En 2018, les médias ont pu mettre en avant la suspension des comptes Facebook, Instagram et Twitter du mouvement d’extrême droite « Génération Identitaire » ou encore la suppression du clip de Nick Conrad « Pendez les Blancs » sur YouTube. Pourtant, ces mesures prises par les réseaux sociaux restent encore peu nombreuses. Qu’il s’agisse de contenus racistes, antisémites, homophobes ou encore sexistes, une vague de haine est quotidiennement déversée sur Internet et insuffisamment censurée par les plateformes. En novembre dernier, une étude réalisée par l’Association des Services Internet Communautaires (ASIC), en partenariat avec OpinionWay, fait état d’un constat alarmant : 53% des français interrogés déclarent avoir déjà été confrontés à des contenus haineux sur Internet, mais seulement 8% d’entre eux considèrent que la lutte contre ce phénomène s’est améliorée au cours de ces trois dernières années. Désormais, la France et l’Europe entendent encore muscler leur dispositif de lutte contre la cyber-haine en accentuant la pression sur géants du web.
Un encadrement juridique en désuétude
En France, depuis 2004, la loi pour la confiance en l’économie numérique, qui transpose les dispositions de la directive européenne « commerce électronique » de 2000, offre aux hébergeurs un régime de responsabilité allégé. Aux termes de l’article 6 §1 de cette loi, ces hébergeurs ne seront tenus pour responsables des contenus publiés sur leur plateforme que lorsqu’ils n’ont pas retiré « promptement » un contenu manifestement illicite leur ayant été signalé par un tiers. Cette législation ne date pas d’hier : au moment de son adoption, seuls certains intermédiaires techniques se voyaient appliquer ce régime. Rapidement, les évolutions techniques ont entrainé en France l’émergence de nouveaux acteurs majeurs dans le partage de contenus en ligne. Les réseaux sociaux, tels que YouTube, Facebook ou encore Twitter, se sont vu reconnaitre à leur tour la qualité d’hébergeur. Si leur essor a permis une libéralisation de la parole, l’instantanéité des messages véhiculés sur leur plateforme par les internautes ont fait des réseaux sociaux de véritables vecteurs de la haine en ligne. Cependant, en raison de leur statut, ces géants du web ne sont soumis à aucune obligation véritablement contraignante pour contribuer à la lutte contre les propos haineux. Leur action est insuffisante et le laxisme et le manque de coopération dont ils font preuve ont été soulignés à plusieurs reprises. Ainsi, aujourd’hui, la directive de 2000 et la législation française de 2004 semblent manquer d’effectivité et peuvent apparaitre comme désuètes.
Des premiers efforts européens d’autorégulation
Face à cette omniprésence de la haine sur les réseaux sociaux, les institutions ont décidé d’agir pour contraindre davantage les plateformes. Il y a 3 ans, un plan de lutte contre la cyber-haine a été amorcé au niveau européen. Le 31 mai 2016, les géants du numérique Facebook, Twitter, YouTube, Microsoft, rejoints un peu plus tard par Instagram et Google+, ont signé un accord avec la Commission européenne. Dans ce « code de bonne conduite », les plateformes s’engagent à lutter contre la haine en examinant, par le biais de « procédures claires et efficaces », les signalements de discours illégaux dans un délai de 24 heures, et à les supprimer si nécessaire. Si cette approche autorégulatrice a pu montrer certains progrès, la haine continue de se déverser sur internet. Fin 2018, l’European Grassroots Antiracist Movement (EGAM), dans un communiqué de presse, a révélé que seulement 31% des messages haineux étaient supprimés dans les 24 heures, Twitter étant la plateforme la moins réactive. L’association réclame une réglementation européenne plus forte pour contraindre les réseaux sociaux à respecter leur engagement. Cependant, pour l’heure, aucun projet européen n’a été amorcé. Dans un premier temps, des mesures plus coercitives sont envisagées sur le territoire français.
Vers une modernisation de la loi française
Au début de l’année 2018, le gouvernement français a annoncé la mise en place prochaine d’un plan de lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur les réseaux sociaux s’inspirant des revendications de plusieurs associations. Cette mesure a rapidement été déployée puisqu’en septembre, un rapport parlementaire relatif à la lutte contre la haine sur internet a été déposé. Ce dernier, composé de 20 recommandations, a pour objectif premier d’accentuer la pression sur les plateformes de contenus en ligne jugées comme trop « passives ». D’abord, le rapport suggère la création d’une nouvelle autorité de régulation des contenus illicites. Surtout, l’une des grandes lignes de ce projet est de remplacer l’obligation des hébergeurs d’agir « promptement » pour le retrait des contenus illicites signalés par une obligation de prendre des mesures dans un délai restrictif de 24 heures. De plus, sur les bases de la loi allemande entrée en vigueur le 1er janvier 2018, le rapport préconise une sanction particulièrement dissuasive : en cas de manquement des plateformes à leur obligation, l’amende qu’elles encourent serait doublée. Même si ces mesures permettraient de faire reculer efficacement la haine sur internet, elles pourraient également entrainer des conséquences importantes : les hébergeurs, craignant de manquer de temps et de se voir imposer une amende aussi lourde, pourraient procéder à une suppression systématique des contenus. Quoi qu’il en soit, le gouvernement a confirmé ses ambitions.
