Les procès seront-ils filmés et publiquement diffusés ? Le défi démocratique d’Eric Dupond-Moretti

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« Je suis pour que la justice soit filmée et diffusée. La justice doit se montrer aux Français. La publicité des débats est une garantie démocratique ». C’est par ces mots que le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, s’adressa aux lecteurs du journal Le Parisien le 28 septembre dernier. Selon lui, généraliser la captation et la diffusion audiovisuelle des procès contribuerait à rendre plus transparent le fonctionnement du système judiciaire, et présenterait in fine une vertu pédagogique.

En 2019, selon une étude réalisée par l’Institut Français d’Opinion Publique (IFOP), seulement 53% des français disent faire confiance à la Justice française. A l’heure d’une défiance des citoyens vis-à-vis des institutions judiciaires, les médias s’imposent pour le Garde des Sceaux comme un outil de réconciliation. C’est notamment par le biais d’un vlog posté sur le réseau social Facebook qu’Eric Dupond-Moretti s’exprime aux français depuis son bureau du ministère de la justice.

Une volonté, assumée, d’opérer le basculement d’une justice traditionnelle vers une justice 2.0…

L’état actuel du droit permet-il la médiatisation des audiences ?

Filmer et diffuser publiquement les procès est à ce jour interdit par l’article 38 ter de la loi du 29 juillet 1881, relative à la liberté de la presse. En cas de non-respect, l’auteur de l’infraction s’expose à une amende de 4500 euros, et à la confiscation du matériel ayant permis l’enregistrement. Cette interdiction, introduite par la loi du 6 décembre 1954, était nécessaire à une époque où les flashs des photographes pouvaient causer des troubles mettant en péril la sérénité des débats. Cependant, selon Emmanuel Derieux, spécialiste de droit des médias, la miniaturisation des appareils et la possibilité d’effectuer des enregistrements à partir de points fixes compromettent aujourd’hui cet argument.

Toutefois, l’alinéa 2 prévoit une dérogation. En effet, le président de la cour peut autoriser les journalistes à prendre des photos pour illustrer leurs propos avant le commencement des débats. Quant aux croquis d’audience, ceux-ci sont généralement autorisés pendant le procès. L’interdiction de filmer les procès figure également à l’article 308 du Code de procédure pénale (CPP) s’agissant des Cours d’Assises. Mais en cas de manquement, l’amende s’élève à 18 000 euros.

Cependant, l’interdiction n’est pas absolue ! Les procès présentant un intérêt pour la constitution d’archives historiques de la justice peuvent faire l’objet d’un enregistrement visuel ou sonore selon l’article 1er de la loi Badinter du 11 juillet 1985, repris depuis à l’article L221-1 du Code du patrimoine. Ainsi, le 11 mai 1987 et pour la première fois en France, une audience a pu être filmée. Il s’agissait du procès de Klaus Barbie, accusé de crime contre l’humanité lors de la Seconde Guerre Mondiale. La médiatisation participerait donc à la consolidation de la mémoire collective. Petite précision : ces images sont conservées aux Archives nationales, et ne sont diffusées qu’une fois que cinquante années se soient écoulées après la fin du procès. Depuis le 15 octobre, huit procès historiques sont présentés dans l’exposition « Filmer les procès. Un enjeu social » à Paris.

A ce jour, treize procès ont fait l’objet d’une captation audiovisuelle. Le dernier, en date du 2 septembre 2020 à la Cour d’assises spéciale de Paris, n’est autre que celui des attaques djihadistes perpétrées en janvier 2015 à Charlie Hebdo, Montrouge et l’Hyper Casher. Par ailleurs, une retransmission en direct a été effectuée dans trois autres salles d’audiences de ladite Cour, favorisant la visibilité des débats. L’article L111-12 du Code de l’organisation judiciaire le permet même dans des salles d’audiences se trouvant en-dehors du ressort de la juridiction saisie.

Autre assouplissement, l’article 308 du CPP autorise, à la demande de la victime ou de la partie civile,  l’enregistrement audiovisuel de l’audition ou de la déposition de ces dernières. Mais celui-ci est strictement réservé à l’usage des juges. Pour les audiences impliquant un prévenu en détention, le juge peut avoir recours à la visioconférence en circuit fermé lors du prononcé de sa décision.

Pour ou contre une possible justice filmée ?

En 2005, le rapport Linden du Ministère de la Justice estimait que l’enregistrement et la diffusion des procès présentaient des avantages non négligeables. Les citoyens seraient par là même mieux informés sur l’activité et le fonctionnement de la Justice. Permettre à tout français d’assister aux procès rend plus effectif l’exercice d’une citoyenneté dans une démocratie, et permet de répondre au souci de transparence. La justice est rendue au nom du peuple, alors pourquoi l’en exclure ?

