« Les rumeurs sont comme des rats, il est impossible de s’en débarrasser » disait Andrew Coburn. L’application « Gossip, les potins anonymes » en est le parfait exemple au regard de l’explosion des nouvelles technologies qui nous accompagnent.
L’influence de la série américaine « Gossip Girl » colportant des ragots de manière anonyme sur un blog a inspiré la créatrice de cette vénéneuse application. Par son biais, il est possible de répandre une rumeur sur une personne et de l’envoyer à tous les contacts de son répertoire téléphone et Facebook possédant l’application. Ils pourront alors recevoir l’infâme « gossip » sans avoir connaissance de son émetteur. Le potin, écrit en moins de 140 caractères, est anonyme et éphémère, puisqu’il s’autodétruit au bout de 10 secondes. Il est également possible de rapporter la preuve de la rumeur diffusée via une photo ou une vidéo. L’application a connu un succès fulgurant, notamment chez les collégiens et lycéens.
La promotion naïve du harcèlement
Du fait de son grand succès, l’application a été mise en lumière, dans un premier temps, dans les cours de récréation. Nouvelle arme propice au harcèlement scolaire, elle permettait d’alimenter les méfaits contre un élève de manière encore plus perverse. Il s’agit d’une réelle promotion du harcèlement car on leur délivre l’outil propice à la chose.
Elle a fait naître une certaine inquiétude au sein du corps enseignants et des parents d’élèves, mais plus étonnant encore, chez les élèves eux-mêmes. Les mouvements de lutte contre le harcèlement scolaire et autres organisations lycéennes ont alors fait remonter le problème jusqu’au Ministre de l’Éducation. Najat Vallaud-Belkacem a donc demandé « aux recteurs d’académie d’exercer, avec l’aide des chefs d’établissement des lycées et collèges, une extrême vigilance sur la teneur des messages qui seraient mis en ligne sur cette application et de signaler aux procureurs de la République, sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale, tous propos injurieux ou diffamatoires proférés à l’encontre d’élèves ou de personnels ».
D’après sa créatrice, Cindy Mouly, l’application n’avait pas vocation de rendre plus facile le cyberharcèlement chez les adolescents. Elle ne devait être qu’un moyen « ludique » de poster des rumeurs chez les 18-25 ans. Elle a été surprise de la perversion de certains utilisateurs et affirmait que « les mineurs n’ont pas à être dessus ». Pour elle, cette application était « bonne enfant, sympathique ».
A cette suite, l’application fut suspendue pour mieux réapparaitre.
Une menace manifeste aux droits des personnes
C’est en Septembre dernier que la CNIL est venue mettre en demeure l’application. Inutilisable pendant un certain temps, elle a fini par refaire des siennes. Or mis à part sa participation active au sein du cyberharèlement, l’application néfaste contient de nombreuses violations de la Loi Informatiques et Libertés du 6 Janvier 1978.
Dans sa mise en demeure publique, la CNIL s’est appuyée sur une violation de l’article 1er de la loi, inchangé depuis 1978, et de l’article 7. L’article 1er dispose que « l’informatique doit être au service de chaque citoyen. Son développement doit s’opérer dans le cadre de la coopération internationale. Elle ne doit porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques. » Cette disposition est un principe général que l’autorité administrative indépendante utilise surtout lors de graves atteintes aux droits des personnes. L’intérêt de l’individu prime sur la technologie. De fait, il parait inacceptable q’une application soit au service du harcèlement et permette de bafouer la réputation et la dignité d’une personne par la diffusion de « gossip » malveillant.
Cet article s’est vu ajouter l’autodetérmination informationnelle avec la Loi du 7 Octobre 2016 pour une République Numérique « Toute personne dispose du droit de décider et de contrôler les usages qui sont faits des données à caractère personnel la concernant, dans les conditions fixées par la présente loi ». Cet ajout permet de fonder la première violation de l’application. En effet, dans son utilisation la plus perverse, il est possible que la personne ciblée par le ragot ne soit pas au courant de ce qu’il se dit sur elle du fait qu’elle n’ait pas téléchargée l’application. Il est donc possible pour une personne lambda d’être le sujet de moqueries, parfois extrêmes, sans qu’elle ne le sache. Il y a une absence totale de contrôle de l’individu sur les propos rapportés. L’application envoie le sombre message aux utilisateurs l’ayant téléchargés et ayant le numéro de la personne visée dans leur répertoire. Cet usage démontre une intrusion manifeste sur nos données personnelles.
C’est ce traitement intrusif des données qui a permis à la CNIL de fonder leur mise en demeure sur un second article de la loi Informatiques et Libertés de 1978. C’est l’article 7 qui appuie la décision. Article qui liste les fondements légitimes nécessaires pour procéder à un traitement de données. L’autorité administrative indépendante porte son regard plus particulièrement à l’alinéa 5 de l’article qui dispose que « la réalisation de l’intérêt légitime poursuivi par le responsable du traitement ou par le destinataire, sous réserve de ne pas méconnaître l’intérêt ou les droits et libertés fondamentaux de la personne concernée. » Ici, l’intérêt légitime poursuivi par le responsable semble inévitablement méconnaitre « l’intérêt ou les droits et libertés fondamentaux des personnes. » puisque l’application « pioche » les numéros de téléphone du répertoire de l’utilisateur selon sa volonté.
