« Je ne veux pas, comme la plupart des gens, avoir vécu pour rien. Je veux être utile ou agréable aux gens qui vivent autour de moi et qui ne me connaissent pourtant pas, je veux continuer à vivre, même après ma mort ! ». Nul doute que le souhait de la jeune Anne Frank, seulement âgée de treize ans lors de l’écriture de ces lignes, s’est bel et bien exaucé. Écrit entre 1942 et 1944 dans le contexte tragique dont il constitue un témoignage aussi poignant qu’inestimable, ce classique de la littérature fait une nouvelle fois l’objet de l’attention médiatique 70 ans après le décès tragique de son auteur.
Le journal d’Anne Frank avait déjà fait la une de l’actualité à la fin de l’année 2015 à l’approche fatidique du 1er janvier 2016, date à laquelle l’œuvre était supposée entrer dans le domaine public selon le principe consacré à l’article 123-1 du Code de la Propriété Intellectuelle. Cette question, en raison de ses enjeux tant juridiques qu’économiques et par son caractère polémique avait été largement relayée par les médias. De nombreuses incertitudes pesées alors sur le sort de cette œuvre majeure et l’affaire avait connu de ce fait une pléthore de commentaires tant de la part des juristes spécialisés que de tous ceux intéressés de près ou de loin par le partage et la circulation du savoir dans nos sociétés démocratiques. Très largement exposés, les aspects juridiques concernant la qualification de l’œuvre au sens de la propriété intellectuelle et le régime applicable à celle-ci ne seront pas de nouveau traités ici mais une analyse complète de ces débats est consultable à cette adresse.
Par ailleurs, l’épineuse question de la publication de l’œuvre, notamment dans sa version numérique, liée à son prétendu passage dans le domaine public se pose encore aujourd’hui. Récemment, les discussions autour de cette controverse ont été relancées avec la publication, puis le retrait, de l’œuvre dans sa version originale par la bibliothèque libre et gratuite Wikisource.
Le retrait préventif de l’œuvre illustrant le caractère excessif de la durée de protection
Wikisource est l’un des nombreux projets portée par la Fondation Wikimedia qui milite depuis sa création dans le but de « promouvoir la croissance et le développement de projets contenant du savoir libre fondés sur le principe du wiki, et d’en distribuer le contenu publiquement et gratuitement ». Pour autant, l’organisation s’est dernièrement heurtée de plein fouet à une autre logique, contraire à celle qu’elle promeut elle-même : celle du copyright.
A l’occasion de l’entrée dans le domaine public du Journal d’Anne Frank aux Pays-Bas, la Fondation Wikimedia avait pris l’initiative de publier le texte, dans sa version néerlandaise, sa version originale, sur Wikisource, vaste bibliothèque numérique proposant d’innombrables ouvrages libres de droit. Toutefois, quelques semaines plus tard, informée des risques encourus par une telle publication, la Fondation a procédé à la suppression du texte mis en ligne afin de se conformer à la législation américaine particulièrement stricte en matière de copyright.
En effet, en application du Copyright Act of 1976, la durée de protection accordée à une œuvre publiée avant 1978 est de 95 ans et non 70 ans comme cela est prévu dans la plupart des législations européennes dans ce domaine. Dès lors, l’œuvre ayant été publiée pour la première fois en 1947 aux Etats-Unis, la protection court légitimement jusqu’en 2042. Par conséquent, la publication du texte en méconnaissance de ces dispositions exposait juridiquement la Fondation Wikimedia à des poursuites. D’une part, en hébergeant des contenus contrefaisants sur des serveurs présents sur le sol américain et en établissant son siège social à San Francisco, en Californie, la Fondation se trouve de facto soumise à la législation américaine. D’autre part, l’organisation avait expressément conscience du caractère contrefaisant de la publication et de la protection dont elle bénéficie eu égard à la norme en vigueur.
Il convient par ailleurs de souligner que cette suppression s’est opérée de manière préventive sans qu’aucune pression, du moins connue, ne soit exercée de la part du Fonds Anne Frank, institution de droit suisse titulaire des droits d’auteur du Journal d’Anne Frank et gardienne des œuvres de la famille. La seule sévérité de la loi américaine aura donc suffit à remettre en cause le partage et la diffusion du texte au plus grand nombre. Pour autant, dans un contexte où la Fondation Wikimedia connait certaines difficultés internes, liées notamment au projet de moteur de recherche qui a poussé à la démission deux de ses membres, on comprend aisément la volonté de l’organisation d’éviter tout conflit avec une institution aussi active et protectrice que peut l’être le Fonds Anne Frank.
