C’est l’histoire d’un réalisateur, l’un des plus “bankable” d’Hollywood, qui s’aperçoit que le scénario de son prochain long-métrage circule sur Internet. Sans son consentement !
Cette accroche aurait pu être le synopsis du prochain blockbuster hollywoodien. Mais cette fois-ci, ce qui aurait pu être une fiction a rejoint la réalité.
Aujourd’hui, avec l’avènement du Web 2.0, est venue l’ère de l’Internet démocratisé ouvrant l’accès au savoir au plus grand nombre et multipliant le partage de contenus en ligne. Dans ce paysage, il est devenu difficile de garantir aux auteurs une protection sans faille des droits attachés à leurs œuvres. Aucun n’est immunisé contre d’éventuelles atteintes, même quand on s’appelle Quentin Tarantino.
En fin d’année dernière, le réalisateur multi-récompensé confessait sur le plateau d’un célèbre talk-show américain que son prochain long-métrage était à l’écriture. Ce qui s’annonçait comme étant son 12ème film devait être un western intitulé “The Hateful Eight”.
Mais en ce début d’année 2014, le western a malheureusement tourné au drame. Retour sur une histoire qui agite la planète Hollywood, des studios de cinéma jusqu’aux couloirs des tribunaux !
Un drame hollywoodien sur fond de violation du copyright
Aux États-Unis, toute œuvre est par nature destinée à être diffusée auprès du public. Mais la reconnaissance d’un droit appelé copyright au profit des auteurs confère à ces derniers un monopole d’exploitation sur leurs œuvres dès leur création. Il est prévu par le Titre 17 “Copyrights” du Code des États-Unis, issu du Copyright Act de 1976 modifié. Conformément au paragraphe 106, seuls les titulaires de droits d’auteur ont la possibilité d’effectuer eux-mêmes ou bien d’autoriser aux tiers la reproduction de l’œuvre, la préparation de travaux dérivés de l’œuvre originale, la distribution de copies de l’œuvre au public et la représentation publique de l’œuvre par quelques procédés que ce soit.
Le Digital Millennium Copyright Act de 1998 a par ailleurs adapté la protection du droit d’auteur à l’ère du numérique. Cette loi est codifiée au sein du paragraphe 512 “Limitation de responsabilité concernant les contenus en ligne” du même Code.
En revanche, ce dernier ne fait pas de l’enregistrement de l’œuvre auprès de l’Office américain du Copyright une condition impérative pour bénéficier de la protection. L’œuvre étant protégée par nature dès sa création. Il s’agit uniquement d’un dépôt probatoire, car il va permettre d’apporter la preuve de la date de sa création. En l’espèce, Quentin Tarantino a procédé au préalable à cette formalité pour le scénario de “The Hateful Eight”.
Mi-janvier, ce dernier a découvert qu’une première ébauche de ce même scénario circulait sur la toile sans son autorisation. A l’occasion d’une interview au site Deadline Hollywood, il confiait son amertume face à cet incident, véritable trahison selon lui puisque seule une poignée de privilégiés étaient en possession dudit document.
A ce stade, les dégâts étaient seulement minimes, la copie frauduleuse restait encore introuvable sur les moteurs de recherche. Pourtant, le réalisateur décidait de mettre un coup d’arrêt à son projet.
L’histoire aurait pu se terminer ainsi, mais c’était sans compter les millions de fans avides de lire le scénario. De nombreux sites ont parcouru le web à la recherche du “précieux”, bien caché sous les mailles de la toile. C’est Gawker, blog sur les célébrités et le show-business, qui a dégainé en premier le scénario du western en mettant à la disposition de ces lecteurs, le 23 janvier, deux liens vers les sites AnonFiles.com et Scribd.com.
A cet instant, un nouveau scénario commençait à s’écrire, réel celui-là. Dans lequel Quentin Tarantino est l’acteur principal. Comme dans tout bon blockbuster, le “gentil” est toujours confronté a un “méchant”. Rôle désormais attribué à Gawker.
Pas d’Oscar à l’horizon pour Gawker mais une plainte pour contribution à la violation du copyright
Après les faits litigieux, les avocats du réalisateur ont adressé au blog une lettre d’avertissement lui enjoignant de retirer les liens vers le scénario. Face à son refus, et à la multiplication de nouveaux liens, une plainte à été déposée accusant le blog de contribution à la violation du copyright. Cette incrimination s’aligne avec la jurisprudence en la matière. Une décision récente de la Cour fédérale du District de New-York en date du 1er août 2013 a rappelé que la fourniture d’un lien donnant accès à un contenu protégé par le copyright ne constitue pas une violation directe dudit contenu. En effet, “parce que les liens hypertextes ne contiennent pas en eux-mêmes l’œuvre couverte par le copyright, renvoyer à ladite œuvre ne viole aucun des cinq droits du titulaire du copyright prévus à la Section 106 du Copyright Act”.
