« Le fisc à l’assaut de Google » titre le Canard Enchaîné en date du 31 octobre 2012.
Alors que les relations entre Google et la plupart des éditeurs de presse sont actuellement tendues, le Canard Enchainé a lâché une bombe: l’administration fiscale française réclamerait à l’égard de Google environ un milliard d’euros¹(*)de redressement au titre de quatre années d’activité. L’information est arrivée au lendemain de la rencontre entre François Hollande et le dirigeant de Google France: Eric Schmidt.
On ne peut émettre que des hypothèses au sujet de cette information apportée par le Canard enchaîné. Le journal satirique avance en effet assez peu d’informations précises et Google a démenti devoir de l’argent à l’administration fiscale française. En effet, le 31 octobre 2012 au soir, un porte-parole de Google France a indiqué que « Google n’a pas reçu de notification de redressement fiscal de la part de l’administration fiscale française.» Effectivement, au lendemain de l’information du Canard Enchaîné, Google maintenait sa version. De source proche du dossier, on indique que l’entreprise est « toujours en discussions et dans l’échange d’éléments avec l’administration fiscale ».
Le Canard Enchaîné explique que « l’enquête a porté sur les prix de transfert entre Google France et son holding irlandais ».
Un prix de transfert, définition
Selon la définition de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE), les prix de transfert sont « les prix auxquels une entreprise transfère des biens corporels, des actifs incorporels, ou rend des services à des entreprises associées ».
Ils se définissent plus simplement comme étant les prix des transactions entre sociétés d’un même groupe et résidentes d’États différents : ils supposent des transactions intragroupe et le passage d’une frontière. Il s’agit finalement d’une opération d’import-export au sein d’un même groupe, ce qui exclut toute transaction à l’international avec des sociétés indépendantes ainsi que toute transaction intragroupe sans passage de frontière.
Les entreprises sont concernées non seulement pour les ventes de biens et de marchandises, mais également pour toutes les prestations de services intragroupes : partage de certains frais communs entre plusieurs entreprises du groupe (frais d’administration générale ou de siège), mise à disposition de personnes ou de biens, redevances de concession de brevets ou de marques, relations financières, services rendus par une entreprise du groupe aux autres entreprises…
Les prix de transfert peuvent être, selon les hypothèses, majorés ou minorés, l’objectif étant de payer le moins d’impôt possible. Les avocats fiscalistes parleront « d’optimisation fiscale ».
Prenons un exemple donné par Eric Vernier, chercheur associé à l’IRIS²(*) et spécialiste du blanchiment de capitaux : « la maison-mère, basée dans un paradis fiscal, va vendre à une de ses filiales, située dans un pays où l’imposition est forte, un produit ou un service, qui lui a coûté 100 euros, 200 euros.» La filiale va revendre ce produit 210 euros aux consommateurs. « Résultat : c’est la maison-mère qui fait le plus gros bénéfice alors que la filiale n’engendre pratiquement rien. C’est complètement légal.»
Il existe plusieurs méthodes pour déterminer ce prix. L’OCDE considère que c’est un « prix de pleine concurrence », c’est-à-dire qu’on trouve des équivalences sur le marché, avec des prestataires ou fournisseurs qui font à peu près la même chose, et on s’aligne dessus ou sur des moyennes.
Les entreprises peuvent aussi déterminer elles-mêmes le prix de transfert de leurs biens, notamment celles qui estiment que leur activité est tellement spécifique qu’elles n’ont pas de point de comparaison. Il n’y a qu’un seul impératif : pouvoir justifier ce prix. L’administration fiscale va contrôler ce prix en demandant une documentation financière, juridique, comptable et technique. Celle-ci décide ensuite si elle accepte le prix proposé par l’entreprise, ou si elle lui en soumet un autre. Pour éviter ces inconvénients, une autre technique existe : la conclusion d’accords préalables au prix de transfert entre les administrations fiscales nationales et le contribuable.
