorisme ». En conséquent, sauf l’hypothèse où M. Woerth cacherait remarquablement son jeu, les faits en question ne relevaient sans doute pas de cette qualification.
En outre, l’on ne se situait à l’évidence guère plus dans la perspective d’une procédure judiciaire, ce qui achève de rendre irrégulières lesdites « vérifications techniques ». Si un Procureur de la République a bien été saisi le 2 septembre, les faits s’étaient eux déroulés plus d’un mois auparavant et le haut fonctionnaire en cause avait déjà été muté en guise de sanction disciplinaire.
Cependant, une procédure permet de contourner le besoin d’autorisation de la CNCIS. Lorsque l’ordre provient directement d’un ministère ou de Matignon, il est alors possible de déroger à la loi de 1991 sur les écoutes téléphoniques. Or le Canard Enchaîné révélait le 29 septembre dernier que le Premier Ministre, par l’intermédiaire de son directeur de cabinet, avait bel et bien adressé aux ministères de l’intérieur et de la défense une lettre classée « confidentiel-défense » les autorisant à procéder aux opérations en cause. Dans ce document, est argué notamment qu’il en va de la « sécurité nationale », ce qui est une exagération patente et laisse présager des intentions sou jacentes peu avouables.
Si par ailleurs toutes les entités étatiques en cause se rangent derrière leur « mission de protection des institutions », il n’en demeure pas moins que l’intervention des plus hautes autorités parait illégitime dans une telle affaire. À l’évidence, l’État a à connaître d’évènements plus sérieux et nul doute que ces immixtions dans des « histoires de famille » ne plaident pas en faveur d’une quelconque confiance envers des dirigeants qui oublient parfois en quoi consistent les mandats que leur a conférés le peuple. Pire, elles portent atteinte à la liberté de la presse et confirment l’impression de Reporters sans frontières selon laquelle la France est, avec l’Italie, l’un des pays d’Europe où le politique exerce le plus de pression sur l’information.
En revanche, si cela résultait d’une volonté de dissimuler quelque infraction aux lois – financement occulte ou autres – alors on comprendrait davantage l’intérêt que peuvent avoir ces autorités à intervenir de la sorte. Mais on percevrait également qu’il s’agisse d’un mal autrement plus profond les gangrenant.
La plainte conclut donc que « les infractions commises par la DGPN et la DCRI causent un préjudice direct et évident à M.Gérard Davet et à la Société éditrice du Monde puisque l’atteinte portée au secret de ce qu’auraient été leurs sources répond à la volonté de les empêcher d’enquêter. L’atteinte qu’ils subissent de ce fait est d’autant plus intolérable que la Cour européenne des droits de l’homme rappelle régulièrement que les journalistes n’ont pas seulement le droit, mais le devoir d’informer ».
Sur ce point, il faut rappeler que la Cour EDH s’est posée en eldorado du secret des sources depuis le fameux arrêt « Goodwin c/ Royaume-Uni » du 27 mars 1996 et que sa jurisprudence est immanquablement invoquée dès lors qu‘il s‘agit de revendiquer un tel droit au silence.
Aujourd’hui, l’enquête semble progresser mollement. Ainsi, le Procureur de la République de Paris, Jean-Claude Marin, a-t-il demandé au ministère de la Défense la déclassification des vérifications téléphoniques effectuées par la DCRI. Même s’il semble attendre un avis de la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN), il parait peu probable que le Ministre de l’intérieur donne suite à cette sollicitation.
De son côté, David Sénat a été mis en examen, mais dans le cadre d’une toute autre affaire, pour infraction à la législation sur les jeux d’argent.
En réalité, le ciel des journalistes est encore à l’heure actuelle assombri par quelques nuages politiques menaçants. Certes il y eut l’intervention du législateur du 4 janvier 2010, mais cette loi emploie des termes vagues, sources d’insécurité juridique et obligeant les juges à interprétation. Ainsi, la DGPN, la DCRI et le Gouvernement s’engouffreront-ils sans doute dans la brèche ouverte par la disposition qui prévoit qu’il peut néanmoins être porté atteinte au principe du secret des sources lorsqu’un « intérêt impérieux l’impose ». Cette loi grave dans le marbre un degré de protection qui existait déjà en raison de la jurisprudence, mais elle ne change rien à la condition de fait des journalistes.
Il parait réaliste, à l’heure où l’information se mue en médiatisation, de permettre à d’autres droits et libertés de primer sur ce droit au silence, mais également de le permettre à d’autres secrets tels que celui de l’instruction. En effet, on constate qu‘en France, sans barrières et sans freins, la presse – sans doute pour des raisons économiques – se mettrait fort rapidement à mimer l’exemple des tabloïds anglo-saxons (voir l‘article « Une de Marianne, qui est le voyou ? »).
En conclusion, l’on peut citer cet extrait d’un rapport de recherche rédigé il y a quelques mois et qui illustre l’état actuel de la protection des sources journalistiques en France, malgré la récente adoption de ce texte la consacrant en droit : « On échoue sur un amer îlot de déceptions : le principe énoncé par la loi du 4 janvier 2010 ne saurait être plus qu’une coquille vide. Sorte de pétition de principe aux implications pratiques qui devraient être proches du néant, elle ne peut qu’inspirer [aux journalistes] méfiance, dépit ou parfois résignation. […] Reste que le secret des sources n’obtiendra de bénédiction tangible qu’à condition de voir disparaître son ennemi séculaire, celui qui l’a tant malmené et fait de la France son calvaire : le secret de l’instruction.
Puisqu’il n’y a qu’un trône et que celui-ci est occupé, mieux que la loi du 4 janvier 2010, c’est la loi réformant la procédure pénale qui pourra donner aux sources de l’information leurs titres de noblesse.
Le secret est mort, vive le secret. »
« La protection du secret des sources journalistiques dans le droit français et le jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme », rapport de recherche réalisé sous le tutorat de M. Frédéric LAURIE, maître de conférence à l’Université d’Aix-Marseille III