Lors du festival Visa pour l’image à Perpignan en 2021, le photographe norvégien Jonas Bendiksen de l’agence Magnum y a présenté son photoreportage « The Book of Veles », puis a avoué par la suite l’avoir truffé de fake news c’est-à-dire de fausses informations.
Mise en contexte et explications
Jonas Bendiksen est allé en Macédoine, à Vélès, qui est une ville connue pour avoir abrité des sites frauduleux pro-Trump en 2016. Des personnes avaient hacké des chaines d’information véhiculant des fausses informations. Intrigué par ces révélations, le photographe a souhaité voir ce que cette ville donnait à voir. Pour son photoreportage, il a modélisé en 3D des photographies d’endroits vides qu’il a prises puis il y a inséré des avatars humains créés à partir d’un ordinateur. Les photographies sont donc réelles et reflètent la réalité du paysage de Vélès, mais elles ont été modifiées pour y incruster des personnages fictifs. Pour son montage il s’est inspiré des stéréotypes que les personnes ont sur les villes des pays de l’Est, ce qui a bien fonctionné.
Ainsi l’histoire des fake news à Vélès est vraie, au sens que des personnes vivant dans cette ville ont massivement propagé des fausses informations, mais le photoreportage réalisé par Jonas Bendiksen est lui-même truffé de fausses informations. En effet, aucune des personnes sur le reportage n’est réelle et les textes écrits sont issus de l’intelligence artificielle d’un ordinateur. Et personne, ni les journalistes, ni les photographes, ni le directeur du festival n’ont remarqué les erreurs. Il a voulu tester la crédulité des spectateurs et ces derniers sont tombés dans le piège. Le photographe a donc créé un photoreportage pour dénoncer les fake news, mais basé sur des fausses informations.
Il explique qu’il ne voulait pas duper intentionnellement les personnes, il pensait que les consommateurs d’art remarqueraient que les personnages provenaient d’un ordinateur et que l’incohérence des textes leur sauterait aux yeux. Mais à contrario de ses attentes, il n’a eu que des retours positifs sur son travail.
Une fois la réalité révélée, certains lui ont reproché d’endommager l’image des journalistes alors qu’il estime tout simplement qu’il s’agit d’un bon exercice pour mettre les spectateurs en garde face au deepfake qui se développe beaucoup grâce à l’intelligence artificielle et aux nouvelles technologies.
Un écho aux œuvres de Joan Fontcuberta
Dans sa série Orogénèses, l’artiste Joan Fontcuberta permet aux spectateurs d’ouvrir leur conscience sur les effets des évolutions technologiques sur les images et l’art. L’artiste se moque et critique l’impact des images de synthèse dans la société contemporaine. Pour cela, il utilise le logiciel Terragen pour reproduire des images de paysages célèbres dans le monde artistique et les réinterprète grâce à ce logiciel d’image de synthèse. L’artiste est également connu pour avoir présenté dans sa série Herbarium des plantes photographiées alors qu’il ne s’agit que de plantes qu’il a fabriquées grâce à des détritus. Il permet ainsi de jouer entre les limites de ce qui est vrai et de ce qui est faux. Fontcuberta utilise un double effet de réalisme dans ses œuvres « c’est-à-dire un réalisme optique conféré par la technique de production numérique, et un réalisme d’authenticité de par le support matériel employé, soit l’impression sur papier photo argentique ». Il s’agit d’une critique de la société contemporaine. En effet, il s’imprègne des volontés de la société pour programmer le logiciel qui produira ce que la société souhaite voir, alors que tout est fictif. De plus, concernant la question des droits d’auteur, l’artiste se les attribue alors qu’il ne fait que programmer un logiciel de traitement des images.
La réglementation française face à la lutte contre les fake news
Bien que les plateformes sociales tentent de lutter contre les fausses informations, pour certains artistes l’utilisation des fake news dans leurs œuvres est un moyen d’alerter les spectateurs. Ils se voient comme des lanceurs d’alerte. Leur but est de développer un esprit critique chez tout le monde, y compris chez les jeunes qui sont touchés par toutes les fausses informations circulant sur les réseaux sociaux. Ils estiment que tout le monde doit être capable de se construire un jugement autonome et critique afin de déceler la vérité, y compris quand il s’agit d’œuvres d’art.
Pour réglementer et encadrer la prolifération des fake news, le 22 décembre 2018, la loi n° 2018-1202 relative à la lutte contre la manipulation de l’information est entrée en vigueur. Cette loi contient de nombreuses dispositions visant notamment à augmenter le nombre d’obligations des plateformes en ligne, à améliorer la rapidité de la procédure judiciaire et à renforcer le rôle du Conseil supérieur de l’audiovisuel.
De plus, les articles 226-4-1 et 226-8 du Code pénal relatifs à l’usurpation d’identité et à l’atteinte à la représentation de la personne permettent de renforcer l’arsenal juridique français pour sanctionner la diffusion de deepfakes. Mais aucune autre disposition française ne prévoit de lutter contre les deepfakes qui est une « technique de synthèse multimédia reposant sur l’intelligence artificielle ».
Et aucune disposition ne concerne le domaine de l’art, de sorte qu’il faut en conclure qu’il revient aux consommateurs d’art de rester vigilants sur ce qu’ils voient et entendent. C’est à eux de développer un esprit critique et de comprendre que l’art est un moyen d’éveiller nos consciences face aux dérives qu’impliquent les évolutions numériques.
A ce sujet, l’article écrit par ma camarade Amandine Jacqueton-Rivaton relatif au deepfake vocal illustre bien le danger que l’intelligence artificielle peut engendrer.
Sources :
• Yann LAGARDE, « Comment le photoreporter Jonas Bendiksen a dupé le monde de la photo avec un faux reportage », France Culture, 11 octobre 2021
• Clarisse CHAREILLE, « Jonas Bendiksen, le photographe qui trompa le monde », Beware!, 8 octobre 2021
• Andréa SAINT GERMAIN, « Joan Foncuberta et Orogenèses : un simulacre désiré », Cahiers virtuels, Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques, UQAM, mars 2021
• I. MARTIN, J. LE TAILLANDIER DE GABORY, K. PREVOST-SORBE, S. BALURET et V. SASSOON, « Fake news : art, fiction mensonge », Le centre pour l’éducation aux médias et à l’information
• Loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information, Légifrance