La CNIL, dans sa décision, prend des mesures radicales à l’encontre de la société WMG responsable de l’application. Il faut noter qu’elle ne demande pas simplement la mise en conformité du traitement des données, mais plutôt une indiscutable cessation de ce traitement litigieux. Il est important de rappeler qu’une mise en demeure n’est pas une sanction. C’est pour cela qu’elle accompagne sa décision par une saisine du Procureur de la République par le biais de l’article 40 du Code de Procédure civile qui permet de pallier à l’absence de poursuite, si la société ne se conforme pas aux attentes de la CNIL.
Une responsabilité à repenser ?
Il parait évident que la responsabilité engagée, dans ce genre de cas, est celle de la société ou bien même de l’auteur – si l’on parvient à l’identifier- des propos litigieux. Or il semble important de se poser la question de la responsabilité des plateformes permettant l’accessibilité de tels contenus.
Ce sont les plateformes Google et Apple Store qui mettent à disposition l’application par le biais d’un téléchargement. Dès lors, pourquoi ne pas engager leur responsabilité du fait de leur acceptation à promouvoir de tels moyens incitant à la discrimination ? L’argument de la neutralité et loyauté des plateformes est sans doute le plus probant. En effet, Internet est régi par une gestion non discriminatoire des contenus et des flux. Une incrimination serait alors contraire à ce principe, puisqu’il supposerait une régression au sein de l’innovation, des échanges et de la liberté de communication. Ces plateformes sont sans aucun doutes des intermédiaires en ce sens qu’ils mettent à disposition des contenus créer par des éditeurs (concepteur de l’application).
Cependant, ne pourrait-on pas engager la responsabilité des plateformes Apple Store ou Google sous le couvert du statut d’éditeur ou d’hébergeur ? Tout dépend ici de la qualification de la plateforme. Est-elle un éditeur ou un simple prestataire technique ? L’éditeur est celui qui a un rôle actif, c’est-à-dire qu’il a connaissance et contrôle le contenu diffusé sur son site. Il est donc responsable de tout ce contenu et est même soumis à une obligation de contrôle. Alors que l’hébergeur, est un prestataire technique qui assure simplement la mise à disposition d’un serveur et éventuellement d’une interface. L’activité de l’hébergeur revêt un caractère purement technique, automatique et passif, impliquant qu’il n’ait pas eu la connaissance ni le contrôle des informations transmises ou stockées. Il bénéficie donc d’un régime allégé de responsabilité, qui ne peut être engagée que s’il a été informé d’un contenu manifestement illicite, et qu’il n’a pas agi promptement pour le retirer.
La qualité d’hébergeur est généralement revendiquée par les plateformes suivant l’article 6 de la loi LCEN du 21 Juin 2004. Elles ne sont pas responsables des contenus hébergés sauf si elles ont reçu une notification de l’illégalité du contenu. Mais comment signaler une application ? Serait-ce par les commentaires négatifs laissés dans le descriptif de l’application ? En l’espèce, l’application contenait de nombreux commentaires dénonçant l’activité litigieuse qu’elle engendrait, mais elle ne fut pas retirée.
De plus, la qualification d’éditeur serait cohérente avec le travail d’éditorialisation qui est fait sur le système d’exploitation des smartphones. On y trouve un classement des contenus et un contrôle a priori de certaines caractéristiques du contenu des applications. On pourrait alors rechercher à engager une responsabilité éditoriale de l’intermédiaire.
Cette affaire soulève donc la question d’une possibilité de se retourner contre des intermédiaires comme l’Apple Store ou Google qui rendent accessibles des contenus contraires aux droits de la personne sans pour autant en être inquiétés.
SOURCES :
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ANONYME, « La CNIL met en demeure l’application Gossip de se conformer à la loi », publié le 14 Octobre 2016, consulté le 12 Novembre 2016, http://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/10/14/la-cnil-met-en-demeure-l-application-de-rumeurs-gossip-de-se-conformer-a-la-loi_5013951_4408996.html
REYNAUD (F), « Gossip l’application de rumeurs française qui inquiète élèves et enseignants », publié le 03 Juin 2015, consulté le 12 Novembre 2016, http://www.lemonde.fr/pixels/article/2015/06/03/gossip-l-application-de-rumeurs-francaise-qui-inquiete-eleves-et-enseignants_4646694_4408996.html
REYNAUD (P), « Le cadre juridique des applications », consulté le 20 Novembre 2016, http://www.reynaud-avocat.com/le-cadre-juridique-des-applications/
VALLAT (T), « L’application Gossip de nouveau sur la sellette et sévèrement mise en demeure par la CNIL », publié le 16 Octobre 2016, consulté le 12 Novembre 2016, http://www.thierryvallatavocat.com/2016/10/l-appli-gossip-de-nouveau-sur-la-sellette-et-severement-mise-en-demeure-par-la-cnil.html
VALLAT (T), « Cyberharcèlement : l’application polémique Gossip suspendue pour renforcement de la modération », publié le 1er Juin 2015, consulté le 12 Novembre 2016, http://www.thierryvallatavocat.com/2015/06/cyber-harcelement-l-appli-polemique-gossip-suspendue-pour-renforcement-de-la-moderation.html
VALLAUD-BELKACEM (N), Communiqué de presse « Application Gossip », publié le 3 Juin 2015, consulté le 20 Novembre 2016, http://www.education.gouv.fr/cid89568/application-gossip.html
Décision de la CNIL 2016-079 du 26 Septembre 2016 Mise en demeure sté WMG https://www.cnil.fr/sites/default/files/atoms/files/d2016-079_med_w.m.g.pdf
Podcasts émission « Seul contre tous » de Sud Radio, http://www.sudradio.fr/Podcasts/Seul-contre-tous/Gossip-il-faut-interdire-le-portable-avant-la-fin-du-lycee