Le 18 novembre dernier, les utilisateurs français de la plateforme de vidéo à la demande Netflix ont eu la bonne surprise de découvrir que le film Divines d’Houda Benyamina était disponible au visionnage.
S’il convient de parler de bonne surprise c’est parce que la Caméra d’or de la 69ème édition du festival de Cannes ne devait normalement pas être disponible en France avant 2019 et ce en raison des règles françaises relatives à la chronologie des médias. Cette réglementation spécifique issue d’un accord entre les professionnels du cinéma vise à organiser la diffusion des œuvres cinématographiques en fonction de leur type d’exploitation (DVD, VOD, télévision…) de sorte que chaque moyen de diffusion se voit imposer un certain délai avant de pouvoir à son tour exploiter l’œuvre. Aujourd’hui les services de vidéo à la demande (SVOD) comme Netflix doivent patienter 3 ans avant de pouvoir inscrire un film à leur catalogue français. Autrement dit le film Divines est aujourd’hui disponible partout en Europe sauf dans son pays d’origine. Le film a d’ailleurs très vite été retiré du catalogue Netflix France par l’entreprise qui reconnaît une « erreur ». Certains préfèrent y voir plutôt une provocation de la part de Netflix dont la position à l’égard de la chronologie des médias français est connue. Ainsi Netflix tenterait-il de bousculer les règles jusque-là immuables de la chronologie des médias ?
Il faut dire que ces dernières semaines, Netflix n’a pas été le seul à ébranler la chronologie des médias. Dernièrement, c’est le directeur général d’Orange Studio (filiale de l’opérateur spécialisée en productions cinématographiques) qui est passé à l’offensive estimant que le blocage dû à la chronologie des médias est un handicap majeur dans un contexte international. Fin septembre, c’est le groupe Canal + pourtant réticent à l’idée de toucher à la réglementation actuelle qui a fait part de ses propositions en vue d’une possible réforme.
Malheureusement pour les consommateurs le séisme n’a pas vraiment eu lieu…
La remise en question légitime d’une réglementation anachronique
La chronologie des médias a, à l’origine, été pensée pour préserver les exploitants de salles. En effet l’absence d’un délai suffisant entre la sortie en salle du film et son exploitation via un autre support consisterait en une sortie quasi-simultanée qui serait néfaste pour la fréquentation des salles obscures et leur survie.
Ainsi depuis l’accord du 6 juillet 2009, il faut patienter suite à l’exploitation en salle :
- 4 mois pour la sortie DVD et VOD (location)
- 10 mois pour une diffusion sur les chaînes télévisées payantes de cinéma
- 22 mois pour les chaînes télévisées gratuites et coproductrices
- 36 mois pour les SVOD
Si le premier délai semble ne pas poser de problème, les délais qui suivent s’avèrent en revanche très long et en décalage avec la réalité des usages des consommateurs qui ne veulent plus attendre aussi longtemps pour pouvoir profiter des œuvres. Ce changement de comportement est aussi dû à l’avènement du numérique qui facilite l’accès et encourage la consommation de contenus. Or un temps d’attente trop long encourage le piratage au détriment des offres légales. Avec le système de chronologie des médias actuel, les films les plus récents sur les catalogues des SVOD ont 3 ans. La conséquence est un frein au développement de ces nouveaux services qui sont pourtant considérés comme l’avenir de la consommation d’œuvres audiovisuelles et cinématographiques.
Canal + a proposé d’avancer les délais entre chaque fenêtre d’exploitation de 4 mois sauf pour le délai entre la sortie en salle et l’exploitation DVD et VOD qui resterait logiquement inchangé. L’effort de Canal + est notable mais à y regarder de plus près, ces propositions semblent surtout lui être profitables. En effet la chaîne voit le délai d’exploitation des œuvres sur ses chaînes passer de 10 à 6 mois ce qui est très avantageux. Au contraire le délai imposé à la SVOD ne passe que de 36 à 32 mois. Autant dire que le résultat reste le même. Des propositions plus audacieuses auraient été les bienvenues. Les plateformes, elles, souhaiteraient voir le délai qui leur est imposé passer à 18 mois.
