Qui aurait pensé que le « célèbre » fondateur du Front national plus connu aujourd’hui pour ses propos controversé pouvait croiser le chemin d’un danseur tel que Brahim Zaibat qui plus est devant un tribunal ?
C’est un vol entre Nice et Paris qui les a réuni il y a déjà deux ans pour la première fois. Brahim Zaibat assis derrière Jean-Marie Le Pen, profite d’une sieste de ce dernier pour immortaliser la rencontre. Il laissera sommeiller le cliché dans son téléphone jusqu’au 12 décembre 2015, veille du second tour des élections régionales.
C’est dans la ferveur des élections qui ont vu le Front National gagnant au premier tour, que l’artiste décide de poster cette ancienne photographie sur les réseaux sociaux, selfie accompagné du message incitant à aller voter pour combattre le parti d’extrême droite.
Si la publication a fait sourire nombre d’internautes, Jean-Marie Le Pen a quant à lui décidé de saisir la justice pour atteinte à son image et à sa vie privée.
Ainsi, c’est le 22 janvier dernier et devant la fameuse 17ème chambre du tribunal de grande instance de Paris que se sont déroulés les débats.
D’un côté, Frédéric Joachim, avocat de l’ancien président du Front National de 87 ans a remis en cause la publication d’une image dégradante alors qu’en face, Vincent Tolédano, défenseur de Brahim Zaibat a proclamé un droit à l’humour et une liberté d’expression politique.
La diffusion de la photographie de Jean-Marie Le Pen prise à son insu
« Trouvez vous normal d’être photographié endormi dans un avion ? La justice décidera. C’est ma vie privée et je veux me protéger de ce type de comportement. Cette photo m’est parvenu parce qu’elle a été multipliée par 1000, 10 000, 100 000 sur le net. Il est là le problème. Si ce monsieur avait gardé cette photo précieusement dans son petit cœur, cela aurait été autre chose ».
Si aujourd’hui, Jean-Marie Le Pen ironise, il s’est tourné vers la justice pour revendiquer son droit à l’image et son droit à la vie privée étant donné que son sommeil, immortalisé de façon anodine a rejoint la toile avec beaucoup de succès. En effet, on comptabilise des milliers de retweet, 156 556 « j’aime », 24 527 partages et 3730 commentaires sur Facebook.
L’image du député du Parlement européen a ainsi largement été diffusée ce qui ne jouera surement pas en faveur du danseur, l’audience représentant un facteur aggravant ! Pour autant un homme politique est il un homme comme les autres ?
« Chacun a droit au respect de sa vie privée ». Voici ce qu’énonce l’article 9 du code civil. Il est dit clairement que toute personne a droit de faire respecter sa vie privée quelque soit son rang, son statut dans la société. Cette liberté individuelle bénéficie d’une grande protection puisque cet attribut de la personnalité est défendu également par l’article 8-1 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Par ailleurs, si la vie privée est protégée, le droit à l’image l’est tout aussi et la jurisprudence a confirmé que le droit de la personne à la protection de son image se rattache à la vie privée dans une décision du 24 juin 2004 Von Hanover c/Allemagne.
C’est donc en vertu du droit au respect de la vie privée, que les juges ont créé le droit à l’image, afin de permettre à une personne célèbre ou non de s’opposer à la captation, à la fixation ou à la diffusion de son image, sans autorisation expresse et préalable.
De plus, la nature du support sur lequel l’image d’une personne est diffusée est sans aucun effet sur le respect du droit à l’image de cette personne. Il a donc vocation à s’appliquer de la même façon qu’il s’agisse d’un journal, d’un site internet ou d’un réseau social tel que Facebook ou Twitter.
Tout individu public ou non public a alors le droit de défendre son image et l’action de Jean-Marie Le Pen serait alors tout à fait justifiée surtout que le fondateur du Front National (FN) est largement reconnaissable.
