“L’Internet est sans doute le réseau le plus ouvert de l’Histoire, et nous devons le conserver ainsi”.
Lors des campagnes présidentielles américaines pour 2008, le Sénateur Barack Obama exprimait, par cette déclaration, son attachement à sauvegarder l’un des principes fondateurs du réseau Internet : sa neutralité.
Le fait qu’un candidat au siège de Président s’empare de ce principe pour en faire l’un des engagements fort de sa campagne témoigne de l’absence de consensus sur le sujet.
En effet, la question de la neutralité du Net provoque de nombreux débats aux États-Unis, opposant généralement les fournisseurs d’accès à l’Internet et le gendarme américain des télécommunications, la Federal Communication Commission (FCC).
L’Internet est un protocole de communication neutre sur lequel circulent l’ensemble des services mis à la disposition des utilisateurs par les opérateurs de télécommunication. La neutralité implique pour ces derniers de traiter de manière équitable tous les flux de données qui circulent sur leur réseau. En d’autres termes, aucun blocage ou discrimination ne doit être opéré en fonction de la source, de la destination ou du contenus des données transmises.
Fervent défenseur d’un accès totalement libre et ouvert aux services de communication électronique, la FCC a adopté, le 21 décembre 2010, le Open Internet Order qui consacre trois grandes règles relatives à la neutralité des réseaux.
Ainsi, les fournisseurs d’accès à l’Internet fixes et mobiles doivent offrir aux utilisateurs une certaine transparence sur leurs pratiques de management du réseau. Également, il leur est interdit de bloquer l’accès à des sites web, applications, services ou terminaux qui sont légaux et ne présentent aucun risque pour le réseau. Enfin, les fournisseurs d’accès fixes, seulement, ne doivent pratiquer aucune discrimination déraisonnable à l’encontre des flux de données qu’ils acheminent sur leur réseau. La conséquence serait, par exemple, une dégradation de la qualité de certains sites web.
Insatisfaits par ces obligations d’anti-blocage et d’anti-discrimination, la riposte des fournisseurs d’accès à l’Internet ne s’est pas faite attendre. Considérant que la FCC n’a pas autorité pour leur imposer de telles règles, le géant des télécommunications, Verizon, a porté l’affaire en justice.
C’est par une décision du 14 janvier 2014, que la Cour d’appel du District de Columbia (Washington DC) a donné raison à l’opérateur, suscitant depuis l’inquiétude concernant l’avenir du “réseau des réseaux”.
Une décision de la Cour d’appel fédérale prévisible
Au regard des lois américaines et de la jurisprudence antérieure, il est possible de croire que la remise en cause du principe de neutralité du Net flottait au dessus des États-Unis comme une épée de Damoclès.
En premier lieu, bien qu’elle soit problématique pour les partisans de la liberté, la décision du 14 janvier 2014 n’en est pas moins légalement justifiée.
Dès sa création par le Communications Act de 1934, la FCC s’est interrogée sur la mise en place d’une régulation à l’encontre des services de télécommunication.
Dans les années 80, une classification a été proposée par le régime du Computer II. Elle distingue d’un côté les “services de télécommunication de base”, (“basic services”), qui permettent la transmission de bout en bout des informations fournies par le client. Et de l’autre les “services de télécommunication à valeur ajoutée”, (“enhance services”), qui interviennent dans le traitement de l’information. Ils apportent en quelque sorte une “valeur ajoutée” en améliorant par exemple leur forme ou leur contenu.
Cette distinction a été conservée par le Telecommunications Act de 1996, venu modifier certaines sections du Communications Act.
De nouvelles appellations sont formulées : les “services de communication”, (“telecommunication carriers” ou “common carriers”), pour la première catégorie, et les “services d’information”, (“information-services”), pour la seconde.
A l’époque, afin d’ouvrir divers segments du secteur des télécommunications à la concurrence et promouvoir l’innovation, il était nécessaire de réduire le contrôle réglementaire de la FCC.
Dès lors, tandis que les “services de communication” sont assujettis à une régulation stricte, pouvoir que la Commission tire du Communications Act, les “services d’information” sont soumis à un régime moins contraignant grâce auquel ils ne peuvent se voir imposer d’obligations à respecter.
