Si la gouvernance mondiale d’internet est une question aujourd’hui omniprésente, tous les acteurs étatiques commencent à réaliser l’enjeu du problème à l’heure où l’ombre de la NSA inquiète toujours autant en se propageant dans tous les canaux. Or afin de permettre à l’Union Européenne d’affirmer sa position face aux Etats-Unis, c’est par l’organisation d’une Mission Commune d’Information (MIC) nommée « Nouveau rôle et nouvelle stratégie pour l’Union Européenne dans la gouvernance mondiale d’internet », que le Sénat français a pu faire intervenir dans le cadre de ses auditions, Fadi Chehade, le président de l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers le 21 février 2014, dont le discours semble montrer que l’ICANN est une instance suffisamment grande pour lâcher la main de l’Oncle Sam.
Un positionnement stratégique déterminant de l’ICANN dans le paysage du net
Pour saisir la place de l’ICANN, il faut rappeler qu’Internet, structure bien que par nature décentralisée, n’en est pas pour autant orpheline, livrée à elle-même ou encore une zone de non-droit, loin s’en faut. Pourtant, sans aller dans des considérations mystiques qui aujourd’hui auraient presque tendance à faire croire qu’internet relève d’un don divinatoire, force est de constater qu’il est difficile de voir quelles entités réelles ont un semblant d’emprise sur l’outil. Des noms reviennent néanmoins fréquemment, celui du britannique Tim Berners Lee notamment, inventeur du World Wide Web ; mais aussi des acronymes d’organes déjà plus opaques, peu connus du grand public, tels que la Defense Advanced Research Project Agency (DARPA), crée en 1958 qui a lancé ARPANET, l’ancêtre d’internet et qui peut se voir attribué le qualificatif de grand père institutionnel, quoique toujours opérant dans la défense des Etats-Unis, l’Internet Engineering Task Force (IETF), un comité qui décide des améliorations apportées au protocole TCP/IP ou encore l’Institute of Electrical and Electronic Engineer, association de professionnel très importante pour l’établissement des standards et qui constitue une sorte de comité de pilotage.
On peut le dire : Ces organes participent à leur manière à la gouvernance d’internet, mais si chacun a une part importante, le gâteau est fort heureusement nébuleux à tel point qu’on ne peut dresser une liste exhaustive des gouvernants, est-ce à dire que n’importe qui peut se réclamer de la gouvernance du net ? La NSA nous montre peut-être que oui.
On peut relever qu’un point commun conséquent subsiste entre tous ces organes, à savoir qu’ils sont tous originaires des Etats-Unis. Il faut donc bien se l’avouer, les américains sont de facto les plus légitimes pour régir l’Internet, on se demande alors pourquoi l’intervention de la NSA dans la surveillance globale des internautes surprendrait, elle n’est pourtant pas moins américaine que les autres ? Voici le discours un peu facile qu’on pourrait attribuer à un paternaliste possessif qui refuse de voir ses enfants grandir pour quitter le nid.
Certes historiquement natif américain, si la garde partagée est détenue par plusieurs entités légitimes, l’un de ces gouvernants, dont la fonction technique est primordiale, tend à faire changer la donne. Ainsi le président de L’ICANN s’est exprimé dans ce sens devant la Mission Commune d’information présidée par le sénateur socialiste Gaëtan Gorce.
L’ICANN, garante du sacro-saint socle d’Internet
Après que ce dernier en tant que président de la MIC eut posé la question à Fadi Chehade quant aux évolutions concrètes de l’ICANN, celui-ci se lança dans l’énumération de cinq initiatives, que l’ICANN va en tout état de cause mettre en œuvre. Il évoque ainsi la création « d’une structure parallèle » basée à Genève, toujours en formation et dont les fonctions précises sont encore à définir, puis l’instauration d’un engagement de l’ICANN « affirmation of comittment » basé « sur la confiance » signé par les États-Unis et ouvert au reste du monde, l’étude de structures de Police Making et une avancée de la souveraineté des États dans la gestion de leurs extensions par le système de gestion des racines. Précisons d’emblée que le nombre des serveurs racines du Domain Name System est aujourd’hui de 13, gérés par douze organisations, « deux sont européennes, une est japonaise et les autres sont américaines ». Il ne faut cependant pas considérer ces serveurs comme des machines uniques, la plupart sont épars dans leur géographie, l’on compte ainsi 130 sites répartis dans 53 pays qui hébergent ces serveurs racines du DNS.