Le caractère frauduleux dans cette affaire controversée du selfie ne fait aucun doute. Jean-Marie Le Pen est endormi, bouche semi-ouverte, tête penchée en arrière et Brahim Zaibat tout sourire juste derrière. C’est la raison pour laquelle, le cliché a été considéré comme dégradant. Selon Maitre Joachim, « cette photo est dégradante pour Monsieur Jean-Marie Le Pen, tribun et chef politique bien connu pour son énergie et qui ne saurait être publiquement réduit à un homme endormi ».
Jean-Marie Le Pen a donc remis en cause la publication qui a aurait selon lui participé à la défaite du FN. Cet argument est peu crédible du fait que ce dernier a été exclu du parti pour ses nombreuses affirmations polémiques. Ainsi, le FN s’étant détaché du représentant d’honneur, le selfie montrant un homme assoupi a eu certainement un impact très limité voir inexistant auprès des électeurs.
Le fait est, qu’il suffit simplement de reconnaitre que la photographie du politicien n’a pas été prise dans le cadre de sa vie publique ou de son activité professionnelle, exception au droit à l’image pour les personnes notoires dont la profession peut intéresser le public pour mener débat. Quoi que l’on pense de Jean-Marie Le Pen, un homme politique reste un homme avant tout, et la protection de ce dernier doit s’effectuer au même titre qu’une personne « lambda ».
Pour autant, les droits de la personnalité ne sont pas non plus sans limite. Il y a un équilibre à faire avec le droit à l’information du public de recevoir des informations.
Le droit à l’image doit s’atténuer au contact du droit à l’information et face à la liberté d’expression. Mais dans le cas de Monsieur Le Pen, le selfie pris par Brahim Zaibat s’inscrit-il dans une démarche informative ?
Rien n’est sur. L’image au titre du droit à l’information doit avoir un intérêt réel pour l’information du public et par cette publication, l’artiste Brahim Zaibat n’apporte pas d’information particulière, d’une grande importance à part qu’il est essentiel de voter. Il a souhaité inciter les jeunes à voter ce qui est tout à fait louable mais pour autant cela ne caractérise pas une information, tout au plus on pourrait considérer qu’il participe à une actualité du fait des élections régionales, mais là encore cela semble mince du fait que Jean-Marie Le Pen n’est plus parti aux élections régionales, et ceci les électeurs éclairés le savent. En effet, il y a eu une large communication autour de l’éviction par le parti du politicien controversé.
Alors si le droit à l’information ne peut être justifié, sur quels moyens Maitre Tolédano va t’il pouvoir défendre Brahim Zaibat ?
La revendication d’un droit à l’humour et à la liberté d’expression politique
Comme il a déjà été dit, dans l’affaire du selfie, le droit à l’information n’est pas un moyen suffisant pour exonérer la responsabilité de Brahim Zaibat, le lien entre l’information et la photographie étant trop faible.
« J’ai tenu à la sortir (photographie) pour inciter les jeunes à voter, c’est important pour la France ». Si l’argument de Brahim Zaibat se tient, son avocat, Maitre Tolédano a préféré se positionner sur une autre ligne de défense en revendiquant le droit à l’humour et à la liberté d’expression politique.
C’est un véritable débat entre la protection de la vie privée et la liberté d’expression qui s’est joué devant la 17ème chambre ce 22 janvier.
Si le principe de la liberté d’expression est sacralisé par la Déclaration des droits de l’Homme, défendre la liberté d’expression, c’est défendre le droit qu’a chacun d’exprimer son opinion même quand elle ne fait pas plaisir à tout le monde. Mais c’est surtout la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui scelle ce principe de liberté d’expression. En effet, l’arrêt fondateur Handisyde c/ Royaume-Uni énonce que « la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec ferveur ou considérées comme inoffensives ». La liberté d’expression politique devrait alors amener l’homme politique à faire preuve d’une grande tolérance face aux contestations qu’il suscite.