En l’espèce, ce serait l’administration fiscale française et irlandaise avec le contribuable: Google. Ils vont alors discuter et fixer le prix. Une fois que celui-ci est fixé on n’y touche plus. C’est donc une sécurité juridique à la fois pour les directions des finances publiques et pour les entreprises. Cette méthode est systématiquement adoptée par les grandes entreprises, qui se prémunissent ainsi de toute mauvaise surprise. C’est la raison pour laquelle un redressement fiscal lié aux prix de transfert de Google France est assez étonnant. Il semble en effet très peu probable que la firme n’ait pas conclu d’accord préalable avec l’administration fiscale française. Compte tenu des garanties qui entourent cette procédure et de l’intérêt qu’ont les contribuables à la respecter. On peut éventuellement émettre l’hypothèse d’un non-respect de l’accord sur le prix de transfert de la part de Google France. Mais dès qu’un accord n’est pas respecté, il devient caduque et l’administration s’en donne alors à cœur joie : elle vérifie tout, impose ses vues et ses méthodes, et finit par déterminer un nouveau prix. Pour une entreprise aussi importante que Google, cela paraît peu probable.
En revanche, que Google ait réalisé une activité en France, qu’à ce titre il ait été imposé, et qu’il subisse ensuite un redressement fiscal pour n’avoir pas déclaré l’ensemble de ses revenus, paraît être une hypothèse à ne pas négliger. Car si l’administration démontre qu’un cycle complet d’activité est accompli en France l’entreprise devient redevable notamment de l’IS et de la TVA.³(*) Cela expliquerait les redressements d’impôts sur les sociétés et de TVA à l’encontre de Google France avancés par certains médias. Mais j’imagine que si Le Canard enchaîné évoque un problème de prix de transfert, c’est que ses journalistes disposent de documents pour appuyer cette allégation…
L’aspect très politique de l’affaire
Un bras de fer se joue actuellement entre Google et des éditeurs de presse français. Cela ne doit pas être négligé. Il n’est peut-être pas tout à fait innocent que l’information fuite ainsi dans la presse, deux jours après la rencontre entre le président de Google France Eric Schmidt et François Hollande.
Au-delà de cette affaire, s’ouvre en France une réflexion relative à la fiscalité du numérique. C’est un enjeu important pour Google, Apple et les autres, mais aussi pour les finances publiques des Etats. Car ces groupes ne paient qu’un faible pourcentage d’impôts en France. En effet, par le biais de pratiques⁴(*) totalement légales ou de la délocalisation fiscale, la plupart des grandes entreprises du numérique économisent des milliards d’euros d’impôt chaque année.
Grâce à ces pratiques, l’an passé Google n’aurait reversé à l’Etat Français qu’un peu plus de 5 millions d’euros au titre de l’IS sur un chiffre d’affaire compris entre 1,25 et 1,4 milliard d’euros.
Outre le montage financier de Google, « c’est l’ambiguïté d’un modèle économique qui est questionné », analyse Michel Taly, avocat fiscaliste, interrogé par le Nouvel Observateur. « Car Google vend un service dématérialisé où le principal bénéficiaire, le consommateur, ne paye rien. » Tout se passe entre l’annonceur et Google. « Sauf que l’on ne sait plus qui achète quoi, où et pour combien. Il n’y a plus de frontière.» Et sans frontière, la fiscalité perd en force de frappe.
« En ce monde rien n’est certain, à part la mort et les impôts » affirmait Benjamin Franklin, rédacteur de la Constitution des Etats-Unis. L’époque donnera tort au philosophe américain. Plus rien n’est certain.
*¹ Selon Le Canard Enchaîné en date du 7 novembre 2012, l’administration fiscale s’apprêterait à demander plus de 1,7 milliard d’euros à Google, en effet le chiffre avancé le 31 octobre 2012 « ne prenait pas en compte les pénalités de retard et les amendes que la direction générale des impôts veut infliger à Google.»
*² L’IRIS: Institut de Relations Internationales et Stratégiques.
