Une semaine après la diffusion du reportage Zone Interdite sur M6 le 24 novembre 2013 « Clandestins : ils traversent l’enfer pour venir vivre en France » retraçant l’odyssée d’une part, d’un groupe d’afghans qui ont quitté Kaboul pour accomplir un voyage avoisinant les 7000 km et d’autre part, un trio de camerounais au départ de la Libye et à destination de la capitale française ; l’idée d’entrer en contact avec un des trois acteurs de ce film apparaît dès lors comme une évidence. Depuis l’appartement d’un ami, un des trois compagnons d’infortune accepte de répondre à un entretien téléphonique. Elie témoigne alors de ce parcours inhumain qui a marqué à jamais sa vie et celle de ses deux amis. Un reportage qui au delà de la recherche de sensationnel par le périple qui y est relaté et les images diffusées a en outre violé de nombreuses règles déontologiques du journalisme.
Rester en Libye ou la promesse d’une vie meilleure : en route pour « l’Eldorado »
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il est nécessaire de mettre en lumière les conditions dans lesquelles le trio d’amis a été choisi par la production dirigée par le patron de l’une des plus réputées sociétés de production française en la personne de Tony Comiti et les journalistes présents sur place à l’image d’Olivier Azpitarte. Ces deux acteurs majeurs de la chaine M6 se trouvent alors à Mourzouk dans le sud ouest de la Libye aidés de contacts locaux pour chercher des candidats à l’immigration et notamment francophones. Les journalistes se tournent alors vers trois camerounais qui parlent aisément le français et semblent être conscients des réalités qui les entourent. D’autre part, l’équipe de tournage est particulièrement pressée car leur travail entamé en amont au Niger n’a pas abouti. Du fait de l’urgence de la situation, la production se replie alors dans la région du Fezzan en Libye. C’est ainsi que se noue le contact avec les prétendants idéals au reportage. Elie explique alors qu’au moment où les journalistes sont venus les rencontrer par l’intermédiaire d’un de leurs amis aucun d’entre eux n’avait envisagé l’idée d’un départ à destination de la France. De plus, le trio d’amis vit convenablement dans cette ville accueillant un grand nombre de migrants venus d’Afrique de l’Ouest puisque Elie a ouvert un salon de coiffure tandis qu’un de ses amis œuvre sur un grand nombre de chantiers et fait partie de l’équipe de foot locale. A en consulter leurs comptes Facebook, les trois compagnons ne vivent pas dans la misère, possèdent du matériel high-tech et se fixent comme objectif de rentrer au Cameroun au sein de leurs familles respectives avec toutes leurs économies. Cependant, les journalistes ont su les convaincre rapidement d’abandonner leurs quotidiens en Libye et d’être les acteurs majeurs de leur film. Les camerounais leur font alors confiance et les reporters promettent qu’une fois en France, la production ferait jouer ses contacts et qu’ainsi sans aucune difficulté ils obtiendraient des papiers, du travail et un logement en France. De plus, Elie affirme que le producteur avait émis la possibilité de les faire entrer dans la Légion, ce que les conversations Facebook entre lui et Olivier Azpitarte attestent. Du coté de la chaine, le discours est tout autre et les protagonistes prétendent ne leur avoir jamais promis l’Eldorado mais de leur apporter « un gage de sécurité » dans l’accomplissement de leur voyage. A l’appui de ces propos, Tony Comiti dévoile des images montrant des conditions de vie pénibles des trois amis vivant ainsi entassés dans des habitations insalubres, faisant face à la menace du racket et les peurs de la guerre aux portes de la ville et évoquer la France comme « un rêve d’enfant ».
