La naissance d’un mouvement
Tout part d’un tweet publié par Sandra Muller, journaliste indépendante et directrice de publication sur le compte Twitter de La lettre de l’Audiovisuel dont elle est l’administratrice le 13 octobre 2017 : « #balancetonporc !! Toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlement sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends ». Puis un second quelques heures plus tard « Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit” Éric Brion ex-patron de Équidia #balancetonporc ».
Par ces tweets Sandra Muller initie en France un mouvement libérateur de parole de victimes de harcèlement ou d’agression sexuel au travail baptisé « Balance ton porc », alors même qu’Outre-Atlantique des révélations relatant les faits de harcèlement sexuel qu’aurait commis le célèbre producteur américain Harvey Weinstein à l’égard d’actrices viennent d’être dévoilées dans la presse américaine.
Le 12 octobre 2017, soit un jour avant la publication des tweets litigieux, le journal Le Parisien publiait un article relatif à H. Weinstein intitulé “A Cannes, on l’appelait The pig, le Porc”.
Rapidement, l’opinion publique s’emballe et dans les médias l’ancien directeur général de la chaîne télévisée Équidia Éric Brion se voit être affublé du surnom de « premier porc ».
À la suite de cette dénonciation médiatisée, ce dernier subit une sorte de « sanction extra-judiciaire » en faisant l’objet d’une réprobation professionnelle et sociale.
S’il ne nie pas, dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, avoir eu un comportement déplacé envers l’intéressée à l’occasion d’une soirée, selon lui la lecture conjointe des deux tweets laisse à penser qu’il serait l’auteur de fait de harcèlement sexuel au travail à l’encontre de Sandra Muller.
Afin de motiver sa demande, il argue que ni la preuve d’un harcèlement sexuel, défini par à l’article 222-33 du Code Pénal, en l’absence de répétition des faits et en l’absence de chantage, ne peut être rapportée. Ni celle d’un harcèlement sexuel au travail, défini quant à lui à l’article L. 1153-1 du code du travail, en l’absence de lien de subordination ou de collaboration entre les parties.
Il a donc assigné Sandra Muller et la S.A.R.L. AUDIOVISUEL BUSINESS SYSTEM MEDIA (société éditrice) en diffamation pour l’atteinte à sa réputation et les répercussions que ces tweets ont engendré.
Les défenderesses ont, quant à elles, fait valoir la réalité des propos attribués à Monsieur Brion et précisé que le terme « harcèlement » devait être compris dans son acception courante, et non dans un sens juridique.
Par ailleurs, elles ont également argué de l’excuse de la bonne foi eu égard à la qualification de sujet d’intérêt général des violences sexuelles.
L’audience s’est déroulée le 29 mai 2019 devant la 17e chambre civile du tribunal de Grande Instance de Paris, qui est spécialisée dans les infractions de presse, et le délibéré était fixé au 25 septembre 2019.
Les caractéristiques de la diffamation
La diffamation est définie à l’article 29 alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 comme « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur et à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé », qu’il soit vrai ou faux.
Afin de déterminer le caractère diffamatoire des propos, doivent être pris en compte leur contenu mais également le contexte dans lequel ils s’inscrivent.
En l’espèce, le tribunal a souligné que la publication des tweets était intervenue dans le contexte de l’affaire Weinstein, médiatisée internationalement, qui a permis la libération de la parole de femmes victimes de harcèlement et d’agressions sexuels.
Compte tenu de l’emploi des termes “toi aussi”, “porc” et “balance” qui renvoient à de la dénonciation et des faits criminels reprochés à Harvey Weinstein, les tweets ne peuvent renvoyer au sens commun de harcèlement mais bien à son sens juridique.
Par ailleurs, Madame Muller étant une journaliste indépendante et n’ayant aucun lien de subordination avec Monsieur Brion, le tribunal a jugé que l’imputation n’était pas celle d’un harcèlement sexuel au travail au sens de l’article L. 1153-1 du code du travail.
Pour la chambre de la presse, le second tweet litigieux présente un caractère diffamatoire puisqu’il impute au demandeur d’avoir harcelé sexuellement la journaliste.
Au moment de la publication des tweets, le harcèlement sexuel était sanctionné sur la base de l’article 222-33 du code pénal et défini en second lieu comme le « fait, même non répété, assimilé au harcèlement sexuel, d’user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers ».
Mais conséquemment à l’absence de jugement pénal définitif condamnant Monsieur Brion pour harcèlement sexuel envers Madame Muller, cette dernière ne peut rapporter la preuve parfaite, complète et corrélative de la vérité des faits diffamatoires et donc bénéficier de l’effet absolutoire prévu par l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881.
Par ailleurs, les imputations diffamatoires sont réputées, de droit, faites avec intention de nuire. Elles peuvent toutefois être justifiées lorsque leur auteur établit sa bonne foi, en prouvant qu’il a poursuivi un but légitime, l’absence d’animosité personnelle, et qu’il s’est notamment conformé à une certaine prudence dans son expression.