C’est donc la Loi de 1996 qui va servir de fondement à l’action de Verizon contre la FCC.
L’argument soulevé par l’opérateur est que la FCC a, elle-même, classé les fournisseurs d’accès à l’Internet dans la catégorie des “services d’information”, de sorte qu’elle n’a pas autorité pour leur imposer les règles anti-discrimination et anti-blocage contenues dans le Open Internet Order. La Commission a donc, en l’espèce, outrepassé sa compétence en adoptant ce règlement.
Mais pour sa défense, cette dernière rappelle qu’elle tire du Telecommunications Act le droit d’édicter des recommandations à l’encontre des fournisseurs d’accès concernant la gestion de leur réseaux.
Dans ce contentieux, la Cour d’appel fédérale fait droit à l’action de Verizon, en concluant qu’ “étant donné que la Commission a choisi de classer les fournisseurs d’accès de telle manière qu’ils sont exempts de tout traitement équivalent aux “services de communication”, le Communications Act interdit expressément la Commission de réguler lesdits fournisseurs en tant que tels”.
Par ce considérant, elle rejette l’argument de la FCC. Bien que son rôle de gestionnaire d’Internet soit admis, la Cour considère que le Open Internet Order n’entre pas dans l’accomplissement de cette mission.
Ce n’est pas la première fois que la FCC traite les “services d’information” comme des “services de communication”.
En 2005 déjà, les Commissaires ont tenté de réguler les fournisseurs d’accès à l’Internet par l’adoption de règles ayant pour objectif d’assurer aux utilisateurs un accès totalement libre aux contenus, applications, services de leur choix. C’est dans ce contexte qu’en 2007, la FCC a ordonné au câblo-opérateur Comcast d’arrêter la réduction excessive du flux de BitTorrent, ainsi que de dévoiler la gestion de son réseau aux utilisateurs.
Malgré l’accord de Comcast de mettre un terme à ce traitement discriminatoire, il a tout de même porté l’affaire devant les tribunaux. En l’espèce, la Cour d’appel fédérale adopte le même raisonnement que celui développé le 14 janvier dernier. Elle considère que le régulateur national n’a pas autorité pour imposer de telles règles au motif que Comcast appartient à la catégorie des “services d’information”.
Dans un futur proche, de nouvelles règles du jeu vont être instaurées…
Une remise en cause de la neutralité du Net lourde de conséquences
Dans le scénario post-remise en cause de la neutralité du net, les fournisseurs d’accès vont jouer un rôle central. En effet, ils disposeront d’un pouvoir considérable : celui de décider arbitrairement quel contenu peut être diffusé sur leur réseau. En conséquence, un traitement préférentiel est naturellement attendu vis-à-vis de leurs propres services. Par exemple, Verizon pourra favoriser l’accès à sa plateforme de streaming, Redbox Instant, en ralentissant le débit d’accès aux contenus de ses concurrents.
Mais également, leurs partenaires seront favorisés, c’est-à-dire ceux qui auront déboursés de fortes sommes d’argents pour que leurs contenus soient diffusés exclusivement, en priorité ou avec une meilleure qualité.
Dans ce paysage, seuls les gros acteurs du net pourront financièrement se permettre d’acheter ce passe-droit. A l’inverse, les petites entreprises se trouveront tributaires du choix des fournisseurs d’accès.
A ce stade, l’enjeu est particulièrement important pour les grands fournisseurs de contenus tels que Google avec Youtube, ou bien Netflix. Aux heures de pointes, ces derniers représentent réciproquement 19% et 32% du traffic. Tôt ou tard, ils seront nécessairement contraints de payer les fournisseurs d’accès afin que soient garantis une vitesse de connexion optimale à leurs services, et, sur le long terme, le maintien de leur poids sur le marché.
Netflix devra d’autant plus se soumettre à ces exigences qu’il conditionne l’accès à ses services au paiement d’un forfait. Quel serait l’intérêt pour les abonnés de s’acquitter dudit forfait pour, au final, ne pas avoir accès au site de streaming, ou avec une qualité moindre ? Dès lors, il existe des risques de pertes financières considérables.