De la Libye en Italie : un reportage aux airs de télé réalité
Dès le début de ce long périple des zones d’ombre apparaissent. En effet, afin de quitter le sud Libyen et rallier Zouara, la ville d’où partent les embarcations pour Lampedusa, il faut de l’argent. Du côté de la production, on martèle que le trio de camerounais a financé le voyage grâce à la vente de matériel informatique mais Elie affirme que quand bien même ils ont essayé d’obtenir des revenus de leurs biens, l’entremetteur les a confisqués considérant qu’il s’agissait de sa commission pour les avoir mis en relation avec les journalistes. Ainsi, les africains n’auraient alors versé aucun dinar pour effectuer cette première étape. Munis de caméras cachées, la présence des journalistes n’étant pas tolérée, Elie et ses camarades vont sillonner la Lybie du Sud au Nord en pleine hiver, entassés dans des pick-up et seront récupérés par les reporters 7 jours plus tard très affaiblis du fait de conditions de voyages dantesques. Pour Benoit Hazard, anthropologue et spécialiste des migrations africaines en Europe, l’expédition accomplie par les camerounais n’est pas logique car sont privilégiés « des filières moins dangereuses ». C’est pourquoi il convient de se demander si les journalistes n’ont pas défini le parcours et auraient donc faussé toute réalité d’un tel voyage. Une explication peut être avancée assez facilement : les coûts très élevés que demande un tel reportage et le témoignage d’une aventure humaine aussi extraordinaire qu’elle est suivrait un scénario bien rôdé et maitrisé par la production. Mais les journalistes commettent une grave erreur de timing dans ce reportage choc. En effet, prendre la Méditerranée en plein mois de janvier est impossible compte tenu des conditions de navigation périlleuses. Elie fait alors part de plusieurs tentatives des journalistes auprès des passeurs afin d’obtenir une traversée mais celle si se révèle infaisable. Un accord est alors passé entre l’équipe de production et le trio d’amis. Ces derniers pendant l’absence des reporters travailleront sur les chantiers ce qui leur permettra de régler leurs passages pour l’Europe. Ainsi, durant plusieurs mois, ils réaliseront des travaux sur une maison appartenant à un fixeur de la chaine. Elie n’hésitera pas à se remémorer cette longue période où le moral des trois camerounais est mis à mal. Il exprime alors la peur du racisme, des vols et affirme se plaindre avec ses amis à la production des agissements du contact (mauvais traitements, salaires non perçus). Après un incendie, le fixeur demande des comptes et les relations s’enveniment à un tel point que les journalistes adoptent un ton de plus en plus familier à l’encontre d’Elie, Joseph et Emile et leur affirment que ce long périple trouverait une fin heureuse. Ainsi, dans une conversation Facebook, le reporter Olivier Azpitarte leur écrira « qu’en France les Camerounais sont bien logés ». Les journalistes ayant beaucoup investi dans ce reportage tentent alors de maintenir les Camerounais à flots pour que ces derniers ne renoncent pas à la finalité de ce voyage. L’équipe de production n’hésite pas alors à entretenir le rêve de l’Eldorado : Elie assurera avoir reçu des photos de Lampedusa avec des paysages idylliques où se mêlent plages de sable blanc et habitations rêvées. Pourtant, la production a pleinement conscience que ces lieux ne seront jamais foulés par les trois immigrés. Les reporters reviennent finalement près de 6 mois après avoir quitté Elie et ses deux amis à Zouara. Franchir la Méditerranée est désormais envisageable et il ne faudra qu’une quinzaine de jour déclare Elie pour trouver une embarcation acceptant à son bord des journalistes. Ces derniers, une nouvelle fois vont contourner les règles déontologiques prévues par leurs professions et vont s’acquitter de la majeure partie de la somme permettant la traversée. Elie garantit que lui et ses amis ont payé seulement la traversée d’une personne et que les reporters ont complété la somme nécessaire. Une version contestée par Olivier Azpitarte affirmant que le passeur leur a fait un prix ce qui apparaît alors grotesque dans ce milieu où des actes de charité demeurent invraisemblables. Ce n’est donc plus du reportage mais de la télé-réalité : en dépit de l’éthique journalistique mais face aux coûts, aux exigences sans cesse plus importantes sur les producteurs dans un milieu où la concurrence est rude, il n’est pas rare de rencontrer de tels abus. Surtout que l’équipe de production est en passe de réaliser un grand coup : jamais une caméra n’a filmé les conditions d’une telle traversée. Les journalistes vont intensifier dès lors cette grande première par une mise en scène mêlant images, sons et expressions digne de films à suspense (passage où le moteur du bateau s’arrête en pleine mer et une femme enceinte annonce que les 220 passagers vont alors trouver la mort). Aidés de la marine italienne, le trio camerounais et les journalistes atteignent finalement Lampedusa mais le périple est loin d’être à son terme.
De Lampedusa à Catane : des journalistes peu scrupuleux quant à la sécurité de leurs « protégés »
Arrivé à Lampedusa, l’île réputée pour être un passage obligé pour des milliers d’immigrés irréguliers chaque année, le trio de camerounais est contraint de quitter les lieux du fait de la visite du pape attendue le 8 juillet 2013. C’est en avion que le groupe va rallier un centre d’accueil près de Catane. Prévu initialement pour accueillir 1500 personnes, cet ancien logement pour militaire au moment où les camerounais s’y installent ne compte pas moins de 5000 réfugiés. Elie accepte d’exposer les conditions de vie au sein de ce camp. S’il reconnaît qu’il est rendu possible de sortir du camp deux jours et demi par semaine, il témoigne de l’insécurité qui y règne du fait de la présence de bars clandestins, de trafics et révoltes qui sont monnaie courante dans le camp. Afin de renforcer la recherche de sensationnel au sein de ce reportage, l’équipe de production n’hésitera pas à mettre en danger le trio. En effet, aucune équipe de tournage n’a jamais réussi à pénétrer de tels lieux et ces images une fois de plus seront une grande première quand elles seront diffusées aux yeux du grand public. Elie explique alors comment ils parviennent à faire passer une caméra cachée au sein du camp et les risques pris par le trio d’amis se verront croitre quand une jeune journaliste de la chaine s’introduit elle aussi dans le camp. Camille Courcy pourtant aguerrie dans le monde du grand reporter se fera repérer ainsi facilement par les policiers et parviendra à s’enfuir grâce au secours d’Émile. Les chances de voir leurs demandes d’asile en Italie obtenir une réponse favorable semblent alors dérisoires. Elie expose dès lors la situation dramatique dans laquelle il se trouve, de surcroit sans argent en poche. C’est ainsi que les journalistes vont venir en aide aux camerounais après leur avoir permis de rejoindre la ville de Catane en voiture.