Si cette affaire semble s’être résolue d’elle-même sans l’intervention d’un juge, elle permet cependant de mettre en lumière le caractère sans doute excessif de la législation américaine relative au copyright qui empêche tout partage du savoir pour une durée discutable et disproportionnée. Loin d’être un cas isolé, cette affaire fait écho à une polémique similaire en Europe relative à l’absence d’harmonisation des normes européennes concernant la durée de la protection accordée au titre de la propriété intellectuelle et à la notion même de domaine public qui fait toujours débat.
La nécessaire évolution des normes organisant le passage d’une œuvre dans le domaine public
Porté par un réel intérêt médiatique, le Journal d’Anne Frank est aujourd’hui devenu un véritable symbole illustrant la complexité et la diversité des règles encadrant la durée de la protection d’une œuvre et organisant son passage dans le domaine public.
La difficulté posée en l’espèce n’est pourtant pas sans réponse juridique puisqu’au niveau européen la directive 93/98/CEE du 29 octobre 1993, relative à l’harmonisation de la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins, transposée en droit interne par la loi 97-283 du 27 mars 1997, étend à 70 ans la durée de la protection des droits après la mort de l’auteur. Néanmoins, les états membres demeurent libres de prévoir des exceptions propres à leur législation nationale. Celles-ci expliquent donc en partie les disparités de durée de protection au sein même de ces états. De plus, le cas du Journal d’Anne Frank côtoie des difficultés inhérentes à son histoire éditoriale. En présence de trois versions distinctes de l’œuvre, communément appelées A, B et C, se pose inéluctablement la question du point de départ de la protection mais plus encore celle de sa fin.
C’est dans ce cadre et pour toutes ces raisons que certaines institutions comme l’Association des Bibliothécaires de France, sensibles à ces interrogations ont pris position en faveur d’une évolution des normes vers une plus grande harmonisation des durées de protection du droit d’auteur.
Dans un premier temps, le rapport REDA publié fin 2015 avait proposé à ce titre d’harmoniser la durée de protection et de l’abaisser à 50 ans au motif qu’une durée supérieure réduirait la disponibilité des œuvres. Pour autant, cette proposition n’a pas été retenue par la Commission Européenne et si l’on fait preuve d’un certain pragmatisme, il sera sans doute complexe de parvenir à une modification des durées de protection au niveau européen dans ce sens. Cependant, il est évident qu’un tel enchevêtrement de normes demeure problématique et aboutit à une situation insatisfaisante ralentissant le partage de la connaissance.
Dans un second temps, s’agissant de la notion de domaine public, celle-ci est simplement évoquée aux articles L123-8 et L123-9 du Code de la Propriété Intellectuelle relatifs à la durée de la protection sans pour autant en donner une définition légale. Certains acteurs politiques, à la tête desquels Isabelle Attard, avaient donc proposé d’inscrire cette notion dans la loi. A cet égard, la députée avait défendu un amendement lors de l’étude du projet de la loi relatif à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine au mois de septembre 2015. Cet amendement visait à en outre à renverser les fondements juridiques actuels de la propriété intellectuelle en modifiant l’article L111-1 du Code de la Propriété Intellectuelle afin de faire du domaine public le principe moteur régissant le droit d’auteur et les œuvres de l’esprit les exceptions à celui-ci. Cet amendement n’a pas été retenu dans le projet de loi voté le 6 octobre 2015. De même, l’article 8 du projet de loi Pour une République Numérique se proposait à son tour de consacrer la notion de « domaine commun informationnel » mais cette proposition n’a pas été retenue dans la lecture du projet adoptée le 26 janvier 2016.Vivement opposée à la consécration législative du domaine public, l’ancienne ministre de la Culture, Fleur Pellerin arguait que celle-ci serait « inutile », « dangereuse » et « inopportune » eu égard aux dispositions L122-7-1 du Code de la Propriété Intellectuelle organisant la mise à disposition gratuite d’une œuvre par son auteur.