*³ Selon l’article 209-1 du Code Général des Impôts, pour que les bénéfices réalisés par une entreprise soient passibles passibles de l’impôt sur les sociétés, il faut que cette entreprise soit exploitée en France ou que l’imposition soit attribuée à la France par une convention internationale relative à la double imposition. Cette notion « d’entreprise exploitée en France » n’est pas définie par la loi, en l’absence de convention il faut se référer à la jurisprudence. Le lieu d’exploitation s’entend de l’exercice habituel d’une activité par l’existence d’un établissement stable; par l’intermédiaire de représentant sans personnalité professionnelle indépendante; par la réalisation d’opérations formant un cycle commercial complet. Conformément à l’article 259 du Code Général des Impôts, le prestataire ou le preneur de services est considéré comme établi en France lorsqu’il a en france le siège de son activité ou un établissement stable ou à défaut, son domicile ou sa résidence habituelle.
*⁴ Dans ces pratiques il y’a notamment le choix de l’Irlande comme siège européen ainsi que le « double irlandais » et le « sandwich néerlandais »:
– La quasi-totalité des entreprises du secteur ont choisi l’Irlande pour leur siège européen. Population anglophone, présence de l’euro et surtout fiscalité clémente ont attiré Google ou Facebook, avec un impôt sur les sociétés fixé à 12,5 % (contre 33,3 % en France).
– Le « double irlandais » et le « sandwich néerlandais » sont deux techniques de transfert de chiffre d’affaires. Le principe consiste à utiliser deux sociétés irlandaises, l’une établie dans le pays et l’autre établie dans un paradis fiscal, et à profiter de l’absence de taxes sur certains transferts – notamment par le biais d’une troisième filiale, néerlandaise ou luxembourgeoise – pour échapper en grande partie à l’impôt. C’est la technique utilisée par Google. En effet Google a son siège social européen en Ireland, une société intermédiaire située aux Pays-Bas (où le taux d’imposition est à 5%) et la filiale Google Ireland Holdings située dans le paradis fiscal des Bermudes.
Sources:
ANONYME, « Le fisc français réclamerait 1 milliard d’euros à Google », Le Point mis en ligne le 31 octobre 2012, consulté le 1er novembre 2012, www.lepoint.fr/economie/le-fisc-francais-reclamerait-1-milliard-d-euros-a-google-31-10-2012-1523235_28.php
ANONYME, « L’optimisation fiscale, pratique courante des géants du numérique », Le Monde, mis en ligne le 1er mai 2012, consulté le 1er novembre 2012, www.lemonde.fr/technologies/article/2012/05/01/l-optimisation-fiscale-pratique-courante-des-geants-du-numerique_1693534_651865.html
DRUCKER (J.) « Dutch Sandwich saves Google billions in taxes», mis en ligne le 22 octobre 2010, consulté le 1er novembre 2012, www.msnbc.msn.com/id/39784907/ns/business-us_business/t/dutch-sandwich-saves-google-billions-taxes/#.UKD4aoXA6NU
LAUBACHER (P.) « Comment Google et Apple narguent les inspecteurs des impôts », Le Nouvel Observateur, mis en ligne le 6 novembre 2012, consulté le 6 novembre 2012, http://obsession.nouvelobs.com/high-tech/20121105.OBS8114/comment-google-et-apple-narguent-les-inspecteurs-des-impots.html
MANENTI (B.), « Les enjeux du bras de fer entre Google et la presse», Le Nouvel Observateur mis en ligne le 19 octobre 2012, consulté le 1er novembre 2012, tempsreel.nouvelobs.com/medias/20121019.OBS6377/les-enjeux-du-bras-de-fer-entre-google-et-la-presse.html
Maitre PINARD-FABRO (M-H.), « Etablissement stable: un regard d’actualité », BF de Juin 2010, consulté le 6 novembre 2012, disponible dans l’Espace abonné des Editions Francis Lefebvre