La colère gronde le 1er octobre dans les rues de Rouen, une colère qui est celle des habitants en quête de vérité et de la transparence sur les évènements que leur promettent les membres du Gouvernement à chacune de leurs interventions dans les jours ayant suivi l’incendie de l’usine Lubrizol. Une colère mêlée à l’inquiétude des riverains qui fût exacerbée par le manque de traitement de l’incident par les médias historiques (radio, télévision, presse), essentiellement nationaux et alimentée par les « fake news » (ou « fausses informations ») qui se sont propagées en masse sur les réseaux sociaux.
Dans la nuit du mercredi 25 au jeudi 26 septembre 2019 donc, vers 3h du matin, dans l’un des trois sites de Lubrizol France, principale filiale étrangère du groupe Lubrizol Corporation, grand fabricant et distributeur américain d’additifs pour lubrifiants industriels et fluides de transport, se déclare un incendie. Une épaisse fumée se dégage alors de l’usine classée Seveso seuil haut et est poussée progressivement par les vents vers l’autre rive de la Seine et tous les villages, villes et communes environnantes. Le feu ne sera complètement étouffé que le jeudi au soir mais entre-temps, l’annonce du décès de l’ancien président de la République Jacques Chirac va bouleverser la façon dont va être relaté cet évènement dans les médias.
Et si Chirac n’était pas mort ?
Ironie du sort, si Jacques Chirac énonçait en 2002 au sommet de la Terre à Johannesburg : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs », la première question que soulève le sujet du traitement médiatique de l’incendie survenu dans cette usine est la place qu’il a pris dans les divers journaux et magazines ou émissions d’information radiodiffusés ou télédiffusés, en particulier nationaux. En effet, et ainsi que le rapportent notamment des journalistes locaux, une actualité en chassant une autre, l’annonce du décès de l’ancien président de la République Jacques Chirac par l’AFP en ce même 26 septembre vers midi prend immédiatement la place de l’information principale du jour au niveau des médias nationaux et les envoyés spéciaux à Rouen comprennent très vite que les duplex diffusés à l’antenne risquent de très vite se raréfier. L’évènement était pourtant relaté jusqu’à la mi-journée en continu sur les chaînes d’information. Louis Laforge, présentateur sur une de ces chaînes (France info) a d’ailleurs déclaré sur son compte Twitter qu’à partir de ce moment-là dans les rédactions « une autre journée commence ! ».
La couverture médiatique de l’évènement suscite des interrogations dès lors sur l’exigence de déontologie de l’information dans les services de médias audiovisuels qui, comme dans les services de presse écrite, est essentiellement déclarative, composée de déclarations d’intention. On peut citer ici à titre d’exemples la charte de d’éthique et de déontologie du groupe Le Monde (2010) ou encore l’accord France Télévisions sur le personnel journaliste (2011), centré sur la déontologie justement. La loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias a cependant en la matière accentué le phénomène de passage de la déontologie d’une valeur essentiellement morale à une valeur juridique en imposant l’édiction de chartes déontologiques dans les entreprises ou sociétés éditrices de presse ou audiovisuelles venant compléter les chartes préexistantes. De plus, l’article 6 de cette même loi est venu modifier le principal texte en matière audiovisuelle : la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication en instituant un comité relatif à l’honnêteté, à l’indépendance et au pluralisme de l’information et des programmes dans chaque entreprise éditrice de programmes audiovisuels diffusant des émissions d’information politique et générale, mesure à laquelle le CSA est associé par la création d’une nouvelle prérogative à son profit.
Pendant toute la durée des hommages au cours de la journée qu’a entraîné cette annonce, et lors des hommages nationaux populaires, puis religieux avec les cérémonies qui se sont tenues à Paris le mardi 1er Octobre, l’incident à Rouen a souvent été relayé par exemple au bandeau d’information défilant en bas de l’écran sur les chaînes d’information en continu, voire n’a plus été diffusé du tout, laissant aux riverains un sentiment d’abandon et de négligence quant à leur situation, éclipsée en quelque sorte par cette hiérarchie de l’information. Pour ce qui est de la presse, seul Paris-Normandie, quotidien régional, titrera le lendemain sur Lubrizol. Dès lors, la déontologie, à rappeler qu’étymologiquement le mot vient du latin « deon », la morale et « logos », le discours n’aurait-elle pas dicté de s’intéresser davantage à un évènement qui, certes, n’est pas rattaché à une tragédie tel que le décès d’une personne mais qui est susceptible de poser un problème de santé publique dans la zone autour du sinistre ? Lesdites chaines d’information en continu ont en effet pris la décision de passer en édition spéciale consacrée à la mort de l’ancien président dès l’annonce de l’AFP et entre 14h et minuit plus aucune information occupant l’écran des télévisions n’a été diffusée au sujet de Rouen, mais encore, l’édition de 20h du jeudi 26 septembre du journal de TF1 a consacré une cinquantaine de minutes au décès de Jacques Chirac, contre une vingtaine de secondes seulement à l’usine normande. La déontologie appliquée aux services de médias audiovisuels, qui semble avoir été renforcée en droit français depuis 2016, n’aurait-elle pas imposé une certaine équité dans le traitement des deux évènements ?