Outre ces grandes étapes encore un peu vagues, on voit que son discours tend à rappeler le rôle de l’ICANN sur internet, il s’agit d’une société à but non lucratif crée le 25 novembre 1998 initialement pour ouvrir les noms de domaine au plus grand nombre. A priori l’ICANN ne gère pas l’attribution des noms de domaines sur Internet qui est confié à des offices d’enregistrement dans le reste du monde tels que l’Association Française pour le Nommage Internet en Coopération, (AFNIC) en France ou L’European Registry for Internet Domain Names (EURID) pour l’Union Européenne mais s’occupe plus particulièrement de la gestion des noms de domaines de premier niveau, Top Level Domain TLD ; et la gestion des serveurs racines de l’Internet dépendrait d’un organe spécifique de l’ICANN, L’Internet Assigned Number Authority l’IANA, qui est quant à elle aussi sous l’autorité du gouvernement fédéral américain. Actuellement sous l’égide du Governmental Advisory Committee (GAC) depuis septembre 2009 et non plus du ministère américain du commerce, cette relation de dépendance a toujours fait l’objet de vives critiques concernant l’ICANN, car si internet est complètement décentralisé dans ses contenus, la base technique unique ne saurait être « fragmentée » selon son président, à la tête de l’organisation depuis juin 2012, justement ouvert à la sortie de cette tutelle. L’homme au brillant passé d’ingénieur, a ainsi défini clairement la décomposition de la base d’internet en exposant trois identifiants devant la MIC du Sénat le 21 février : Il y a déjà les racines, qui correspondent à l’espace des adresses IP, il s’agit de la gestion du protocole des sites internet, puis les numéros, derrière lesquels le nom d’un site internet se cache un identifiant numérique unique, techniquement essentiel mais peu parlant quand il s’agit de taper une adresse composée uniquement de chiffres. Enfin, des garanties techniques, qui font fonctionner le système « depuis quinze ans sans interruption »
Or ces trois éléments, qui constituent une sorte de socle, ne doivent pas être altérés ou « fragmentés » dans leurs attributions, une formule plutôt récurrente lors de son intervention faisant suite au propos que Angela Merkel avait émis sur la possibilité d’avoir un Internet Européen, une affirmation qui avait d’ailleurs laissée de nombreuses interrogations en suspend car nul ne savait avec précision ce qu’elle entendait par la notion d’un « Internet Européen ». Ce pouvait tout aussi bien signifier un internet dont l’utilisation et la maîtrise est réservée exclusivement aux États membres de l’Union Européenne et à ses ressortissants ou plus idéalement un internet sur lequel les américains n’aurait pas d’emprise. Quoi qu’il en soit, ce socle justifie sans contexte le rôle de l’ICANN pour Fadi Chehade qui, sans attribuer de jugement sur les propos de la chancelière allemande, montre qu’il est clair que ce socle constitue la véritable pierre angulaire d’internet et que son altération le dénaturerait complètement avec toutes les conséquences pénibles que ça pourrait avoir pour tous ; un pas en arrière inenvisageable pour le directeur de l’ICANN.
Une organisation aux compétences essentielles mais limitées, encore très chapeautée par les États-Unis
Au delà de cette philosophie dans la structure du net, la volonté de Fadi Chehade est d’internationaliser l’ICANN en ouvrant par exemple des bureaux dans de nombreux autres pays jusqu’à carrément scinder le siège sur trois sites, l’un à Los Angeles, le deuxième à Singapour et le troisième à Istanbul où le directeur siégera par ailleurs pendant les mois à venir. D’un autre côté, on peut se poser la question de savoir si cette division géographique ne ralentira pas la communication interne et donc l’efficacité de la structure, peu probable cela dit, ce type d’organe s’accommodant sans difficulté de ce genre de problème classique à toutes les entités internationales à l’heure des pratiques internes de Knowledge Management dans la mesure où la gestion de l’information interne est totalement maîtrisée et transmise par des équipes adaptées, qu’elle que soit la distance qui les sépare. Il n’en reste pas moins que l’institution garde des liens étroits qui peuvent relever de la subordination avec le gouvernement américain de par son histoire et notamment du memorandum d’entente conclu, convention qui peut avoir une force obligatoire en droit américain, identifiable en droit français à un contrat-cadre qui donne une ligne d’action commune avec des objectifs généraux à atteindre pour les parties. Or si l’ICANN a rempli ses objectifs et que la convention devait arriver à terme le 30 septembre 2009, le gouvernement américain s’est peu soustrait de son autorité et a simplement délégué l’égide de son organisation du département du commerce au Governmental Advisory Committee, (GAC) « un organe ouvert au gouvernements et autorités du monde entier » selon la commissaire européenne à la société numérique en 2010, Vivianne Reding.
