La publication du premier journal papier sponsorisé en Suisse traduit la place prépondérante que prennent les publicitaires dans la ligne éditoriale des entreprises de presse. Désormais, c’est l’annonceur qui a la maîtrise du contenu des articles remettant ainsi en cause l’indépendance de la presse et surtout celle des journalistes.
A l’heure où la presse écrite est en crise et où certains journaux perdent leur support papier au profit du numérique comme France-Soir, journal endetté et sous protection judiciaire, qui a supprimé plus de la moitié de son effectif, la Suisse, elle, voit apparaître le premier journal papier sponsorisé. L’idée est simple. Les annonceurs financent les articles qui les intéressent et déterminent ainsi la ligne éditoriale du journal, en l’espèce Reportagen. Le principe n’est pas nouveau. AOL s’est en effet servi d’un système similaire en incitant les journalistes à traiter en priorité les sujets les plus rémunérateurs pour les annonceurs déterminés par le nombre de clic des internautes.
Aujourd’hui, la plupart des journaux papiers ne peuvent exister sans publicité sauf rares exceptions (Le Canard Enchaîné, Charlie Hebdo). Or, l’influence des annonceurs sur la rédaction a toujours suscité d’importantes questions. En l’espèce l’annonceur qui se cache derrière le sponsor suisse est la société Freitag. Cette société écologique fabrique des sacs et des accessoires à partir de déchets recyclés. Même si elle affirme vouloir promouvoir « un journalisme de qualité » il n’empêche qu’elle est susceptible d’avoir un regard critique particulièrement sévère sur les pollueurs. Que se passera-il si un journaliste devait écrire un article critique sur l’annonceur qui le finance ? Il se verrait tout simplement censuré. Même si en pratique il est probable que les annonceurs influencent les rédactions, ceux-ci n’ont pas encore la maîtrise pleine et entière des lignes éditoriales des journaux.
Le modèle suisse est-il transférable en France ? Un certain nombre de principes constitutionnels vise à protéger la presse vis-à-vis des tiers. Le pluralisme et l’indépendance de la presse en sont des exemples.
Ce type de journal permet-il de garantir le pluralisme des courants de pensée et d’opinion ?
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 septembre 1986, considère que le pluralisme est l’une des conditions de l’existence d’une société démocratique. Il s’agit d’une liberté du lecteur qui doit pouvoir exercer un choix libre et éclairé sans ingérence de tiers. Or, dans la presse écrite, le pluralisme est externe. Autrement dit un journal papier n’est pas tenu d’assurer une diversité des idées et des opinions. Pour protéger les entreprises de presse un dispositif anti-concentration empêche une personne physique ou morale de posséder une part importante de publications, « au delà de 30% de diffusion d’imprimé quotidien sur le territoire national ». Rien ne l’empêche d’acquérir des publications sans dépasser les quotas imposés par la loi qui favorisent les grands groupes et d’en déterminer la ligne éditoriale. Le pluralisme et le dispositif anti-concentration connaissent des limites puisqu’ils ne s’appliquent pas aux magazines, qui représentent la majorité des publications en France, et ne valent que pour les publications d’information politique et générale. Pour informer le lecteur, la loi pose une obligation de transparence. En effet elle impose la présence d’un ours de publication qui doit notamment indiquer le nom des principaux actionnaires ou propriétaires du journal et le nom du chef de la rédaction. S’il s’agit de l’annonceur le lecteur sera informé de sa position vis-à-vis de l’entreprise de presse. De plus toute modification du capital social d’une entreprise de presse doit être indiquée au lecteur d’un titre papier. La limite se posera si l’annonceur ne rentre pas dans les catégories de mentions précitées puisqu’un sponsor apporte un soutient financier avec contrepartie commerciale à un organisme sans en être propriétaire ou actionnaire. Néanmoins la présence de la publicité est indicatrice pour le lecteur s’il y prête attention. La transparence financière du journal protège normalement le lecteur mais la loi n’impose pas de mentions spécifiques pour les sponsors.
L’indépendance de la presse est-elle remise en cause ? Qu’en est-il de l’indépendance de l’entreprise de presse ?
L’indépendance des entreprises est uniquement envisagée du point de vue des étrangers. Ils ne peuvent acquérir plus de 20% du capital social d’une entreprise de presse. Aucune disposition particulière ne protège les entreprises de presse vis-à-vis des annonceurs hormis l’émission d’action nominative.