Le financement des œuvres audiovisuelles et cinématographiques : un enjeu culturel et économique qui ne doit pas être laissé pour compte
Néanmoins, trop toucher à la chronologie des médias serait donner un avantage considérable aux plateformes SOVD comme Netflix et Amazon et risquer ainsi de porter atteinte à la création d’œuvres audiovisuelles et cinématographiques françaises. En effet, les deux géants américains disposent d’un pouvoir financier et attractif plus important que les autres acteurs du secteur et échappent complètement à la réglementation française. Netflix France s’étant installé durant l’été aux Pays-Bas, il n’est dorénavant plus dans l’obligation de respecter les règles du pays dans lequel il émet puisqu’en droit de l’union européenne c’est la loi de l’état d’émission qui s’applique. Par conséquent Netflix ne participe plus au financement du CNC et n’est plus dans l’obligation de contribuer à la création audiovisuelle française et européenne. Bien que Netflix ait décidé de continuer à produire sa seule série française Marseille rien ne dit qu’un jour d’autres productions pourraient être mise sur le chantier.
En d’autres termes Netflix et Amazon tireraient tous les bénéfices d’une réduction trop importante des délais de diffusion et la diversité culturelle pourrait se retrouver lésée.
Canal +, le « grand argentier du cinéma français », entend bien se défendre face à cette redoutable concurrence et pour appuyer ses propositions de réforme, s’est engagé à sécuriser le financement du cinéma français. La groupe a d’ailleurs reçu le soutien de l’Union des Producteurs du Cinéma.
Avec son implantation aux Pays-Bas et la sortie prématurée de Divines, on voit bien que Netflix peut facilement déroger à la réglementation sans être trop inquiété. Même si le CNC a déclaré qu’il tirerait toutes les conséquences de cette entrave à la chronologie des médias, on est en droit de se demander comment ?
L’arrivée de Divines dans le catalogue français malgré la réglementation l’interdisant met en exergue toute la difficulté qui existe au niveau de l’harmonisation européenne en matière d’audiovisuel.
La chronologie des médias et le géoblocking dans le viseur de l’Union Européenne
Le 14 septembre dernier, dans son projet de directive sur le droit d’auteur, la commission européenne a fait part de sa position sur le sujet en estimant qu’il fallait « briser les barrières nationales ». L’Union Européenne souhaite en effet remettre en cause le géoblocking dont dépend la chronologie des médias.
Le géoblocking permet une territorialité du droit d’auteur. C’est à dire que les SVOD doivent aujourd’hui obtenir des licences de diffusion des œuvres dans l’ensemble des pays de l’Union Européenne et ce afin de favoriser la diversité culturelle et le financement du cinéma. La commission propose de remplacer l’obtention de ces licences par une licence unique couvrant tout le territoire de l’Union Européenne. Il n’y aurait ainsi plus de blocage de contenus en fonction des pays et ceci aurait pour conséquence de proposer une offre légale plus attractive et donc de diminuer le piratage. En favorisant la diffusion transfrontières, Bruxelles, pourrait donc porter un coup fatal à la chronologie des médias.
Il s’agit d’une solution libertaire mais là encore, le danger serait de favoriser Netflix et Amazon au détriment du financement des œuvres qui repose pour l’essentiel sur l’exclusivité territoriale. Le prix de la licence européenne risque donc de s’avérer très élevé voir même trop élevé pour les acteurs ne disposant pas de la puissance financière de Netflix et Amazon. Ces derniers soucieux de toucher un public large pourraient limiter leurs contenus aux œuvres plus consensuelles et par la même impacter la diversité culturelle.
Ainsi, si les règles relatives à la chronologie des médias et au géoblocking viennent instaurer des limites quant à l’accès à la culture, il paraît plus que nécessaire d’accompagner une telle réforme par une réflexion sur le financement de la création européenne.
SOURCES :
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Interviews :
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