Certes l’Oncle Sam a moins d’emprise qu’auparavant mais l’objet principal qui lie l’ICANN aux autorités américaines existe encore bel et bien. Ainsi le contrat qui traite des « opérations techniques à la base du système du nom de domaine (…) n’a pas bougé » dixit Matthieu Weill, le président de l’Afnic. D’ailleurs « le feu vert » qu’à obtenu l’Icann concernant la création de l’extension : “.paris” et dont le contrat de gestion a été signé dans la journée comportant une liste de 89 sites internet marqués de cette extension, opérationnels en mai 2014, mesure à nouveau saluée par Fadi Chihade, a bien été donné par les autorités américaines.
Tout au long de l’audition, on sent que le champs d’action de l’ICANN bien qu’essentiel, est finalement limité. L’attribution des noms de domaine est laissé aux registres, aux offices d’enregistrement puis aux bureaux d’enregistrement s’agissant de la France. Ces derniers sont plus précisément chargés de délivrer les noms de domaines aux personnes. Par ailleurs la désignation de ces offices d’enregistrement définie par les articles L45 et suivants du code des Postes et des Télécommunications qui passe par le ministre chargé des communications électroniques était, jusqu’à la loi du 22 mars 2011, sans effet si elle n’était pas en accord avec l’ICANN pour laisser les offices gérer les noms de domaines pour un suffixe déterminé.
Aujourd’hui, Mathieu Weill a d’ailleurs précisé que l’ICANN est dorénavant plus une autorité de régulation qu’un gouvernant, comparable au CSA qui attribue des fréquences hertzienne en France. D’aucuns auraient pourtant souhaité voir confier le rôle de l’ICANN à l’Union Internationale des Télécommunications, mais ce sont surtout des velléités des partisans d’une multi-polarisation d’internet aux mains des États pour reprendre le contrôle sur leur territoire, ce qui rejoint peut-être la suggestion récente d’Angela Merkel sur l’Internet européen, alors que d’autres, comme Vivianne Reding, voulaient carrément privatiser l’organisation, mais le refus des États-Unis d’aller dans un sens ou dans l’autre avait sans surprise aboutit à l’échec de la conférence de Dubaï sur ces questions en décembre 2012. En fait, plutôt que de vouloir l’internationalisation de l’ICANN per se, ce sont surtout les registres qu’il faudrait exporter à l’étranger car la majorité d’entre eux se trouvent bel et bien aux Etats-Unis, et se voient donc appliquer la loi américaine.
Fadi Chehade a donc implicitement montré par ses propos que l’ICANN a une part de responsabilité in fine relativement faible dans la gouvernance d’internet, mais que la fin de son étiquetage américain serait en tout état de cause souhaitable et encouragé pour éviter la constitution d’une base centralisée basée aux États-Unis de tous les noms de domaines, qui serait du coup véritablement problématique.
Le véritable enjeu de la gouvernance aujourd’hui relève, on y revient, de l’influence des lois américaines et accords transatlantiques qui pèsent sur les GAFA et les opérateurs télécoms. C’est, selon Matthieu Weill, par l’intermédiaire de ces acteurs que le gouvernement américain garde une influence sur la gouvernance du net.
SOURCES
ANONYME., « Audition de M. Fadi Chehade (Internet Corporation for assigned names and numbers-ICANN) », senat.fr, mis en ligne le 21 février 2014, consulté le 23 février 2014, disponible sur : http://videos.senat.fr/video/videos/2014/video21822.html
HERARD P., « Réunion de l’ICANN en Afrique du Sud : mais qui dirige Internet ? », tv5.org, mis en ligne le 11 juillet 2013, consulté le 22 février 2014, disponible sur : http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/info/Les-dossiers-de-la-redaction/ACTA/p-25880-Reunion-de-l-ICANN-en-Afrique-du-Sud-mais-qui-dirige-Internet-.htm
RAULINE N., « Fadi Chehade : “La gouvernance d’Internet doit s’inspirer de ce qu’est Internet” », lesechos.fr, mis en ligne le 21 février 2014, consulté le 25 février 2014, disponible sur : http://www.lesechos.fr/entreprises-secteurs/tech-medias/actu/0203332569914-fadi-chehade-la-gouvernance-d-internet-doit-s-inspirer-de-ce-qu-est-internet-652224.php
SANYAS N., « L’ICANN va devenir une société internationale selon son président », pcinpact.com, mis en ligne le 22 février 2014, consulté le 23 février 2014, disponible sur : http://www.pcinpact.com/news/86102-l-icann-va-devenir-societe-internationale-selon-son-president.htm