Le 1er janvier 2018 est entrée en vigueur une loi allemande dite « NetzDG », qui permet un contrôle plus étendu des réseaux sociaux, notamment pour lutter contre le déploiement de fausses informations. Pourtant, deux problèmes majeurs apparaissent déjà : d’aucuns considèrent qu’elle porte atteinte à la liberté d’Internet, et d’autres y voient un outil de censure et une source d’obligations trop forte pour les éditeurs. Ces tergiversations internationales permettent de lever le voile sur la délicatesse d’une règlementation en la matière.
Médias et numérique : l’enjeu informatif
L’univers numérique a cela d’avantageux qu’il permet à tout individu, pour autant qu’il dispose d’un débit suffisant à une connexion, d’avoir accès à la toile. Si cela ne se limitait qu’à un simple accès, aucune difficulté ne serait à craindre — or depuis quelques années, avec la propagation des réseaux sociaux, de nouvelles formes d’expression ont vu le jour. La démocratisation de la parole a vu parfois son utilité confirmée — le Safety Check instauré par Facebook lors des attentats est rapide et rassurant. Dans un registre plus léger, la communauté numérique aime à se divertir avec les memes, les trolls et les vidéos amusantes relayées par Twitter, YouTube et autres.
Une véritable diversité culturelle s’est donc installée sur Internet, au sein de microcosmes variés. Hélas les contenus agréables ne sont pas les seuls à y circuler, et les fausses informations ont rapidement pullulé sur la toile. Pour qu’un fait devienne une information, il doit remplir trois caractéristiques : avoir un intérêt pour le public, être factuel, et être vérifié. Au sein de la sphère numériques, il est parfois difficile de distinguer un avis — « cet homme politique est nul » — d’une information — « à cause de cet homme politique, les impôts ont augmenté depuis 3 ans ». La véritable difficulté est en réalité la vérification de l’information par le recoupement de sources, mais les utilisateurs d’Internet, parfois pressés, ou trop peu sensibilisés, n’en prennent pas le temps. Les fausses informations, inventées de toutes pièces, ont un intérêt tout particulier pour leurs créateurs : générer du « clic » pour augmenter leurs revenus publicitaires.
Les hébergeurs de contenu ne sont pas les seuls concernés — les médias aux éditions numériques doivent faire face à ce fléau. Le Monde a ouvert les hostilités, début février 2017, avec la création d’un outil en ligne, le Décodex. Cette branche digitale du quotidien est composée d’une équipe de journalistes, attelé à la vérification de centaines d’informations. Le site permet aux utilisateurs de tester la fiabilité d’un lien, et propose même une extension pour les navigateurs, qui l’indique en temps réel. En outre, les journalistes se penchent assez régulièrement sur le phénomène de diffusion, nous permettant de le décrypter et de l’appréhender. Généralement, le lancement de fausses informations est initié par une page sans aucun rapport avec l’article : « Trucs de grand-mère », ou « Vivre Femme », titres évoquant des contenus à priori inoffensifs. Après avoir gagné des abonnés, et pour faire vivre la page, les sites dégainent les fake news. L’enquête révèle que douze fausses informations ont ainsi été relayées plus de 90.000 fois sur Facebook, et ont ainsi atteint 313.000 internautes, la première en tête : de la viande humaine chez McDonald’s.
Les alliances médiatiques : le développement d’une régulation autonome
Malgré les protestations des internautes, aucune modification ne sera apportée à ces articles, qui resteront en ligne, bien que vite tombé aux oubliettes. Outre le danger de leur diffusion pour les utilisateurs un peu trop naïfs, se pose alors le problème de leur réglementation, ou, tout au plus, de leur régulation. C’est ainsi que sept médias français ont rejoint Le Monde dans ce combat, en collaborant avec Facebook, qui les soutient désormais financièrement. Cette fronde est sans nul doute une réaction de la firme suite à la présidentielle américaine, évènement qui avait été plus que propice à la propagation de tels contenus, causant l’emballement de l’opinion publique. Le système de fast checking mis au point permet une centralisation des signalements des utilisateurs sur une plateforme unique — dès lors que deux médias partenaires vérifient qu’une information est erronée, celle-ci est marquée au fer blanc et son exploitation publicitaire sur Facebook devient impossible. Pour Jérôme Fenoglio, directeur du Monde, c’est un élément décisif, qui permettrait enfin « d’agir sur un algorithme quand un contenu pose un problème éditorial ». Le réseau social a donc enfin compris qu’il devait lâcher du lest sur sa toute-puissance économique pour préserver la véracité informationnelle et le bon fonctionnement de la presse. Une extension de ce procédé à d’autres pays est même prévue.
L’on tiendrait ici l’un des outils de régulation — à compter que la pratique se développe, regroupant de plus en plus de médias. Il s’agirait d’une méthode de coopération entre les lecteurs et les journalistes, qui impliquerait alors un engagement de tout un chacun. L’idée ne semble pas si mauvaise, dans la mesure où les systèmes juridiques semblent perdre pied face à ce fléau.
