Internet connait aujourd’hui une profonde mutation. Depuis 2008, l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), organisme américain chargé de l’attribution et de la gestion des noms de domaine au niveau mondial, a lancé son programme d’élargissement du système. L’organisation a ainsi autorisé en 2011 l’utilisation pour les sites web de nouveaux noms de domaine de premier niveau. A côté des traditionnels suffixes fonctionnels (.org, .com) et nationaux (.fr, .uk…), doivent s’ajouter notamment de nouvelles extensions par villes (.paris), par marques ou encore par thématiques (.voyage). Plus de 800 extensions sont déjà disponibles pour atteindre les 2 000 à terme.
Suite au développement d’Internet, il est apparu nécessaire à l’ICANN d’ouvrir ces extensions afin de permettre une meilleure visibilité sur la toile et de renforcer l’attractivité de certains territoires. Cependant, ce vaste chantier a suscité de vives polémiques et de nombreux conflits : c’est notamment le cas de la nouvelle extension en .vin.
Le refus de reconnaître les AOC dans l’attribution du nom de domaine, principale cause du conflit
Pour pouvoir acheter un nom de domaine de premier niveau tel que le .vin, il faut d’abord déposer un dossier auprès de l’ICANN qui est chargé ensuite de l’examiner. Néanmoins, ce dépôt n’est pas à la portée de tous. En effet, la société candidate doit verser au moins 185 000 dollars à l’ICANN, sans garantie que la demande soit acceptée. Il faudra également verser une somme annuelle de 25 000 dollars pour conserver le nom de domaine. Si plusieurs candidats sont en concurrence pour un même nom de domaine de premier niveau, celui-ci est alors vendu aux enchères et les sommes peuvent aller jusqu’à plusieurs millions de dollars.
Suite à cet achat, il va être ensuite possible de vendre à d’autres sociétés tous les noms de domaine de second niveau qui sont liés au premier (exemple : bordeaux.vin, champagne.vin…). En effet, aujourd’hui, le propriétaire d’un nom de domaine de premier niveau, est également propriétaire de tous les noms de domaines de second niveau liés à celui-ci.
S’agissant de l’extension en .vin et .wine, aucun des viticulteurs français et européens n’a déposé de dossier pour pouvoir la gérer. Dans tous les cas, il est peu probable qu’une société viticole française ait eu, avec ces conditions d’attribution, suffisamment de ressource financière pour pouvoir en obtenir la gestion. Ainsi, c’est à la seule entreprise ayant déposé un dossier dans les temps que va revenir la gestion de cette extension de premier niveau et il s’agit en l’occurrence d’une entreprise américaine experte dans la gestion des noms de domaine, appelée… Donuts ! Aucun rapport donc avec le vin… Cette société a déjà déposé près de 300 demandes de noms de domaine et en a obtenu 155. Elle a également déposée une demande pour le .wine.
Les vignerons craignent à présent que cette entreprise ne prenne pas en compte l’origine des sociétés acheteuses en préférant vendre les nouvelles adresses au plus offrant ou au premier arrivé. Par conséquent, saintemilion.vin ou beaujolais.vin pourrait alors être attribué à des négociants n’ayant rien à voir avec les régions concernées ou encore à des spéculateurs sans liens avec l’industrie du vin. Cette situation pose également la question du risque de contrefaçon.
En effet, si l’ICANN a prévu des procédures de protection des marques, en revanche, rien n’a été prévu concernant la protection des indications géographiques. C’est donc la règle du « premier arrivé, premier servi » qui prime en la matière.
Le blocage actuel
En France, la Confédération nationale des producteurs de vins d’appellations d’origine contrôlées (CNAOC) découvre le problème fin 2012 et alerte les pouvoirs publics. La France exige alors la suspension de l’attribution de ces nouvelles extensions Internet en .vin et en .wine. En juin dernier, Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargée du Numérique, avait même menacé de quitter le comité consultatif gouvernemental de l’ICANN (le GAC) si le lancement de ces extensions n’était pas stoppé. Avec l’aide de plusieurs pays méditerranéens, la France a réussi également à convaincre la Commission européenne de faire pression sur l’ICANN. Finalement, une mobilisation générale des acteurs du vin au niveau international s’est progressivement organisée.