Pour le tribunal, la question des rapports entre hommes et femmes, et plus particulièrement la question des violences sous toutes leurs formes infligées aux femmes par des hommes, constitue un sujet d’intérêt général. D’autant plus, que la publication des tweets litigieux est intervenue peu après la médiatisation de l’affaire Weinstein.
Cependant, le terme de harcèlement nécessite selon l’article 222-33 du code pénal une répétition ou une pression grave. Or, la base factuelle dont disposait la défenderesse était insuffisante pour venir accuser publiquement le demandeur d’un fait aussi grave que le délit de harcèlement sexuel.
Aujourd’hui, la qualification juridique adéquate serait celle d’« outrage sexiste » qui a été introduite à l’article 621-1 du code pénal par la Loi Schiappa du 3 août 2018 et qui consiste à imposer à une personne un propos ou un comportement à connotation sexuelle ou sexiste, qui porte atteinte à sa dignité ou l’expose à une situation pénible. Ce qui permet désormais d’éviter toute distorsion usuelle entre le délit de harcèlement et des propos pouvant être dégradants.
Pour la chambre de la presse, la journaliste a manqué de prudence dans la rédaction du second tweet en associant le nom du demandeur au terme fort de « porc », l’assimilant ainsi au magnat de productions cinématographiques américaines accusé de viols et de harcèlement sexuel par plusieurs femmes.
De plus, l’emploi du mot « balance » et la nomination du demandeur et de ses anciennes fonctions au sein du tweet ont exposé ce dernier à une réprobation sociale certaine.
En dépassant les limites de sa liberté d’expression, les propos tenus, prenant la forme d’une attaque personnelle, constituent selon le tribunal une diffamation publique envers un particulier.
Le tribunal a finalement condamné Sandra Muller et la société AUDIOVISUEL BUSINESS SYSTEM MEDIA au versement de 15 000 euros de dommages et intérêts, mais aussi au retrait sous astreinte des tweets litigieux ainsi qu’à la publication d’un communiqué valant publication judiciaire sur le compte Twitter de la lettre de l’Audiovisuel ainsi que dans deux autres organes de presse.
Les avocats des défenderesses ont d’ores et déjà annoncé publiquement qu’un appel allait être interjeté à l’encontre de cette décision.
Les réseaux sociaux, ces tribunaux populaires
Le tribunal a principalement fondé sa décision sur l’ampleur internationale qu’a pris le mouvement Balance ton porc initié par la publication de ces tweets et sur le lynchage médiatique qu’a subi le demandeur qui a été surnommé « le premier porc » et des répercussions que cela a eu sur son état psychologique et sur sa vie personnelle et professionnelle.
Car si la décision rendue « relaxe » Éric Brion, ce dernier a subi durant deux ans les foudres de l’opinion publique qui a fait preuve d’une certaine dureté à l’égard de celui qui a été surnommé « le premier porc ».
Monsieur Brion en subissant un lynchage médiatique, mené de front par des mouvements féministes, a vu le respect de sa présomption d’innocence être bafoué sur les réseaux sociaux, en étant sanctionné par l’opinion publique avant même que la Justice ne se soit prononcée.
Si la cause défendue d’éveiller les consciences quant au harcèlement et agressions sexuelles, subis quotidiennement par des femmes, en utilisant les réseaux sociaux comme caisse de résonance bénéficiait d’une réelle légitimité, l’incitation à la délation par leur biais est fermement prohibée.
Le tribunal signe donc un acte fort en condamnant l’initiatrice du mouvement international Balance ton porc. La qualification d’actes ou de paroles pouvant être perçus comme misogynes ne doivent plus, dans l’usage courant, être automatiquement rattachés à la notion de harcèlement.
Les victimes ne doivent pas se plonger dans une omerta car le harcèlement et les agressions sexuelles sont des infractions graves. Simplement, il est nécessaire qu’elles se tournent vers les services de police pour dénoncer de tels agissements plutôt que de se risquer à être condamnées pour avoir incorrectement qualifier des faits.
Mais on se rend compte que les justiciables ont plus de facilité à se tourner vers les réseaux sociaux, qui offrent des sanctions instantanées et fermes, plutôt que vers une Justice engorgée et qui manque selon eux de considération envers le phénomène du harcèlement et de violences sexuelles. Le temps judiciaire étant en total décalage avec le temps médiatique, des carrières et des vies privées sont brisées à la suite de dénonciations sur les réseaux avant même que des juges ne se soient prononcés.
En effet, même mis hors de cause, il serait difficile qu’une forme de rétroactivité intervienne dans la vie de Monsieur Brion.
Il est donc impératif que soit réaffirmée la valeur des procédures démocratiques.
Sources :
- Tribunal de grande instance de Paris, 25 septembre 2019, n°18/00402 https://www.doctrine.fr/d/TGI/Paris/2019/U21FC385C77A902C2DCA4
- article 29 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881
- article L. 1153-1 du code du travail
- article 222-33 du code pénal
- DE VILLAINES (A.), « #Balancetonporc: le procès de Sandra Muller dépasse son cas personnel », www.huffingtonpost.fr , le 25 septembre 2019
- NEUER (L.), « #BalanceTonPorc : une défaite de la justice sur fond de victoire du droit », www.lepoint.fr ,le 9 octobre 2019