De l’aveu des tickets de train achetés à l’abandon une fois arrivé à Paris
Cette scène arrive sur la fin du reportage. On y voit les trois camerounais démunis dans le hall d’une gare de la capitale italienne. Les journalistes avouent alors leurs compassions pour le trio après des mois de tournage et annoncent qu’ils ont financé par leurs propres moyens le trajet pour rejoindre Nice puis Paris en train. Longtemps la production a nié ce passage mais des relevés bancaires attestent ces faits et il était impossible dès lors pour elle de faire machine arrière. Les journalistes ont donc consenti avoir contribuer à l’entrée d’immigrés sur le sol français ce qui est opposé aux règles déontologiques. Après les avoir soumis à des conditions de travail et d’hébergement contraire à la dignité humaine, leur avoir promis monts et merveilles, leur avoir fait courir de grands dangers dans le camp de détention en Italie, la production va même aller jusqu’à abandonner le trio de camerounais avec qui elle témoignait de liens forts jusqu’alors. L’Eldorado promis se transforme en véritable cauchemar. Elie exprime alors le grand vide auquel le trio a dû se confronter : la production ne répondant plus et la jeune reporter cessant assez vite son aide. Seules des connaissances acceptent de les secourir dans cette détresse. Il est alors impossible pour eux de revenir dans leurs pays sans les fonds nécessaires et on leur conseille d’intenter une action en justice. Ils se retournent naturellement contre leurs « bienfaiteurs » et sont rapidement dirigés vers Maitre Assous vu comme un véritable défendeur des droits dans le paysage audiovisuel français (obtention de la qualification de contrat de travail pour les participants d’émission de télé réalité). Tony Comiti est mis à mal dans ce litige car il attaque pour diffamation le fait d’affirmer qu’il ait proposé aux clandestins à chacun d’entre eux une somme comprise entre 5000 et 7000 euros alors que des enregistrements ont été obtenus par Télérama. D’autre part, Tony Comiti défend l’idée selon laquelle les trois amis camerounais ont déposé plainte pour ainsi rester en France, ce que leur avocat dément en soulignant « que cette plainte ne leur confère aucun droit à rester sur le territoire français ». Elie fait part aussi de son inquiétude du fait de son visage désormais identifiable depuis la diffusion de ce reportage et invoque bien naturellement son droit à l’image en assurant n’avoir jamais signé d’autorisation quant à l’utilisation de celle-ci.
Dans cette affaire, la chaine par le biais de l’équipe de production s’est donc rendue coupable de nombreuses infractions aux règles déontologiques en finançant la majeure partie de ce voyage éprouvant, en soumettant les individus à des conditions d’hébergement inacceptables, en leur faisant courir maintes fois de grands dangers, en promettant des choses impossibles au trio d’amis pour finalement les abandonner dans un pays où le mode de vie leur était inconnu. Dans cette recherche de sensationnel, du reportage sans cesse plus saisissant, les journalistes ont omis totalement le côté humain. Elie contacté depuis plusieurs fois par Facebook témoigne d’une force incroyable pour mener sa nouvelle vie et se faire une place au sein de la société même si son avenir paraît toujours aussi incertain.
A qui faut-il en vouloir alors ? Aux chaines qui enfreignent les règles pour diffuser leurs productions ou au public qui avide de scoops et d’images inédites pousse les acteurs à commettre de graves erreurs professionnelles pour satisfaire l’audimat et rentabiliser ainsi leurs investissements ? Une responsabilisation est donc souhaitable de la part des émetteurs et des récepteurs de programmes audiovisuels pour ne pas tolérer que de tels scandales puissent de nouveau éclater sur nos écrans car derrière ces reportages il y’a des vies humaines en jeu, des trajectoires de vie qui peuvent basculer.
Sources :
Entretien téléphonique avec Elie réalisé le 01 décembre 2013.
Médias, le magazine, émission du 01 décembre 2013, débat : M6, enquête sur un voyage « organisé » ! Disponible sur <http://www.france5.fr/emissions/medias-le-magazine/diffusions/01-12-2013_155234>.
Immigration clandestine : les journalistes de “Zone interdite” sont-ils allés trop loin ? », telerama.fr, mis en ligne le 23 novembre 2013, consulté le 01 décembre 2013. <http://television.telerama.fr/television/immigration-clandestine-les-journalistes-de-zone-interdite-sont-ils-alles-trop-loin,105231.php>.
MONNIER (V.), « Pataquès autour d’un reportage télé sur l’immigration », nouvelobs.com, mis en ligne le 06 décembre 2013, consulté le 07 décembre 2013. <http://teleobs.nouvelobs.com/actualites/20131002.OBS9343/des-immigres-camerounais-gruges-par-des-journalistes-tele-francais.html>.