Le Gouvernement turc a déposé au Parlement le 9 janvier un projet de loi visant à renforcer le contrôle sur Internet. En effet, alors que le pays fait partie depuis 2010 sur la liste des États sous surveillance en matière de cybercensure établie par Reporters Sans Frontières, le projet de loi a pour principaux objectifs, d’une part, celui d’autoriser la surveillance des activités des utilisateurs et notamment de garder une certaine traçabilité de leurs historiques. D’autre part, il consiste dans le blocage de mots-clefs jugés comme étant sensibles par le Gouvernement, alors même ces derniers ont déjà fait l’objet d’une immobilisation par centaine sur les moteurs de recherche avant ledit projet. En outre, le texte vise à limiter l’accès aux sites de partage de vidéos. Pour justifier cela, le Gouvernement invoque la protection de la famille et des enfants contre des informations qui encourageraient la consommation de drogues, d’abus sexuels, le suicide ainsi que celles qui porteraient atteinte à la vie privée de ses citoyens.
Un renforcement visible des compétences des intermédiaires techniques en matière de blocage administratif
A l’origine, le contrôle des contenus sur Internet était effectué par la Haute instance des télécommunications : celle-ci pouvait ordonner le blocage de certains sites et ce, en l’absence d’une décision de justice principalement dans le cas de contenus pédopornographiques. Il est question désormais de renforcer les compétences de cette autorité dans la mesure où elle pourra agir pour des raisons plus larges, comme en cas d’atteinte à la vie privée, ou lorsqu’elle sera en présence de contenus « discriminatoires ou insultants à l’égard de certains membres de la société. »
Toutefois, la Haute instance des télécommunications ne sera pas la seule entité compétente en la matière : en effet, le Ministre des Transports, des Affaires maritimes et de la Communication pourra également se prononcer sur la question de blocage des sites. En outre, les Fournisseurs d’accès à Internet se verront dans l’obligation de se regrouper au sein d’une entité spécialement créée en vue de centraliser les demandes de blocage ou de retrait des contenus. Le texte impose par ailleurs aux fournisseurs d’accès à Internet d’obéir aux autorités. En cas de non respect ou de manquement à leurs obligations, ces derniers se verront en effet punis d’une amende de 10 000 à 100 000 livres turcs, ainsi que d’une éventuelle peine d’emprisonnement.
Dès lors, la mise en place de ce dispositif s’apparente en un renforcement du blocage administratif, dans la mesure où ces autorités pourront bloquer des sites litigieux sans attendre le prononcé d’une décision de justice. En effet, le délai d’exécution d’une décision de blocage est désormais réduit à 24 heures et non plus à 72 heures et à 4 heures en cas d’urgence, justifiant par là même l’intervention du directeur de la TIB (Instance au sein de l’Autorité de Télécommunication) qui pourra agir immédiatement et de façon unilatérale pour bloquer des sites. Ce délai de 4 heures sera aussi possible pour les internautes, qui pourront saisir directement les fournisseurs d’accès à Internet pour des sites qu’ils considèrent comme portant atteinte à leur vie privée.
Cette situation est critiquable dans la mesure où le projet de loi met en place une organisation centralisée qui sera seule compétente pour décider du blocage d’un site et de la surveillance des internautes. Cette organisation centralisée se voit en outre renforcée dans la mesure où le projet de loi précise que la TIB bénéficiera d’une impunité totale, c’est-à-dire qu’aucune enquête judiciaire ne sera possible à l’encontre de son personnel, sans en avoir préalablement obtenu l’autorisation du président de l’entité en cause. Il en va de même pour ce dernier puisqu’il ne pourra être remis en cause que si le ministre des Transports, des Affaires maritimes et de la Communication donne son accord. En d’autres termes, chaque membre de cette organisation centralisée ne pourra faire l’objet de sanction ou d’enquête puisque celles-ci nécessitent l’accord préalable d’un membre de cette organisation. Le renforcement du contrôle de l’Internet par une organisation centralisée laisse donc peu de chance pour que soit ordonnée l’annulation d’une censure par un juge: dès lors, la censure massive des contenus sur Internet est plausible.
Un projet de loi inquiétant et jugé comme étant « liberticide »
Si le Gouvernement turc justifie de telles restrictions en vue de protéger l’ordre public et ses citoyens, plusieurs organismes ont fait part de leurs inquiétudes. Tel est le cas de la Tüsiad, une association des industries et des entreprises turques qui dénonce le viol du secret professionnel ainsi que le fait que la liberté d’expression se voit menacée.