Eric Dupond-Moretti déclare dans l’un de ses vlogs que la publicité, principe fondamental du fonctionnement de la justice, doit retrouver sa véritable dimension. Actuellement, la publicité « est restreinte parce que dans une salle d’audience, quand il y a 400 places, le 401ème, le 402ème ne peut pas suivre le procès ». Le droit à l’information du public trouve aujourd’hui sa limite dans le nombre de places d’une salle d’audience, lieu pouvant par ailleurs en impressionner plus d’un.

Toutefois, le rapport Linden insiste sur le fait que « pour la justice, seule la totalité fait sens alors que les médias se satisfont parfois de bribes, nécessairement réductrices ». Un risque d’instrumentalisation du procès doit être pris en compte. De plus, comment s’assurer que le principe de présomption d’innocence, dont bénéficie tout prévenu, soit respecté dans le cadre d’une justice certes accessible, mais d’une « justice-spectacle » où chacun y va de sa propre opinion ? Il y a également le risque que la médiatisation serve de tribune idéale pour les avocats, ou qu’elle influence le comportements des plaignants.

Qu’en est-il du droit au respect de la vie privée, si chacun peut avoir accès à des détails, parfois très intimes, de la vie d’une personne ? Et qu’en est-il du droit à l’image ? Une personne doit donner son accord pour que l’on capte et utilise son image. Or, une exception est posée au bénéfice des journalistes lorsqu’il s’agit d’illustrer un fait d’actualité. Cette exception viendrait-elle à s’étendre aux débats judiciaires ? Obtenir l’accord de chacun complexifiera l’organisation des audiences.

Se pose également la question de la diffusion. Doit-on créer une chaîne télévisée dédiée à la diffusion des débats, comme c’était le cas en Afrique du Sud pour le procès Pistorius ? Pourra t-on voir ou revoir les audiences via un site Internet ? Par ailleurs, Eric Dupond-Moretti annonce un budget 2021 exceptionnel pour la Justice s’élevant à 8,2 milliards d’euros, principalement pour créer des nouveaux emplois. Mais sera t-il possible d’allouer une part suffisante à la mise en place d’équipements permettant les enregistrements audiovisuels, d’ailleurs très coûteux ?

Qu’en pensent les étudiants ?

Contactés via l’application Messenger, quatre étudiants en droit ont bien voulu donner leur avis.

Pour Louise et Noémie, étudiantes à la faculté d’Aix-en-Provence, le projet est pertinent « dans le sens où la justice est rendue plus accessible aux citoyens, ça a un côté très éducatif ! ». Cependant, Noémie insiste sur le fait que « les principes du procès doivent être expliquées en amont ». A défaut, « il y a un risque que cela rende la justice encore plus inaccessible, avec un langage compliqué ». Pour Yanni, étudiant à l’université de Montréal, « la preuve pourrait être facilitée, et filmer un procès est tout à fait en correspondance avec notre temps ». Enfin pour Carl, étudiant à Aix-en-Provence, filmer la justice est une bonne idée. « Toutefois, qu’est-ce que l’on filme ? Qu’est-ce que l’on diffuse ? Il y a un risque de pression médiatique sur les jurés et les juges (l’on devrait flouter les jurés). Également, il y a un risque de reprise politique et de détournement de certains propos. La mise en œuvre me semble très compliquée ».

Si son intérêt démocratique est peu remis en cause, la médiatisation des audiences pose cependant beaucoup de questions quant à sa mise en oeuvre. Petite anecdote : sur le réseau social professionnel LinkedIn, la page Dalloz a invité les internautes à donner leur avis. Le résultat est très partagé, puisque seulement 54% d’entre eux sont favorables à la médiatisation des procès.

L’heure est au débat, et aux précisions !

Sources :

  • « Des procès filmés et diffusés ? Le projet d’Eric Dupond-Moretti sous le feu des critiques », article paru le 28 septembre 2020 dans le journal Le Parisien, et rédigé par Timothée Boutry
  • « Faut-il téléviser les procès », article publié le 3 janvier 2020 sur le site acte-juridique.fr, et rédigé par Emmanuel Derieux, spécialiste de droit des médias et professeur à l’université Panthéon-Assas
  • « Il y a 25 ans, le premier procès filmé », article paru le 14 mai 2012 sur le site du Ministère de la Justice http://www.justice.gouv.fr
  • « Un avocat n’est pas fait pour défendre une télévision », article publié le 3 janvier 2020 sur le site actu-juridique.fr, et rédigé par Michèle Bauer, avocate inscrite auprès du Barreau de Bordeaux
  • « Filmer la justice : un projet à double tranchant », article publié le 6 octobre 2020 au journal Le Point, et rédigé par Laurence Neuer