Pour les habitants de Rouen la preuve de la distorsion de l’information est claire dans les services de médias audiovisuels nationaux : les médias locaux relayent autant que faire se peut sur leur site Internet et sur les réseaux sociaux des informations en direct pendant qu’au niveau national, ils voient toujours la catastrophe occultée. Preuve en est également sur les réseaux sociaux où l’analyse de l’activité des comptes Twitter d’un panel de 100 médias français a révélé que ceux-ci avaient consacré environ 4 fois plus de tweets à la mort de l’ancien président de la République qu’à l’incident survenu à l’usine rouennaise entre le jeudi 26 et le lundi 30 septembre inclus. Cependant, la même analyse réalisée deux jours plus tard, soit après la vague de vive émotion et avant les hommages nationaux, relativise quelque peu cette distorsion car elle montre un nombre de tweets équivalent à une dizaine près entre les deux évènements, les tweets concernant le décès de l’ancien président se multipliant de nouveau en début de semaine suivante à partir de l’hommage populaire aux Invalides.
Le positionnement des médias peut s’expliquer néanmoins, et c’est ainsi que se défendent notamment les médias nationaux, par le fait qu’au moment de l’annonce du décès de l’ex-chef d’État, les informations dont les rédactions disposaient sur l’incendie à Rouen étaient parcellaires, potentiellement non fiables et ne parvenaient qu’au compte-gouttes, d’autant que l’heure était encore à la prudence étant donné le manque de recul sur la catastrophe et la nécessité avant de publier de vérifier les informations, tâche qui ne se concilie pas si aisément que cela avec une volonté d’information toujours plus grande et rapide du public. De surcroît, le décès de Jacques Chirac avait été anticipé et de nombreux articles étaient déjà prêts à publier lorsque l’annonce de sa mort est survenue.
Le choix éditorial différent entre les titres locaux et nationaux peut, au surplus, trouver son fondement dans le fait que ce sont principalement les sinistrés qui étaient alors désireux d’avoir une information plus importante sur l’incendie que sur la mort de l’ancien pensionnaire de l’Élysée. Le chercheur Pascal Froissart parle à ce propos du comportement du grand public de s’informer de façon thématique en utilisant l’expression d’« exposition sélective », il explique en effet que « les critiques viennent de ceux qui estiment que le thème qui les préoccupe n’a pas été assez évoqué, parce-qu’ils sont proches du lieu, de l’objet, ou inquiets sur un plan environnemental ou politique ». Toutefois, cette rareté voire ce défaut d’information dans les médias par les voies que l’on pourrait qualifier de « classiques » entretenant l’inquiétude et la colère pousse les individus à se tourner alors vers le marché dérégulé de l’information que constituent les réseaux sociaux.
L’information à l’ère des réseaux sociaux : la traque aux « fake news »
L’information à l’ère des réseaux sociaux, ère du « tout, tout de suite », où les internautes désirent obtenir une information immédiate sur un sujet d’actualité, d’autant plus lorsque la peur et l’inquiétude s’en mêlent, est le vecteur du fait que les « fake news », ou « fausses informations » en français, y fleurissent. Elles se voient même attribuer le même crédit que les autres informations du fait de leur mélange sur le réseau, et c’est là que se situe principalement le danger car elles ne sont bien souvent pas vérifiées car non soumises a priori aux exigences qui sont celles des professionnels des médias, notamment des journalistes. Elles deviennent ensuite souvent virales, allant parfois même jusqu’à créer une défiance vis à vis de la parole de l’État ou de ses institutions décentralisées ou déconcentrées, c’est le cas ici concernant l’incendie de Lubrizol, les déclarations du Gouvernement ayant été discréditées par une importante quantité de fausses informations circulant dans le même temps sur les réseaux sociaux, si bien qu’il n’était plus vraiment possible de distinguer les informations auxquelles il fallait donner du crédit de celles qui n’en méritaient pas.