Qu’en est-il de l’indépendance des journalistes ?
Il existe des chartes de déontologie pour les journalistes professionnels mais celles-ci n’ont pas de force contraignante. Les journalistes n’ont pas d’ordre professionnel. La déontologie dépend donc de la politique du journal. On notera à titre d’exemple que les journalistes du groupe Le Monde dispose de deux espaces différents, un pour les journalistes et l’autre pour les annonceurs qui n’ont aucun droit de relecture sur les articles. Quoi qu’il en soit la Charte d’éthique professionnelle des journalistes révisée en 2011 ne fait pas de référence directe aux annonceurs. Mais certaines dispositions peuvent s’appliquer aux journaux sponsorisés. La Charte nous indique que « la sécurité matérielle et morale est à la base de l’indépendance du journaliste ». Si un annonceur détermine la ligne éditoriale du journal cette sécurité peut être menacée dans le cas où le journaliste irait à l’encontre des intérêts de l’annonceur. De même un journaliste ne peut pas se voir imposer une opinion contraire à ses convictions. Il doit garder un esprit critique ce qui n’est pas forcément permis par la présence d’un publicitaire. La Déclaration des droits et des devoirs des journalistes de Munich de 1971 affirme quant à elle clairement que le journaliste n’est pas un publicitaire. De plus la loi précise que toute rédaction promotionnelle est interdite sauf s’il est précisé qu’il s’agit d’une publicité. Mais le risque du journal sponsorisé ce n’est pas qu’il y ait des articles en faveur de la marque du publicitaire. Le lecteur a conscience de cet état de fait. Le risque est en réalité double. D’une part les sujets choisis seront sans doute les plus rémunérateurs pour la marque et d’autre part l’annonceur pourra être à l’origine d’une rétention d’informations liées à sa société. Par exemple que se passera-t-il si une entreprise pétrolière sponsorise un journal et qu’elle empêche un journaliste de s’exprimer sur une catastrophe écologique dont elle est à l’origine ?
Sources :
Cons. Const., Décision n°86-217 DC du 18 septembre 1986, Loi relative à la liberté de communication, consulté le 22 décembre 2011, http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/1986/86-217-dc/decision-n-86-217-dc-du-18-septembre-1986.8289.html
Loi n°86-897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse, Légifrance, consulté le 22 décembre 2011, http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=0D43C359B318426496DA1323052449DF.tpdjo17v_2?cidTexte=JORFTEXT000000687451&dateTexte=
Décret n°93-989 du 6 août 1993 instituant une aide exceptionnelle aux entreprises éditrices de publications de presse nationales et locales d’information politique et générale, Légifrance, consulté le 22 décembre 2011, http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=878A68082989C86BA7E70C7E8984F814.tpdjo14v_1?cidTexte=JORFTEXT000000728683&dateTexte=20100112
Conseil économique et social, « Garantir le pluralisme et l’indépendance de la presse et l’indépendance de la presse quotidienne pour son avenir », Avis et Rapports, 2005, consulté le 22 décembre 2011, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics//054000671/0000.pdf
Syndicat national des journalistes, « Charte d’éthique professionnelle des journalistes », mis en ligne le 9 mars 2011, consulté le 22 décembre 2011, http://www.snj.fr/spip.php?rubrique58
Syndicat national des journalistes, « Déclaration des devoirs et des droits des journalistes (Munich, 1971) », consulté le 22 décembre 2011, http://www.snj.fr/spip.php?article2016
CHAMPEAU. G., « AOL érige en système le journalisme sponsorisé », Numérama, mis en ligne le 30 novembre 2009, consulté le 22 décembre 2011, http://www.numerama.com/magazine/14611-aol-erige-en-systeme-le-journalisme-sponsorise.html
Brève, « Le journal sponsorisé arrive en Suisse alémanique », Courrier International, mis en ligne le 8 décembre 2011, consulté le 22 décembre 2011, http://www.courrierinternational.com/breve/2011/12/08/le-journalisme-sponsorise-arrive-en-suisse-alemanique
Le Monde. FR avec AFP, « France-Soir, version papier, c’est terminé », Le Monde, mis en ligne le 14 décembre 2011, consulté le 22 décembre 2011, http://www.lemonde.fr/economie/article/2011/12/14/france-soir-version-papier-c-est-termine_1618609_3234.html