Le livre numérique bouleverse actuellement « la chaîne du livre » en France par l’apparition de nouveaux acteurs économiques comme Google. La numérisation du livre présente deux enjeux majeurs. D’une part un objectif culturel est poursuivi puisque le livre est le support privilégié de diffusion de la culture. D’autre part il s’agit d’un bien marchand mettant en œuvre une industrie qui impacte le droit d’auteur. C’est dans ce cadre que s’inscrit la proposition de loi du 8 novembre 2011 qui vise à imposer une gestion collective pour l’exploitation numérique des œuvres dites indisponibles.
L’objectif de ce texte est de combler le « trou noir » qui existe sur le marché du livre numérique. En effet les œuvres susceptibles d’être numérisées sont celles dont les droits patrimoniaux sont déchus et les œuvres dont l’exploitation numérique est prévue expressément dans un contrat d’édition. Or pour la plupart des œuvres du XXème siècle il est rare qu’une telle exploitation ait été envisagée. En réalité il existe une ambiguïté sur la titularité des droits. En effet le contrat d’édition procède à un transfert du droit de reproduction de l’œuvre en plusieurs exemplaires à un éditeur. Or le livre numérique ne suppose pas forcément la création d’exemplaires et certains modes de consommation par voie électronique mettent en œuvre le droit de représentation de l’œuvre. La loi étant d’interprétation stricte, tout droit qui n’a pas été expressément cédé appartient toujours à l’auteur d’autant plus que « l’abandon préalable et général des appréciations exclusives des utilisations » d’une œuvre à un éditeur constitue une atteinte au droit moral. L’accord de l’auteur s’avère donc nécessaire. Mais le préambule de la proposition de loi nous informe que recueillir cet accord est un travail fastidieux et onéreux pour les éditeurs. C’est pourquoi elle veut leur permettre de se passer de cette formalité par une gestion collective obligatoire.
La proposition de loi définit l’œuvre indisponible du XXème siècle comme « une œuvre non disponible commercialement de façon licite dans un format papier ou numérique, publiée en France sous forme de livre avant le 31 décembre 2000 ». Il s’agit d’œuvres toujours protégées par le droit d’auteur qui n’ont plus été rééditées comprenant entre autres les œuvres orphelines c’est à dire les œuvres dont les auteurs ou les ayants droit ne sont pas ou plus connus. La proposition de loi s’intéresse aux œuvres publiées sous forme de livre. Reste à savoir ce qu’est exactement un livre. Aucune loi à ce jour ne définit juridiquement le livre si ce n’est le droit fiscal, droit autonome, dont la définition ne s’impose pas aux autres branches du droit. L’œuvre doit ensuite être indisponible dans le commerce. Mais cette indisponibilité est-elle assortie d’un délai ? Une œuvre épuisée sera-t-elle immédiatement considérée comme indisponible ?
La proposition prévoit que les œuvres indisponibles seront inscrites sur un répertoire public. A partir de là, l’auteur aura 6 mois pour s’opposer à l’inscription de l’œuvre tout comme l’éditeur qui s’il exerce ce droit se verra obligé d’exploiter l’œuvre dans un délai de 2 ans. Après le délai écoulé, une société de perception et de répartition des droits d’auteur se verra transférer « le droit de reproduction au format numérique de l’œuvre et le droit de représentation via un réseau de communication au public en ligne ». Ce mécanisme ressemble au système d’opt-out mis en place par Google, jugé récemment trop attentatoire au copyright par les juges américains. Dans ce système les ayants droit doivent se manifester expressément pour être désinscrits. Comment l’auteur sera averti de l’inscription de son œuvre sur le registre ? Une procédure de publication est envisagée par décret mais pour l’instant nous ignorons quelle forme celle-ci prendra. Dans tous les cas l’éditeur en tant que professionnel disposera davantage de moyens pour suivre les flux d’inscription des œuvres.
Une fois l’autorisation « acquise » la société devra rechercher l’éditeur de l’œuvre pour lui proposer un contrat de préférence sous forme d’une licence exclusive de 5 ans renouvelable pour l’exploitation de l’œuvre sous forme numérique. L’éditeur aura 2 mois pour répondre. S’il refuse ou s’il n’exploite pas l’œuvre dans un délai de 3 ans la société pourra proposer des licences non exclusives d’une durée de 5 ans renouvelables à tout intéressé ce qui revient ni plus ni moins à une cession permanente des droits patrimoniaux de l’auteur. La différence avec le système Google est qu’il n’y a pas constitution d’un monopole sauf lorsque l’éditeur retrouve une exclusivité.
Que devient l’auteur qui semble très effacé dans cette procédure ? Celui-ci dispose d’un délai de 2 mois à compter de la réponse de l’éditeur pour s’opposer à la licence.
Tout d’abord, il peut prouver que le contrat d’édition originaire était caduc. L’éditeur devra-t-il avertir l’auteur que la société lui a proposé un contrat ? Normalement cette obligation lui incombe mais dans ce cas la proposition de loi perd tout son intérêt puisqu’elle a vocation à se passer de cet agrément. Il semble que l’éditeur n’ait pas à informer l’auteur. Comment ce dernier sera-t-il averti de l’existence du contrat ? Un éditeur pourrait éventuellement retrouver une exclusivité dans l’exploitation d’une œuvre qui n’était plus dans son catalogue.
La loi permet ensuite à l’auteur de retirer son œuvre du registre s’il prouve qu’il est seul titulaire des droits transférés à la société ce qui sera sans doute souvent le cas puisque la loi a été créée à cause de l’absence de clause expresse de transfert dans les contrats d’édition. Le retrait suppose que l’auteur exploite son œuvre à titre exclusif sous forme numérique sans qu’une obligation d’exploitation pèse sur lui. Néanmoins, même si l’auteur retire son œuvre du registre, les licences qui auront été licitement accordées seront toujours valables. L’auteur ne peut donc pas récupérer le monopole d’exploitation de son œuvre. Nous pouvons d’ailleurs discuter de la licéité de la licence si les droits transférés appartenaient toujours à l’auteur. Ce procédé porte clairement atteinte aux droits moraux de l’auteur et notamment à son droit de retrait et de repentir ainsi qu’à ses droits patrimoniaux.
Reste à savoir ce qui se passe pour les œuvres orphelines. Les recettes générées par ces œuvres seront reversées à un fond d’aide à la création. Mais que représente exactement le volume de ces œuvres ?
Source :
Article L. 123-1 et suivant du code de la propriété intellectuelle
Article L. 132-1 du code de la propriété intellectuelle
Article L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle
Article L. 121-4 du code de la propriété intellectuelle
Article L.122-1 du code de la propriété intellectuelle
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