Face au développement massif des réseaux sociaux comme nouvelle source potentielle d’information et même si elle vise principalement la lutte contre la manipulation de l’information en période électorale afin de préserver la sincérité du scrutin, la loi du 22 décembre 2018 tend à organiser la lutte contre les fausses informations de façon globale. C’est ainsi que cette loi impose aux opérateurs de plateformes en ligne de mettre en œuvre des mesures de signalement notamment en vue de lutter contre la diffusion de fausses informations et attribue au CSA un nouveau pouvoir de recommandation auprès des plateformes en plus de son rôle de suivi et de publication d’un bilan périodique de la prise de ces mesures.
Cet évènement constitue une parfaite illustration du problème posé par les fake news sur les réseaux sociaux dans la mesure où dès le jour de l’incendie de Lubrizol et surtout dans les jours qui suivirent, de nombreuses fausses informations ont circulé sur Facebook, Twitter et autres. C’est ainsi qu’une vidéo sur Twitter montrant une eau noirâtre sortant d’un robinet sera vue plus d’un million de fois et qu’il n’en faudra pas plus pour que la parole des institutions officielles soit discréditée, alors même que cette couleur était due en réalité à une défectuosité des canalisations, ainsi que l’ont vérifié les services de la métropole de Rouen, intervenus sur place et qui ont multiplié les communiqués ensuite, rassurant la population sur la potabilité de l’eau à Rouen. Cette inquiétude a concerné également la toxicité du nuage de fumée créé par l’incendie et à ce sujet une affiche de l’ARS (Agence régionale de santé) qui met en garde contre la toxicité du nuage avec reproduction du logo de la Préfecture de Seine-Maritime a été diffusé sur Facebook et Twitter, obligeant la préfecture à démentir les informations y figurant. Par ailleurs, le lendemain de l’incendie, une vidéo d’une explosion qui aurait eu lieu durant celui-ci a circulé sur Twitter, vidéo tournée lors d’une explosion en Chine en 2015 en réalité. Enfin, des photos d’oiseaux morts sur les routes autour de Rouen ont nourri une inquiétude supplémentaire chez les riverains quant à la qualité de l’air pendant les jours suivant la catastrophe, alors même que les clichés avaient été pris en 2011 en Louisiane. La LPO (Ligue de protection des oiseaux) a là encore été obligée de démentir via un communiqué afin de rétablir la vérité. La loi du 22 décembre 2018 porte également encadrement des accords de coopération dits de « fact checking » (littéralement « vérification des faits »), que pourront passer les réseaux sociaux avec les agences de presse, les éditeurs de presse ou de services de presse en ligne ou encore de communication audiovisuelle et les syndicats de journalistes, qui sont eux soumis à des obligations de vérification de l’information avant publication, afin de lutter contre la diffusion de ces fausses informations. Plus les sources d’information sont diverses et accessibles, on le voit, plus paradoxalement il devient difficile de s’informer fiablement…
Sources :
Loi n° 2016-1524 du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias, JORF n°0265 du 15/11/2016
Loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information, JORF n°0297 du 23/12/2018
Labracherie (J.) et Hervé (N.), « Incendie de l’usine Lubrizol à Rouen et mort de Jacques Chirac : comment les chaînes d’info ont traité d’une double actualité », Etude de la Revue des médias de l’INA, publiée le 7 octobre 2019, mise à jour le 9 octobre 2019 : https://larevuedesmedias.ina.fr
Fortin (D.), « Rouen ou le poison de la défiance », Les Echos, 3 octobre 2019, édito
Moioli (J-C.), Bécot (R.), Le Naour (G.), Marichalar (P.), Gonon (L.), « Lubrizol : le droit d’avoir peur », Libération, 1er octobre 2019, tribune
Korda (R.) et Alexandre (V.), « La mort de Chirac a-t-elle vraiment « éclipsé » l’incendie de Rouen dans les médias ? », Le Parisien, 1er octobre 2019 : www.leparisien.fr
Briand (A.), « A Rouen, le désintérêt soudain des médias nationaux pour l’incendie de Lubrizol passe mal », Paris-Normandie, 27 septembre 2019 : https://www.paris-normandie.fr