Face à cette levée de boucliers, l’ICANN a alors préféré suspendre l’attribution des extensions en .wine et en .vin. Une solution à l’amiable est aujourd’hui toujours en cours de négociation entre l’ICANN, la France et la fameuse société Donuts.
La difficile voie du compromis
Dans un courrier adressé en octobre dernier à Axelle Lemaire, Fadi Chéhadé, directeur de l’ICANN, s’est montré plutôt positif sur l’avancée des négociations et a repris l’idée déjà évoqué par la secrétaire d’Etat, d’attacher au contrat entre l’ICANN et l’entreprise Donuts une liste de noms dont l’usage serait réservé aux détenteurs légitime d’une appellation géographique. L’ICANN serait alors chargée de veiller à la bonne application de ces règles.
Dans une interview menée par l’AFP en décembre dernier, Akram Atallah, en charge de l’expansion des noms de domaine sur le Web à l’ICANN, a expliqué que ce conflit se résoudrait nécessairement par un « compromis ». Selon lui, il faudrait dans l’idéal que la communauté des vins de Bordeaux achète les sites web en « bordeaux.vin » et qu’elle puisse contrôler elle-même les inscriptions pour ne valider que les producteurs locaux. Néanmoins, cela évincerait par là même beaucoup d’autres sites qui ne sont pas des producteurs locaux mais qui aident ces producteurs à réaliser leur bénéfice en vendant du Bordeaux ou du Champagne.
Plusieurs solutions à ce conflit qui dure depuis déjà 3 ans sont donc proposées mais aucune ne semble avoir trouvé la faveur des acteurs concernés.
Finalement, ce conflit est surtout révélateur d’un enjeu politique majeur : la mainmise américaine sur la gestion du Net et la difficile prise de position de notre Gouvernement dans les décisions relatives à Internet. Selon Axelle Lemaire : « de nouveaux acteurs doivent tenir un rôle dans la gestion d’Internet ». Elle a précisé que les Européens « ne doivent pas avoir un rôle passif ». Ce système de gouvernance devrait néanmoins être réformé prochainement. En effet, en mars 2014, les Etats-Unis ont annoncé qu’ils souhaitaient renoncer dès septembre 2015 à leur tutelle sur l’ICANN. L’association a alors lancé une vaste consultation à l’échelle mondiale afin de définir quelles pourraient être les nouvelles règles de gouvernance.
SOURCES :
EUDES Y., « ” .wine ” ou ” .vin ” : intense bataille autour des nouvelles adresses Internet », lemonde.fr, mis en ligne le 19 novembre 2014, consulté le 12 janvier 2015, <http://www.lemonde.fr/pixels/article/2014/11/17/wine-ou-vin-intense-bataille-autour-des-nouvelles-adresses-internet_4524888_4408996.html>
DE LA PORTE X. « ” .wine ” ou ” .vin ” : la guerre des noms de domaine », rue89.nouvelobs.com, mis en ligne le 23 juin 2014, consulté le 10 janvier 2015, <http://rue89.nouvelobs.com/2014/06/23/wine-vin-guerre-noms-domaine-253126>
FLÉCHAUX R. « L’Icann face aux AOC : comment le .vin a tourné au vinaigre », silicon.fr, mis en ligne le 7 juillet 2014, consulté le 15 janvier 2015, <http://www.silicon.fr/licann-face-aux-aoc-comment-vin-tourne-vinaigre-95481.html>
ANONYME, « Nom de domaines .vin : il faut un ” compromis ” pour résoudre le conflit », leparisien.fr, mis en ligne le 24 décembre 2014, consulté le 15 janvier 2015, <http://www.leparisien.fr/flash-actualite-high-tech/nom-de-domaines-vin-il-faut-un-compromis-pour-resoudre-le-conflit-24-12-2014-4398217.php>