« Ils n’en mourraient pas tous mais tous étaient frappés ». C’est en citant Jean de La Fontaine que la présidente, Cécile Louis-Loyant, a commencé la lecture de son jugement dans l’affaire France Télécom. Ce vendredi 20 décembre, la 31ème chambre du tribunal correctionnel de Paris a reconnu coupable France Télécom pour harcèlement moral institutionnel exercé à l’encontre de ses salariés et a condamné les six prévenus pour harcèlement moral et complicité de ce délit.
Le contexte – Le plan NExT et la crise sociale qui en découle :
France Télécom a été privatisée en 2004 et son capital est alors partagé entre l’Etat et les fonds de pension. Pour réaliser d’importantes économies et faire face à la concurrence, Didier Lombard, nommé président directeur général, lance le plan de réorganisation NExT (nouvelle expérience des télécommunications) et le plan ACT (anticipation et compétences pour la transformation) qui concerne, pour sa part, le volet des ressources humaines. En effet, entre 2002 et 2005, la société a dû rembourser entre 5 et 15 milliards d’euros. La stratégie consiste, sur une période étendue de 3 ans, en la suppression de 22 000 postes sans licenciement, la mutation de 14 000 salariés et l’embauche de 6 000 nouveaux talents. Les plans NExT et ACT se traduisent par une pratique d’entreprise ayant pour finalité de déstabiliser les salariés et de créer un climat anxiogène. « Ces 22 000 départs en 2007, je les ferai d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte » énonçait alors Didier Lombard, le 20 octobre 2006, devant l’association des cadres supérieurs et dirigeants de France Télécom (ACSED).
Le plan NExT, présenté le 29 juin 2005, est un plan de redressement s’échelonnant de l’année 2006 à l’année 2008 qui consiste à réduire les coûts, plus particulièrement salariaux, de la société et à mener une politique de services et produits convergents. Pour ce faire, la société a regroupé toutes ses enseignes sous une marque unique (Orange) hormis pour les activités de téléphonie fixe qui restent sous l’appellation de France Télécom.
En effet, le document de référence de France Télécom – 2006 annonce le plan NExT comme un « programme de transformation » qui se décline autour de six domaines : le chiffre d’affaires et les finances, les produits et services, la base de clients, la relation clients, l’efficacité et le rendement et les ressources humaines. Pour assurer le succès du plan NExT, France Télécom souhaite « resserrer le pilotage de l’activité, mettre en place un pilotage rigoureux de la transformation, adapter ses ressources humaines et mobiliser et développer ses compétences ». Pour adapter les ressources humaines aux besoins résultant de l’évolution de ses activités et de la transformation de son organisation, cela consiste en un raccourcissement des circuits de décision et réduction des degrés hiérarchiques, le redéploiement vers les métiers au service des clients, le renforcement des actions de formation, la mise en place de mesures d’incitation orientées vers la réalisation des objectifs du plan NExT et le recrutement de 6 000 nouveaux talents sur la période 2006-2008. Le plan prévoit, comme précédemment cité, une diminution de 10% de sa masse salariale soit 22 000 postes.
Quant au plan ACT, l’objectif est de mobiliser et de développer les compétences du groupe avec une plus grande visibilité sur les perspectives d’emploi (Act : opportunité), en permettant aux salariés les moyens de bâtir un projet professionnel personnel en ligne avec la stratégie de l’entreprise (Act : Développement), en construisant les outils RH adaptés pour accompagner les salariés dans leurs projets professionnels (Act : Solutions) et pour finir avec une formation des managers à prendre davantage de responsabilités dans la transformation de France Télécom (Act : Management). Des milliers de cadres sont alors formés à de nouvelles méthodes de management pour convaincre les salariés de partir de l’entreprise. Au cours de leur formation, il est expliqué comment entraîner le départ du salarié : fixer des objectifs irréalisables ou, encore de manière plus radicale, retirer des chaises du bureau.
Selon les chercheurs de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées de France Télécom, 5 M définissent la stratégie managériale employée : Management par le stress, Mobilités forcées, Mouvement perpétuel, Mise au placard et Mise en condition de retraite forcée. D’ailleurs, le document de référence de France Télécom – année 2007 mentionne que « Si France Télécom ne réussissait pas à mettre en œuvre ce modèle d’opérateur intégré dans le cadre du plan NExT, ou n’y parvenait pas complètement, ou n’y parvenait pas assez rapidement, les objectifs du plan NExT pourraient être compromis, et les activités, la situation financière et les résultats de France Télécom seraient négativement affectés. »
Concrètement, le plan NExT a été pleinement accompli puisque le groupe s’est désendetté, le chiffre d’affaires a augmenté et les objectifs visés en termes d’effectifs ont été brillamment atteints.
Pendant cette phase de réorganisation, certains salariés ont dont pris la décision de quitter l’entreprise mais pour ceux qui restent, il s’agit d’une réelle crise sociale. En effet, selon les syndicats, il y a eu 35 personnes qui se sont suicidées au cours des années 2008 et 2009. En juillet 2009, un technicien avait alors exprimé « un management par la terreur ». Le 15 septembre 2009, Didier Lombard avait déclaré qu’il s’agissait d’une « mode de suicides ». Pour souligner l’ampleur désastreuse de la crise, une salariée s’est défenestrée sur son lieu de travail, un autre s’est jeté sous un train. En septembre 2009, un technicien, qui venait d’apprendre sa mutation, s’est planté le ventre à l’aide d’un couteau lors d’une réunion devant ses collègues de travail.