Afin de motiver sa plainte, Quentin Tarantino reproche à Gawker d’avoir “eu l’intention et (d’avoir) effectivement causé, contribué, permis, facilité, aidé, encouragé, influencé et/ou participé dans la diffusion, mais également dans la violation” de son copyright sur le scénario de “The Hateful Eight”.
Les deux sites hébergeurs sont quant à eux accusés de violation (directe) du copyright, mais c’est l’accusation contre Gawker qui nous intéresse ici.
La contribution à la violation du copyright est en quelque sorte une responsabilité de second plan face à celle liée à la violation directe. Le Copyright Act de 1976 ne prévoit pas expressément ce délit mais la Cour Suprême des États-Unis, dans une décision Sony Corp. Vs Universal Studios City du 17 janvier 1984, a considéré que le silence du texte ne devait pas “exclure l’imputation d’une responsabilité pour violation du copyright par toutes les personnes qui n’ont pas été elles-mêmes impliquées dans l’activité illicite”.
Concernant les faits litigieux, Gawker a secondé AnonFiles.com et Scribd.com dans leur activité illicite en contribuant à la reproduction et à la transmission du scénario sur le web.
A ce stade, dans ce nouveau scénario-réalité, les rôles sont attribués, la trame posée. Mais le dénouement de l’histoire est encore à l’écriture. Dans le duel opposant Quentin Tarantino et Gawker, qui triomphera à la fin : le “gentil” ou le “méchant” ?
Un scénario inédit et à l’issue encore incertaine
Il serait aisé de penser que ce type d’affaire fait couramment l’objet de contentieux sur la planète Hollywood. Mais c’est bien la première fois que la justice est confrontée à la situation dans laquelle un médium d’information fait l’objet d’une plainte pour contribution à la violation du copyright.
En général, ce sont plutôt les sites de partage de contenus, les sites hébergeurs ou bien les moteurs de recherche qui font l’objet d’une telle accusation.
Afin de statuer en l’espèce, les juges pourront s’appuyer sur la jurisprudence Métro-Goldwin-Mayer Studios Inc c/ Groskter du 27 juin 2005. Dans cette affaire, la Cour suprême a jugé que “celui qui consciemment influence, cause, contribue matériellement à la violation du copyright (…) peut être considéré comme coupable de contribution s’il avait connaissance, ou une raison de penser, que c’était une violation”.
Dès lors, Gawker va devoir démontrer qu’il n’avait pas conscience que la mise à disposition des liens contrevenaient aux droits du réalisateur sur son scénario. Mais sur ce point, le blog pourrait avoir du mal à convaincre.
Plusieurs arguments sont invoqués par Gawker pour étayer sa défense.
Selon le rédacteur en chef John Cook, Quentin Tarantino a confié qu’il voulait que son scénario soit publié sur Internet lors de son interview pour Deadline Hollywood. “J’aime vraiment l’idée que tout le monde le publie (le scénario), l’obtienne et en fasse la critique sur le net. Honnêtement, je ne voudrais pas qu’il en soit autrement. J’aime le fait que les gens apprécie mon travail, et qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour l’obtenir et le lire”. Le journaliste part de ce postulat pour considérer que Gawker ne pouvait pas véritablement réaliser qu’il portait atteinte aux droits de Quentin Tarantino.
Lorsque l’on analyse les faits, il est difficile d’accorder du crédit à cette argumentation. D’une part, Deadline Hollywood évoque un détournement des extraits de l’interview, utilisés hors de leur contexte.
D’autre part, ce même interview évoquait la fuite du scénario, disponible dans la nature sans l’autorisation de Quentin Tarantino. Il est donc possible d’en déduire que Gawker savait, lors de la publication des liens, qu’il facilitait l’accès à un contenu couvert par le copyright. D’autant que pour attirer plus de lecteurs, il se définissait lui-même comme “la première source pour lire la totalité du scénario illégalement”.