Dans cet environnement, l’on constate que les utilisateurs sont également des victimes collatérales. Sans des règles anti-discriminations et anti-blocages, ils se trouveront démunis, à la merci de l’attitude des fournisseurs d’accès et des opérateurs de télécommunication.
Même si Verizon a déclaré que “cela ne changerait pas la possibilité de ses clients d’accéder à Internet comme ils le font aujourd’hui”, ces derniers ne pourront plus véritablement accéder aux contenus de leur choix.
L’attitude des fournisseurs d’accès à l’Internet aura donc des répercussions significatives sur l’ensemble des acteurs du marché. Afin d’enrayer un scénario catastrophe, peu de solutions s’offrent à la FCC.
“Y’a-t-il un flic pour sauver l’Internet ?”
Le gendarme des télécommunications souhaite garantir à chaque citoyen américain la possibilité d’accéder, de manière totalement libre, à n’importe quels contenus ou services de leur choix, sans qu’il soit confronté à une quelconque restriction ou limitation par les fournisseurs d’accès à l’Internet.
Par conséquent, les partisans de la neutralité du net préconise de classer ces derniers une bonne fois pour toute dans la catégorie des “services de communication”.
Ce n’est pas la première fois qu’une telle proposition est faite. Au début des années 2000, l’idée avait été évoquée mais rapidement avortée face à l’opposition des Commissaires républicains au sein de la FCC et la pression des géants des télécommunications.
Pourtant cette solution aurait l’avantage de clarifier la situation ainsi que d’éviter de nouveaux contentieux avec l’issue que l’on connaît.
Mais que les opérateurs se rassurent, l’actuel président de la FCC, Tom Wheller, est formellement opposé à cette re-classification. Selon lui, une telle décision reviendrait à exposer les fournisseurs d’accès à une multitudes de règles strictes ayant pour conséquence de développer un contrôle excessif à leur encontre. Enrayant, in fine, le cercle vertueux de l’innovation si cher au régulateur national.
A l’heure actuelle, sa volonté première est de “s’assurer que les réseaux sur lesquels dépend Internet continuent de fournir une plateforme libre et ouverte à l’innovation et à l’expression, et fonctionne dans l’intérêt de tous les Américains”. Dès lors, il a confié qu’il “allait étudier toutes les options possibles, y compris celles de l’appel”.
L’Internet est-il vraiment en train d’écrire, aujourd’hui, un nouveau chapitre de son Histoire, laissant derrière lui la liberté et l’ouverture qui le caractérisaient ?
Le président de la FCC souhaite préserver l’innovation dans le secteur des communications électroniques, mais jusqu’à aujourd’hui, cette dynamique était permise grâce à la neutralité du réseau. Alors, il faut bien se demander quelle sera l’attitude de la FCC si les recours n’aboutissent pas.
A ce jour, beaucoup de questions restent encore en suspens, seul l’avenir nous permettra d’y apporter des réponses, positives ou négatives.
Sources:
FRADIN (A.), “La fin d’un Internet libre et ouvert aux États-Unis?”, slate.fr, mis en ligne le 14 janvier 2014, consulté le 20 janvier 2014, http://www.slate.fr/economie/82271/net-neutralite-internet-usa-libre-verizon-fcc
MILLOCHAU (G.), “La neutralité d’Internet remise en cause aux États-Unis”, lefigaro.fr, mis en ligne le 15 janvier 2014, consulté le 20 janvier 2014, http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2014/01/15/01007-20140115ARTFIG00480-la-neutralite-d-internet-remise-en-cause-aux-etats-unis.php
NAGESH (G.) et SHARMA (A.), “Court tosses rules of road for Internet – Federal regulations on “Net neutrality” are voided, clearing way for new fees”, online.wsj.com, mis en ligne le 14 janvier 2014, consulté le 20 janvier 2014, http://online.wsj.com/news/articles/SB10001424052702304049704579320500441593462
PATEL (N.), “The wrong words: how the FCC lost net neutrality and could kill the Internet”, theverge.com, mis en ligne le 15 janvier 2014, consulté le 20 janvier 2014, http://www.theverge.com/2014/1/15/5311948/net-neutrality-and-the-death-of-the-internet