Il faut en outre préciser qu’avant la création de ce texte la Turquie avait déjà opéré le blocage de 7000 sites. La Cour Européenne des droits de l’Homme avait par ailleurs sanctionné le pays sur ce point dans une décision du 18 décembre 2012 relatif au blocage total du site « Google sites ». C’est ainsi sans aucune retenue que Reporters sans frontières parle de « loi liberticide », notamment en ce qui concerne la liberté d’expression et par ricochet, au regard du droit à l’information puisqu’elle craint une censure massive des contenus. En effet, le texte ne précise pas le type de contenus pouvant faire l’objet d’un blocage hormis ceux portant atteinte à la « vie privée », à la « famille » ou encore ceux visant à « encourager le suicide.» Ces termes bien trop généraux favorisent ainsi une application large de la censure. Certains craignent en effet que celle-ci pourra être mise en œuvre même en dehors des cas précisés par le Gouvernement, comme par exemple en matière de diffamation.
D’autre part, les outils permettant le blocage d’un site se voient élargis dans la mesure où les autorités compétentes pourront désormais immobiliser un contenu par URL ou par adresse IP et non plus seulement par nom de domaine. Enfin, le projet est également critiqué en raison de la nouvelle durée de conservation des données. Selon Reporters sans frontières, cette durée est considérée comme « dangereuse » dans la mesure où le texte impose la conservation des données de connexion durant deux ans: celles-ci pourront être transmises aux intermédiaires techniques par simple demande et le projet de loi ne donne pas de précisions quant aux données qui devront être transmises, ni l’usage dont elles pourront faire l’objet.
Par le projet de loi, il est possible de constater que la Turquie ne se conforme pas aux exigences européennes alors même qu’elle fut déjà condamnée par la Cour Européenne des droits de l’homme pour atteinte au droit des utilisateurs à la liberté de recevoir et de communiquer des informations.
Un projet de loi révélateur du régime instauré en Turquie
Le texte controversé révèle les atteintes incontestables aux droits et libertés des internautes. Face à un nombre accru de blocage de sites, la liberté d’expression se voit menacée alors même que le rapporteur spécial des Nations unies pour la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Frank La Rue, avait préconisé dans son rapport de mai 2011: « des restrictions aussi limitées que possible à la circulation de l’information via Internet, sauf dans des circonstances précises, exceptionnelles et limitées, en accord avec les standards internationaux ». De même, la Convention Européenne des droits de l’homme dans son article 10 paragraphe 1 promut la liberté d’expression sans qu’il soit possible de lui porter atteinte sauf dans les cas déterminés par la loi. Elle avait ainsi pleinement consacrée ce principe dans son célèbre arrêt de 1976 « Handyside » en rappelant que même les informations qui inquiètent, qui choquent ou qui heurtent la sensibilité des citoyens et de l’État pouvaient être diffusées. Ainsi ce pays démontre-t-il la volonté de restreindre davantage la liberté de ses citoyens. Face à un contexte politique difficile, la protection des droits et libertés des individus n’est pas totale: le fait que la Turquie invoque des motifs d’ordre public ou la protection de la famille légitime-t-il la censure massive dont fait l’objet ce pays?
Alors que l’État turc est officiellement candidat pour entrer dans l’Union Européenne depuis 1999, la question que l’on pourrait se poser est celle de savoir si la Turquie arrivera à accéder à sa demande d’adhésion alors même qu’elle démontre une nouvelle fois une initiative de priver ses citoyens de droits fondamentaux au regard des accords internationaux et européens qui ont pour principal objectif le respect de l’État de droit et les droits de l’Homme.
Sources:
AFP, « Turquie : un nouveau projet de loi pour contrôler internet », Le Parisien, publié le 9/01/2014, consulté le 15/01/2014, disponible sur : http://www.leparisien.fr/high-tech/turquie-un-nouveau-projet-de-loi-pour-controler-internet-09-01-2014-3477561.php
RENOULT (M.), « Vers un contrôle plus strict d’Internet », RFI, publié le 9/01/2014, consulté le 15/01/2014, disponible sur : http://www.rfi.fr/technologies/20140109-internet-turquie-censure-google-twitter-youtube
SALLON (H.), « Le long chemin de l’adhésion turque à l’Union européenne », Le Monde, publié le 29/01/2014, consulté le 30/01/2014, disponible sur : http://www.lemonde.fr/international/article/2014/01/29/le-long-chemin-de-l-adhesion-turque-a-l-union-europeenne_4355569_3210.html
Reporters sans frontières, « Censure d’Internet : le parlement doit abandonner son projet de loi liberticide », RSF, publié le 17/01/2014, consulté le 19/01/2014, disponible sur : http://fr.rsf.org/turquie-censure-d-internet-le-parlement-17-01-2014,45743.html