Pour finir, les demandes de retrait des liens litigieux, réitérées à plusieurs reprises, accompagnées du refus de Gawker d’obtempérer, mettent en doute la bonne foi de ce dernier dans cette affaire. En maintenant les liens actifs, certains experts en propriété intellectuelle estiment que Gawker a perdu sa dernière bouée de sauvetage pour échapper à une sanction.
Par ailleurs, le blog met en avant le droit à l’information du public. Étant un site d’information, “la publication de ces liens (est) clairement connectée à notre objectif d’informer les lecteurs à propos de choses qui les intéressent”. Même s’il n’est pas encore établi aux États-Unis que les articles des bloggers peuvent être protégés par la liberté de la presse au même titre que les articles de presse écrite par exemple, ils peuvent toujours se fonder sur la liberté d’expression. Ces deux libertés sont érigées au rang constitutionnel au sein du Premier amendement de la Constitution des États-Unis. La liberté d’expression d’ailleurs ne fait l’objet d’aucune restriction outre-atlantique.
Certains experts se sont également demandés s’il était possible pour Gawker d’invoquer le fair use, qui constitue une exception au monopole d’exploitation de l’auteur. Son application est appréciée au cas par cas par le juge. Quatre critères doivent être pris en compte : le caractère commercial ou désintéressé de l’usage, la nature de l’œuvre, l’ampleur de sa reproduction ainsi que les conséquences sur sa valeur.
Au vu de ces critères, la réponse semble négative. Le scénario a été mis à la disposition du public dans sa totalité et à grande échelle. Le site étant visité chaque mois par plus de 40 millions d’internautes. Également, après la décision de mettre fin à son projet, Quentin Tarantino avait décidé de faire du scénario un livre, qu’il revisiterait plus tard en film. Il est alors possible de supposer que l’utilisation du scénario par Gawker a fait perdre au réalisateur une partie des revenus qu’il aurait pu retirer de l’éventuelle publication de son livre, sous la forme d’une avance versée par la maison d’édition par exemple.
En raison de l’absence de précédent judiciaire, il est impossible de savoir quelle sera la position de la Cour d’appel du District de Californie chargée de l’affaire. Quentin Tarantino demande par ailleurs 1 millions de dollars de dommages et intérêts au titre de son préjudice.
Mais le 19 février dernier, coup de théâtre. Gawker a déposé une motion demandant à la Cour de rejeter la plainte déposée à son encontre. En premier lieu, le site invoque sa situation géographique dans les îles Caïmans afin de demander à la Cour de se déclarer incompétente. En effet, il ne peut dépendre d’une telle juridiction “car il n’a aucun contact continu et systématique avec la Californie”.
En second lieu, Gawker invoque le fait qu’il “n’a pas publié le site à l’origine de la plainte et qu’il n’était impliqué en aucune manière dans la recherche, la rédaction, l’édition ou la publication de l’article sujet de la plainte”.
La décision de la Cour d’appel du District de Californie devrait éclairer la jurisprudence sur ce point, et donc servir de base pour toute juridiction amenée à statuer sur des faits similaires. Ou bien, si la Cour rejette la plainte conformément aux demandes de Gawker, la question restera sans réponse.
Dans notre scénario-réalité, le « gentil » n’est pas sûr de l’emporter à la fin. Affaire à suivre…
SOURCES:
FRANKEL (A.), “The novel legal issues in Tarantino’s copyright suit vs Gawker”, blog.reuters.com, mis en ligne le 28 janvier 2014, consulté le 21 février 2014, http://blogs.reuters.com/alison-frankel/2014/01/28/the-novel-legal-issues-in-tarantinos-copyright-suit-vs-gawker/
GARDNER, (E), “Gawker to Quentin Tarantino : we’re safely based in the Cayman Islands”, hollywoodreporter.com, mis en ligne le 19 février 2014, consulté le 22 février 2014, http://www.hollywoodreporter.com/thr-esq/gawker-quentin-tarantino-were-safely-681804
MARSHALL (N.) et RUBIN (N.), “Tarantino, Gawker and the Hateful Eight – a case of inglorious infringement?”, mondaq.com, mis en ligne le 30 janvier 2014, consulté le 21 février 2014, http://www.mondaq.com/canada/x/289704/Copyright/Tarantino+Gawker+And+The+Hateful+Eight+A+Case+Of+Inglorious+Infringement
MEERS (W.), “Evaluating the legal issues in the Tarantino script controversy”, screencraft.org, mis en ligne le 30 janvier 2014, consulté le 21 février 2014, http://www.screencraft.org/blog/evaluating-legal-issues-tarantino-script-controversy/