Alors même qu’un plus grand partage du savoir semble tomber sous le sens, donner une définition positive se révèle donc laborieux. La diffusion du texte en méconnaissance de la protection accordée par le droit de la propriété intellectuelle est devenue un acte politique sous-tendu par des enjeux juridiques importants et s’accompagne de la volonté de dénoncer, dans le cas présent, les arguments juridiques, parfois discutables, du Fonds Anne Frank.
La portée discutable des arguments juridiques avancés par le Fonds Anne Frank
Le passage contesté du Journal d’Anne Frank dans le domaine public pose plus largement un problème de fond : celui d’un éventuel abus lié à l’exploitation d’œuvre dans un but strictement économique ou copyfraud.
En effet, outre les arguments moraux quelque peu douteux avancés par les membres du Fonds Anne Frank, l’argumentaire juridique de l’institution interroge lui aussi. Selon le Fonds Anne Frank, l’ouvrage serait encore couvert par la protection du droit d’auteur pour les vingt prochaines années à venir dans la majorité des pays de l’Union Européenne alors même que la première publication de l’œuvre originale avait eu lieu en 1947. Ainsi, la version « complète » de l’œuvre, fruit des modifications d’Otto Frank, bénéficierait d’une protection jusqu’en 2050, le père de l’auteur, disposant a priori de droits propres sur cette œuvre composite, étant décédé en 1980. Cet argument est largement contestable puisque dès lors le seul fait de procéder à des corrections sur l’œuvre, commandée par la censure, conférerait un droit nouveau à son correcteur.
Par ailleurs, le Fonds Anne Frank met également en avant la nécessité d’empêcher le basculement de l’œuvre dans le domaine public afin de protéger son intégrité. L’épuisement des prérogatives conférées par les droits patrimoniaux représenterait donc une menace pour le Journal d’Anne Frank, laissé pour compte aux « négationnistes et falsificateurs ». S’il est indéniable que l’expiration de la durée de protection entrainerait de facto l’extinction des droits patrimoniaux de l’auteur ou de ses ayants droits, le droit moral lui ne s’éteint pas et demeure personnel, perpétuel, inaliénable et imprescriptible. Le droit au respect de l’œuvre permettait donc de protéger l’œuvre contre toute forme de dénaturation.
En réalité, on peut penser que la volonté de prolonger sciemment la durée de protection, implique la survivance des droits patrimoniaux, et donc in fine, la possibilité d’exploiter l’œuvre sur le plan économique. Cette volonté s’est récemment illustrée avec la tentative d’enregistrement engagée par le Fonds Anne Frank afin de protéger l’appellation Journal d’Anne Frank sur un autre fondement que le droit d’auteur, celui du droit des marques. En déposant cette appellation, le Fonds s’assurerait d’une nouvelle protection juridique paralysant le passage de l’œuvre dans le domaine public tant que la marque sera entretenue et exploitée par son titulaire.
Cette démarche pour le moins critiquable pose ostensiblement la question de l’exploitation abusive des droits par l’institution. Bien loin des nobles ambitions visant à protéger le récit inestimable de cette victime de l’horreur nazie, nul doute que le filon Anne Frank n’a pas fini d’être exploité sans doute au détriment du premier intéressé, le public.
Sources :
ANONYME, « Q&A about the Copyrights to Anne Frank’s Diary », annefrank.ch, consulté le 20 février 2016, http://www.annefrank.ch/tl_files/content/media/dokumente/AFF_Q%20and%20A%20Copyrights_final_FR.pdf
ATTARD (I.), « Vive Anne Frank, vive le Domaine Public », isabelleattard.fr, mis en ligne le 1er janvier 2016, consulté le 14 février 2016, http://isabelleattard.fr/blog/2016/01/vive-anne-frank-vive-le-domaine-public/
BERNE (X.), « La fondation Wikimedia retire le Journal d’Anne Frank de la bibliothèque Wikisource », nextinpact.com, mis en ligne le 12 février 2016, consulté le 13 février 2016, http://www.nextinpact.com/news/98507-la-fondation-wikimedia-retire-journal-d-anne-frank-bibliotheque-wikisource.htm
FRANK (A.), Journal d’Anne Frank, Le Livre de Poche, 2013, 368p.
ROGERS (J), « Wikimedia Foundation removes The Diary of Anne Frank due to copyright law requirements », blog.wikimedia.org, mis en ligne le 10 février 2016, consulté le 13 février 2016, https://blog.wikimedia.org/2016/02/10/anne-frank-diary-removal/