Face à cette situation, il y a eu plusieurs alertes par des cadres qui ont essayé de prévenir l’état préoccupant des salariés. Des syndicats ont également signalé la mise en danger de la santé des salariés au sein de France Télécom. Toutefois, les messages des syndicats, des médecins du travail ou encore des chefs de service ont tous été délibérément ignorés.
C’est finalement le départ de Didier Lombard, en février 2011, qui marque la fin de cette crise sociale. Stéphane Richard, déjà directeur général du groupe, le remplace et renonce aux plans NExT et ACT permettant de cesser les mobilités forcées. Depuis, l’entreprise s’efforce de regagner la confiance de ses employés avec, notamment, des études et veilles sur leur bien-être, des mesures d’urgences et de nouvelles méthodes de management.
La condamnation – Le harcèlement moral institutionnel reconnu :
Le jugement du tribunal correctionnel de Paris a reconnu, pour la première fois à l’encontre d’une entreprise du CAC 40, un harcèlement moral institutionnel découlant de la politique d’entreprise de France Télécom, devenu la société Orange. Les juges lui ont infligé une amende de 75 000€. Il est expliqué, ainsi, que « le tribunal a considéré que le législateur n’a pas exclu l’incrimination d’un harcèlement moral institutionnel aux dépens de la collectivité au travail ». En effet, le harcèlement moral peut avoir ses racines profondes dans l’organisation du travail et dans les formes de management. De plus, dans le cas du harcèlement moral institutionnel au travail, les troubles et fragilités provoqués par les agissements répétés se doublent « d’une fragmentation du collectif par l’instauration d’un climat de compétition délétère, par la prolifération de comportements individualistes, par l’exacerbation de la performation. Si la dégradation peut être vécue à titre individuel, le harcèlement moral au travail peut être aussi un phénomène collectif ».
Didier Lombard, l’ex PDG ainsi que le directeur exécutif chargé des ressources humaines de l’époque Olivier Barberot et l’ancien directeur adjoint, Louis-Pierre Wenès ont été condamnés pour harcèlement moral avec un an d’emprisonnement dont huit mois avec sursis et 15 000€ d’amende en application de la version en vigueur de l’article 222-33-2 du Code pénal au moment des faits.
Enfin, quatre cadres à savoir l’ex-directrice des actions territoriales, l’ancien directeur territorial de l’est de la France, l’ancien DRH France et l’ex-responsable du programme ACT ont été jugés pour complicité de harcèlement moral et condamnés à quatre mois de prison avec sursis et de 5 000€ d’amende.
Ainsi pour le tribunal, les moyens choisis pour atteindre l’objectif visé des 22.000 départs en trois ans fixé par le plan NExT en 2007 et 2008 étaient interdits. En effet, il était indispensable de « concilier le temps et les exigences de la transformation de l’entreprise avec le rythme de l’adaptation des agents qui assurent le succès de cette transformation ». Le jugement souligne, également, la responsabilité des membres de la direction de l’opérateur téléphonique qui vont faire des 22.000 départs « la colonne vertébrale de la politique des ressources humaines du Groupe » alors qu’elle était « alertée sur le caractère irréaliste » de cet objectif.
Toutefois, tous les prévenus hormis France Télécom ont l’intention de faire appel de ce jugement.
Par ailleurs, en reconnaissant le harcèlement moral institutionnel de l’entreprise France Télécom, le tribunal correctionnel de Paris ouvre la porte à d’autres demandes de réparations. Un risque qui pourrait s’élever à 2 milliards d’euros a minima pour Orange si les 130 000 salariés en poste en France pendant le plan NExT du 1er janvier 2007 au 31 décembre 2008 décident d’attaquer l’entreprise.
Sources :
- Mucchielli J., Procès France Télécom : “le harcèlement moral au travail peut être aussi un phénomène collectif”, Dalloz Actu, dalloz-actu.fr
- Suicides à France Télécom : l’article à lire pour tout comprendre de cette affaire emblématique de la souffrance au travail, francetvinfo.fr
- De Sennevile V., France Télécom : Orange exposé des réparations risquant d’atteindre des centaines de millions d’euros, lesechos.fr
- Plan NExT : les ambitions de France Télécom pour 2008, silicon.fr
- Ackermann F., Les études de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom, blogs.mediapart.fr
- Document de référence année 2006 – France Télécom, zonebourse.com
- Document de référence année 2007 – France Télécom, orange.fr
- Cousteau L., France Télécom : le grand dérangement, lesechos.fr
- Loi n° 2003-1365 du 31 décembre 2003 relative aux obligations de service public des télécommunications et à France Télécom, legifrance.fr
- Des départs “par la fenêtre ou par la porte” : l’ex-PDG de France Télécom confesse “une gaffe”,, capital.fr
- Article 222-33-2 du Code pénal, version en vigueur du 18 janvier 2002 jusqu’au 6 août 2012, legifrance.fr