La loi allemande en est un bon exemple. Entrée en vigueur au 1er janvier, elle prévoit notamment l’obligation pour les plateformes de supprimer tout contenu manifestement illégal dans les 24 heures suivant leur signalement, sous peine d’une amende pouvant atteindre 50 millions d’euros. Le couperet est tombé et les premiers suppliciés ont déjà fait entendre leurs contestations — le texte ne fait clairement pas l’unanimité. L’un des premiers Tweet effacé sera celui de Beatrix von Storch, députée allemande d’extrême-droite — quelques jours après, ce sera celui d’un magazine parodique célèbre, qui avait eu le malheur de prendre cette anecdote à la dérision. Allant à l’encontre même d’un principe fondamental, la liberté d’expression, ce mécanisme apparaît aux yeux de beaucoup comme une censure arbitraire qui laisserait aux utilisateurs et aux entreprises privées le soin de désigner comme illicite un contenu. Le gouvernement allemand a donc entrepris de légiférer en la matière, se plaçant comme sanctionnateur, mais délègue aux plateformes le soin de rechercher et supprimer les fausses informations.
Cette épée de Damoclès ouvre la porte à des dérives qui pourraient, à terme, anéantir le droit à l’humour et aux expressions politiques variées, regroupées au sein du pluralisme culturel. La loi n’était-elle pas qu’un écran de fumée qui, plutôt que de proposer un mécanisme de régulation efficace, n’a fait que rendre obligatoire la procédure de signalement et de suppression, préexistante sur les réseaux ?
Journaliste professionnel et dilettante du journalisme
Pourtant, quelques jours après l’annonce d’un projet de loi en la matière par Emmanuel Macron, un sondage révèle que 79% des français y sont favorables. Ces chiffres sont d’autant plus étonnants que la loi du 29 juillet 1881, portant liberté de la presse, s’emparait déjà du sujet en son article 27 : « la publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers » est punie de 45.000 € d’amende. L’une des solutions envisageables réside peut-être dans l’extension de cette disposition légale à la presse en ligne, et aux nouveaux éditeurs — y compris les plateformes et les hébergeurs de contenu. Alexis Corbière, député de la France insoumise, s’inquiète que de telles mesures ne déséquilibrent l’équilibre de la loi de 1881 et les bases d’éthique qu’elle impose aux journalistes.
Et c’est bien là le cœur du problème. Les journalistes professionnels sont soumis à des obligations éthiques, déontologiques, et de par leur conscience, sont amenés à vérifier les informations qu’ils diffusent. De nombreux verrous accompagnent alors la rédaction d’un article : recoupement des sources, relecture, vérification sur le terrain ou auprès d’autorités reconnues. Sur les réseaux sociaux, ou dans les référencements des moteurs de recherche, les fausses informations ne sont pas rédigées par des journalistes. Ce ne sont parfois même pas des articles, mais de simples brèves, de courts messages, des vidéos. Elles sont initiées par des sites sans aucune qualité journalistique, mais qui ont quand même la possibilité de publier ces contenus — et cela est permis par les réseaux sociaux. Ce cercle vicieux généré par cette libéralisation de la parole est désormais un couteau à double tranchant — et l’expression populaire a un prix que les gouvernements n’arrivent pas à payer.
Puisque l’on ne peut se tourner vers une censure systématique de tout contenu « choquant » — car l’humour, la parodie, le détournement peuvent parfois l’être — à l’instar de la loi allemande qui dérange, après seulement une quinzaine d’existence, il ne reste que deux solutions. L’hypothèse législative n’est pas à écarter, dans une moindre mesure, et si elle n’est pas liberticide — en ce sens, reste à attendre les propositions du Gouvernement français. Mais le meilleur compromis ne serait-il pas, à l’image de l’alliance médiatique avec les réseaux sociaux, de renforcer la coopération entre la presse et le numérique ? Cette mobilisation couplée des internautes, des journalistes et des réseaux sociaux témoignerait d’une volonté de fiabilisation des contenus en ligne. En outre, elle permettrait aux journalistes d’affirmer leur pouvoir de vérification et leur rôle de détenteur d’informations justes et vérifiées, pouvoir qui s’est retrouvé amoindri avec la prise de parole individuelle.
SOURCES :
Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse
DELCAMBRE A., « Huit médias français s’allient à Facebook contre les “fake news”, Le Monde, publié le 6 fév. 2017, consulté le 13 jan. 2018, < http://abonnes.lemonde.fr/actualite-medias/article/2017/02/06/huit-medias-francais-s-allient-a-facebook-dans-sa-lutte-contre-les-fake-news_5075054_3236.html >
Les Décodeurs, « Décodex : qu’est-ce qu’une information ? », Le Monde, publié le 23 jan. 2017, consulté le 13 jan. 2018, < http://abonnes.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/01/23/decodex-qu-est-ce-qu-une-information_5067721_4355770.html >
SÉNÉCAT A., « Enquête sur les usines à fausses informations qui fleurissent sur Facebook », Le Monde, publié le 05 juin 2017, consulté le 13 jan. 2018, < http://abonnes.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/07/05/enquete-sur-les-usines-a-fausses-informations-qui-fleurissent-sur-facebook_5156313_4355770.html >
WIEDER T., « Polémique en Allemagne sur une loi contrôlant les réseaux sociaux », Le Monde, 12 jan. 2018, p. 4
Le Figaro.fr, Reuteurs, « Les Français pour une loi contre les “fake news” », Le Figaro, publié le 11 jan. 2018, consulté le 13 jan. 2018, < http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/01/11/97001-20180111FILWWW00352-les-francais-pour-une-loi-contre-les-fake-news-sondage.php >
« Le téléphone rouge : ce qu’ils en pensent », L’Obs, édition du 11 au 17 jan. 2018, n°2775, p. 9