Comment se procurer gratuitement des œuvres protégées par le droit d’auteur sans procéder à un téléchargement illégal de nature à contourner une législation nationale ? Une solution simple : traverser l’Atlantique. Certains diront que la mondialisation n’est pas sans poser problème.
Si Nicolas Sarkozy émettait en 2009 le souhait de transférer au Panthéon le célèbre écrivain français d’origine algérienne Albert Camus, ce n’est pas parce qu’il s’est enfin décidé à concrétiser cette proposition que l’auteur fait la Une de l’actualité. Il s’agit plutôt d’une mise en lumière de ses créations.
Connus pour de grands succès planétaires avec ses ouvrages tels que « La Peste » (1957) ou « La chute » (1946), le répertoire de Camus ne peut plus faire office de protection sur le fondement de la propriété littéraire et artistique au titre des droits patrimoniaux, tout du moins au Canada. En effet, encore protégeables par le droit d’auteur en France, les œuvres d’Albert Camus sont tombées dans le domaine public au Canada. Corollaire de cette domanialité, toutes les œuvres sont accessibles gratuitement en ligne après numérisation. Étranges pour des œuvres identiques, écrites sous la plume d’un même auteur que de voir leur qualité juridique différenciée en raison des barrières frontalières. C’est toute la complexité des divergences entre les législations sur le droit d’auteur entre les pays, puisqu’il n’existe pas de droit planétaire uniforme. Une œuvre, destinée à être connue du monde entier, est par nature à même de voyager.
Ce hiatus législatif n’est donc pas sans poser problème pour les ayants droit et autres titulaires de droit patrimoniaux. Là encore, l’essor de la numérisation s’avère être un propulseur aux atteintes susceptibles de spolier les droits d’auteurs.
Conformément à son bon droit, le sociologue Jean Marie Tremblay, passionné de littérature, a décidé de numériser sur la bibliothèque « Les Classiques des sciences sociales » [1] 25 des œuvres de Camus en coopération avec l’Université du Québec à Chicoutimi qui héberge le site. Ce dernier offre près de 4 000 œuvres au format PDF ou Word accessibles en toute légalité couvrant environ 1 250 auteurs. Essentiellement éducatif et apolitique, l’organisme n’a d’autre but que celui de diffuser gratuitement des savoirs, tant scientifiques, philosophiques que sociaux. Tout en respectant les législations canadienne et québécoise, cela permet ainsi de lutter contre les inégalités liées à l’accès aux connaissances.
Les ouvrages mis en ligne appartiennent à deux catégories : d’une part, ceux qui sont libres de droits, et d’autre part, ceux dont les successions détiennent encore des droits.
L’objectif de départ est louable puisqu’il vise à mettre à disposition sans contrepartie financière à destination des chercheurs québécois, des textes fondamentaux dans l’histoire de la pensée. Cependant, cette initiative s’est heurtée une nouvelle fois aux droits d’auteurs des artistes et aux prétentions des éditeurs français puisque les œuvres de Camus ne sont pas actuellement libres de droits à l’étranger. En France, l’œuvre de Camus appartient toujours à Gallimard, raison pour laquelle la maison d’édition a protesté tout en admettant la parfaite application du droit d’auteur canadien en l’espèce. En effet, alors que le droit français reconnaît une protection d’une durée de 70 ans à compter de l’année suivant la mort de l’auteur, l’œuvre d’un écrivain tombe dans le domaine public 50 ans après sa mort selon les termes de la loi canadienne. Par conséquent, toute reproduction intégrale de l’œuvre est permise, ce qui la rend librement utilisable sans qu’il soit nécessaire de requérir une autorisation préalable de l’auteur ou de ses ayants droit. En conclusion, mort le 04 janvier 1960, toutes les œuvres sont tombées dans le domaine public depuis le 04 janvier 2011.
Au début de la mise en ligne par numérisation, la bibliothèque n’avait pas instauré de système informatique interdisant les téléchargements hors Canada. En d’autres termes, n’importe quel internaute était en mesure de se procurer gratuitement les œuvres de l’écrivain en se connectant simplement sur le site des Classiques. Selon Emmanuel Pierrat, avocat spécialiste de la propriété intellectuelle « c’est la loi du consommateur final » qui doit prévaloir. Il incombe au responsable de ladite Bibliothèque de prendre les mesures nécessaires pour bloquer le téléchargement aux utilisateurs non canadiens. Il n’est pas sans rappeler la jurisprudence Yahoo qui précise qu’il appartient aux responsables de sites Internet de s’adapter à la législation française sous couvert de ne pas voir leur responsabilité engagée en cas de non respect aux droits d’auteur. Aucune argutie juridique ne peut moralement justifier le non respect de l’esprit de la loi française qui encadre les droits d’auteur. La crise économique traversée ces dernières années par l’entreprise musicale risque de s’étendre au monde littéraire face à l’ampleur prise depuis peu par la numérisation et les téléchargements illégaux.
Dans un premier temps, de parfaite bonne foi, le créateur du site a demandé aux internautes de respecter la loi du droit d’auteur de chacun des pays en précisant que ces mises en ligne ne sont destinées qu’au public canadien et québécois. Toutefois, face à la mise en demeure de l’éditeur Gallimard envers ledit site, contesté cet automne, un blocage du téléchargement vers l’étranger des œuvres de Camus a été demandé. La simple recommandation ne suffisait plus.
C’est pourquoi, dans un second temps, dans un strict respect de la législation française qui ne permet pas encore à toute personne de pouvoir librement accéder à l’œuvre sans contrainte, le site québécois proposant l’intégralité des ouvrages en ligne fut contraint de bloquer son accès aux adresses IP françaises. Pour se faire, un filtre leur interdisant l’accès au téléchargement a été mis en place dans la nuit du 30 au 31 janvier 2011. Il a également été contraint de retirer l’intégralité de l’ouvrage « Le Premier Homme », un roman posthume publié en 1994 et donc, toujours soumis au droit d’auteur sur le territoire canadien.
Pour autant, force est de constater que cette barrière technique ne représente pas un obstacle infranchissable puisqu’il est très facile pour tout internaute désireux de se procurer ces ouvrages de contourner le blocage. [2] Cette décision est partie en tout premier lieu d’un conseil spécifique d’un journaliste de Libération qui a suggéré au fondateur de « retirer les livres du téléchargement en France sous la menace de la loi Hadopi, fortement répressive depuis quelque temps ».
Au final, il semblerait bien malheureusement que Camus ne soit pas l’unique victime de cette divergence de législations. Nombreux autres écrits d’auteurs français sont désormais gratuits au Canada ainsi qu’aux États-Unis alors qu’ils demeurent néanmoins encore protégés par le droit d’auteur en France. On citera à titre d’exemples les œuvres de Jean Giraudoux avec le célébrissime ouvrage « la guerre de Troie n’aura pas lieu » (qui ne tombera dans le domaine public en France que le 31 janvier 2014) ou encore « Le Petit Prince » d’Antoine de Saint-Exupéry.
Stéphanie CHROSTEK
Sources :
http://www.enssib.fr/breves/2011/01/27/le-droit-d-auteur-n-aime-pas-la-mondialisation
http://www.ecrans.fr/Camus-en-ligne-de-mire,11918.html
[1] Crée en 2000, il s’agit d’un organisme à but non lucratif. Il ne reçoit aucune subvention. La bibliothèque numérique est alimentée par des équipes bénévoles qui se chargent de numériser les œuvres.
[2] Par l’utilisation par exemple de VPN ou autres logiciels très facile d’accès.