Cette idée a d’ailleurs été consacrée par la CEDH dans l’arrêt Brasilier c/ France du 11 avril 2006. En l’espèce Benoit Brasilier, candidat à Paris pour les législatives proteste contre Jean Tibéri, alors maire de Paris, pour une affaire de faux électeurs. Monsieur Brasilier avait alors manifesté Place du Panthéon avec des banderoles qui mentionnaient le slogan « Tibéri tu nous casses les urnes ». Condamné pour manque de mesure dans son expression, la CEDH a considéré quant à elle que la justice française a porté atteinte à la liberté d’expression du manifestant.
D’autre part, le droit à l’humour et l’expression politique a été également reconnu récemment, en mars 2013, dans l’arrêt Eon c/ France rendu par la CEDH. En l’espèce, un citoyen avait profité de la venue du Président de la République, Nicolas Sarkozy à Laval pour brandir un panneau où était inscrit la fameuse phrase « Casse toi pov’ con ». Là encore, la CEDH a condamné la France en se basant sur l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme qui proclame la liberté d’expression. Elle a énoncé que « les interventions satiriques concernant des sujets de société jouent un rôle très important dans le libre débat des questions d’intérêt général sans lequel il n’est pas de société démocratique ».
Par principe, la CEDH a toujours estimé qu’on ne peut restreindre le discours sans raisons impérieuses. Ainsi, pour se défendre Brahim Zaibat devra jouer sur le caractère humoristique de la publication, en précisant que le cliché en lui même ne dévoile rien de la vie privée du requérant.
Par ailleurs, c’est par l’humour que Maitre Tolédano a réfuté le caractère dégradant de la photographie en énonçant que « cette image n’est pas dégradante, elle est comparable à celles des parlementaires qui font la sieste en séance ». Alors souris Jean-Marie ! A l’instar de plusieurs artistes, Brahim Zaibat, par ce cliché (maladroit) a souhaité exprimer ses opinions politiques et éveiller les consciences afin de combattre l’abstentionnisme à la veille d’une élection d’importance nationale.
Par conséquent, peu importe les arguments de Brahim Zaibat, le cliché étant frauduleux, l’atteinte à un droit de la personnalité semble caractérisé. Il sera donc difficile de convaincre le juge.
Le jugement sera rendu le 10 février 2016. Espérons que d’ici là, Jean-Marie Le Pen retrouve son sourire. Brahim Zaibat s’estime en revanche satisfait de ce selfie plutôt réussi, « personne ne pourra avoir le même selfie que moi, je suis content ».
SOURCES
CHABALIER (A.), « Jean-Marie Le Pen attaque Brahim Zaibat pour son selfie : La condamnation semble inévitable », L’obs Le Plus, publié le 11 janvier 2016, consulté le 27 janvier 2016 <http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1468470-jean-marie-le-pen-attaque-brahim-zaibat-pour-son-selfie-la-condamnation-semble-inevitable.html>
ROBERT-DIARD (P.), « La sieste de Jean-Marie Le Pen et le selfie moqueur », Le Monde, publié le 22 janvier 2016, consulté le 28 janvier 2016
< http://prdchroniques.blog.lemonde.fr/2016/01/22/la-sieste-de-jean-marie-le-pen-et-le-selfie-moqueur/>
INCONNU, « Pris en photo à son insu, Jean-Marie Le Pen poursuit Brahim Zaibat en justice », L’express, publié le 10 janvier 2016, consulté le 28 janvier 2016
<http://www.lexpress.fr/actualite/politique/fn/pris-en-photo-a-son-insu-jean-marie-le-pen-poursuit-brahim-zaibat-en-justice_1752201.html>
LEPLONGEON (M.), « Les fâcheuses habitudes de la France avec la liberté d’expression », Le point, publié le 9 janvier 2014, consulté le 29 janvier 2016
<http://www.lepoint.fr/societe/les-facheuses-habitudes-de-la-france-avec-la-liberte-d-expression-09-01-2014-1778490_23.php>