Vers une collaboration entre État et plateformes
Par ailleurs, en plus de cette réforme législative, une alliance entre l’État français et les plateformes commence à se former. Lors de son discours d’ouverture du Forum pour la Gouvernance de l’Internet en novembre 2018, Emmanuel Macron en a profité pour annoncer un projet des plus novateurs : à partir de 2019, pendant 6 mois, Facebook va partager ses méthodes de lutte contre les contenus haineux avec une délégation de régulateurs français issus notamment de la CNIL, de l’ARCEP ou encore du CSA. L’objectif de cette collaboration est d’arriver à construire une régulation commune pour lutter plus efficacement contre la propagation de ce type de contenus. Ainsi, en découvrant le travail d’identification, de catégorisation et de suppression des contenus haineux de Facebook, la France va pouvoir se rendre compte des efforts déployés par le géant du web dans la lutte contre la cyber-haine. Du côté de Facebook, cette coopération représente le moyen le plus efficace de démontrer la complexité de la tâche qui leur est demandée. Pour lui, il n’est pas le seul responsable du laxisme développé à l’égard de la suppression des contenus haineux. En effet, malgré les progrès considérables de l’intelligence artificielle, la plateforme rencontre d’importantes difficultés dans la modération de ce type de contenus : le contexte du message publié, l’humour, l’ironie ou encore le second degré sont des éléments encore mal maitrisés par les technologies. Ce problème empêche ainsi Facebook d’agir avec davantage d’efficacité pour faire reculer la haine en ligne. Toutefois, si cette première approche collaboratrice présente un bilan positif, il se pourrait bien que d’autres projets de ce type soient organisés avec les plateformes majeures.
Sources :
DONNAT (F) : « Contenus illicites sur Internet et hébergeurs », Les nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel, n°52, page 37, www.lextenso.fr, mis en ligne le 1erjuin 2016, consulté le 18 janvier 2019
EGAM, Communiqué de presse – « Discours de haine sur internet : l’EGAM alerte les Etats européens sur le manquement à la loi des réseaux sociaux ! » www.egam.eu, mis en ligne le 20 septembre 2018, consulté le 18 janvier 2019 http://www.egam.eu/communique-de-presse-discours-de-haine-sur-internet-legam-alerte-les-etats-europeens-sur-le-manquement-a-la-loi-des-reseaux-sociaux/
HUE (B) et AFP : « La France et Facebook s’allient pour lutter contre la haine sur Internet », www.rtl.fr, mis en ligne le 12 novembre 2018, consulté le 6 janvier 2019 https://www.rtl.fr/actu/futur/la-france-et-facebook-s-allient-pour-lutter-contre-la-haine-sur-internet-7795540884
LAUSSON (J) : « Le gouvernement confirme sa loi contre la haine sur Internet en 2019 » www.numerama.com, mis en ligne le 28 novembre 2018, consulté le 6 janvier 2019 https://www.numerama.com/politique/443329-le-gouvernement-confirme-sa-loi-contre-la-haine-sur-internet-en-2019.html
LINGIBÉ (P) : « Quelles responsabilités sur les réseaux sociaux ? » www.village-justice.com, mis en ligne le 16 juillet 2018, consulté le 18 janvier 2019 https://www.village-justice.com/articles/quelles-responsabilites-sur-les-reseaux-sociaux,29033.html
ROLLAND (S) : « Facebook ouvre pour la première fois ses algorithmes à l’Etat pour lutter contre les contenus haineux », www.latribune.fr, mis en ligne 12 novembre 2018, consulté le 6 janvier 2019 https://www.latribune.fr/technos-medias/internet/facebook-ouvre-pour-la-premiere-fois-ses-algorithmes-a-l-etat-pour-lutter-contre-les-contenus-haineux-797199.html
UNTERSINGER (M) : « Lutte contre la haine sur internet : un rapport pour « passer à une nouvelle étape » remis à Matignon » www.lemonde.fr, mis en ligne le 20 septembre 2018, consulté le 6 janvier 2019 https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/09/20/lutte-contre-la-haine-sur-internet-un-rapport-pour-passer-a-une-nouvelle-etape-remis-a-matignon_5357981_4408996.html
Étude de l’ASIC en partenariat avec OpinionWay : « Les français et les discours de haine sur Internet », www.opinion-way.com, publiée le 12 décembre, consultée le 25 janvier 2019 https://www.opinion-way.com/fr/component/edocman/opinionway-pour-asic-les-francais-et-les-discours-de-haine-sur-internet-novembre-2018/viewdocument.html?Itemid=0