L’ascension au pouvoir des talibans lors de la prise de Kaboul en août dernier et l’auto-proclamation de leur gouvernement ont provoqué la frayeur et la fuite de nombreux afghans (on se souvient de la diffusion des vidéos choc d’Afghans s’agrippant aux avions décollant de la capitale). Les yeux sont désormais rivés sur l’évolution du régime politique en Afghanistan, qui a pour principal objectif de construire un gouvernement islamique basé sur une interprétation rigoriste de l’Islam, et qui n’est pour le moment pas reconnu des communautés européennes et internationales.
Le paradoxe entre la volonté de diplomatie internationale et la lutte numérique contre les talibans
D’un côté, les communautés européennes et internationales tentent d’éviter tout effondrement du pays, en proposant notamment une aide financière d’un milliard de dollars pour préserver les droits civils et humains lors de la rencontre des différents acteurs à Doha. De l’autre, Facebook et Instagram se mobilisent dans une lutte acharnée contre le régime taliban.
En effet, après avoir banni les comptes des militants du mouvement taliban –décision établie depuis plusieurs années déjà –, interdit l’éloge de contenus pro-taliban sur ses plateformes, et fermé une ligne d’assistance talibane sur Whatsapp, Facebook se veut protecteur des « Afghans vulnérables » en annonçant la mise en place d’un système de verrouillage immédiat des comptes, empêchant ainsi les tiers ne faisant pas partie des contacts de la personne ayant verrouillé son compte d’accéder à sa photo de profil ou encore au contenu qu’elle aurait publié. Le réseau social a également « temporairement retiré la possibilité de visualiser la “liste d’amis” d’un usager et d’y chercher des profils pour les comptes Facebook en Afghanistan ».
Les réseaux sociaux, lieu numérique de propagande et de surveillance des talibans
La montée au pouvoir des talibans, dont l’image d’une organisation terroriste et violente reste dans les mémoires, crée de nombreux questionnements. Combien d’articles de journaux s’inquiètent de l’avenir des droits des femmes, du retour à la violence arbitraire et d’un pays où l’interdiction serait la règle ? Les talibans, conscients de l’aspect néfaste de cette image sur leur économie et leur reconnaissance en tant que régime politique légitime, placent donc la communication au cœur de leurs préoccupations. Suhail Shanee, le porte-parole pour les médias internationaux qui ne compte pas moins de 344.000 followers, a très bien compris l’intérêt des réseaux sociaux par lesquels ils partagent des vidéos d’un retour au pouvoir pacifique perçu avec joie par la population. Cette propagande minutieuse a pour premier objectif de rassurer la population civile mais également la communauté internationale en multipliant les discours apaisants sur tous les types de plateformes, passant même par TikTok.
Lors de la 30e conférence mondiale des Commissaires à la protection des données et de la vie privée, ayant permis d’établir la Résolution sur la protection de la vie privée dans les services de réseaux sociaux de 2008, les membres du G20 avaient déjà souligné que « si les services de réseaux sociaux offrent une nouvelle gamme de possibilités de communication et d’échanges en temps réel de toutes sortes d’informations, l’utilisation de ces services peut cependant menacer la vie privée de leurs utilisateurs ». Les réseaux sociaux ont en effet pour intérêt de permettre aux talibans d’établir une surveillance de la population afghane et d’améliorer leur efficacité dans la recherche des personnes inscrites sur la « liste prioritaire » talibane qui suscite l’inquiétude de l’ONU. Cette liste serait constituée de noms d’Afghans ayant travaillé avec l’ancien gouvernement ou les États-Unis que les talibans souhaitent arrêter. Tout comme Facebook est utilisé par les jeunes dans les relations amoureuses pour « stalker », par les entreprises de comportement afin d’améliorer l’efficacité de leurs publicités, le réseau social est également utilisé par les talibans pour surveiller la population, rechercher et arrêter des individus allant à l’encontre de leur régime politique en recrutant des équipes dédiées.
Face à cette propagande et cette surveillance, Facebook, Instagram et Whatsapp font de la résistance. Mark Zuckerberg décide d’enfiler son costume de protecteur de la population afghane en interdisant purement et simplement les comptes ou contenus talibans mais également par la mise en place du système de verrouillage immédiat des comptes et en retirant la visualisation de la “liste d’amis” des utilisateurs Afghans.
Ce rôle de protecteur est fondé sur le respect des « Standards de la communauté Facebook » au titre « Individus et organismes dangereux » dans lequel est affirmé que « les organisations ou individus qui revendiquent des objectifs violents ou qui sont impliqués dans des activités violentes ne sont pas les bienvenus sur Facebook ». Facebook procède à une distinction de cette désignation en trois niveaux de dangerosité. « Les entités de niveau 1 comprennent les organisations terroristes, criminelles et incitant à la haine. Nous supprimons les éloges, les soutiens techniques et les représentations des entités de niveau 1 ainsi que de leurs dirigeants, fondateurs ou membres éminents. Le niveau 1 comprend (…) les organisations terroristes, notamment les personnes et les entités que les États-Unis qualifient de Foreign Terrorist Organizations ou de Specially Designated Global Terrorists (organisations étrangères considérées comme terroristes). » L’organisation Tehrik-e Taliban Pakistan est effectivement considérée par le U.S Departement of State comme une organisation terroriste basée au Pakistan et en Afghanistan. Plusieurs membres du gouvernement taliban sont sur la liste des sanctions de l’ONU pour leurs liens avec Al Qaida. Pour le moment, Twitter reste la seule plateforme à autoriser les publications des membres talibans, en justifiant le besoin de recueillir les appels à l’aide de la population afghane.
Les plateformes et la lutte contre le terrorisme : les dispositions nationales et internationales
Le législateur français est bien au fait de l’attrait des réseaux sociaux par les organisations terroristes et impose certaines obligations aux plateformes en ligne, comme l’article 6-1 de la Loi du 21 juin 2004 pour la Confiance dans l’Economie Numérique (LCEN). Celui-ci prévoit la faculté pour l’Office Central de Lutte contre la Criminalité liée aux Technologies de l’Information et de la Communication (OCLCTIC) de demander à l’hébergeur ou à l’éditeur de service de communication au public en ligne de retirer les contenus apologiques ou provocants relatifs à des actes de terrorisme et aux moteurs de recherche et annuaires de déréférencer ces contenus. L’article 421-2-5 du Code pénal sanctionne le fait de publiquement faire l’apologie d’actes de terrorisme depuis la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositifs relatifs à la lutte contre le terrorisme. La loi Avia du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet, fait écho au sujet et fut très discutée par la communauté européenne. La loi, dont la constitutionnalité fut fortement questionnée, prévoyait d’imposer aux plateformes de supprimer dans l’heure les messages à contenu terroriste, au risque de se voir sanctionner par le CSA à hauteur de 4% de leur chiffre d’affaires annuel. Censurée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 juin 2020, cette disposition sous-entendait une exigence de réactivité de la part des plateformes qui risquait d’engendrer « une atteinte qui n’est pas adaptée, nécessaire et proportionnée au but poursuivi ». On peut s’interroger sur la loi du 24 août 2021, confortant le respect des principes de la République, qui reprend une grande partie du dispositif censuré.
L’appel de Christchurch en 2019 prononcé par Emmanuel Macron et la première ministre néo-zélandaise J. Ardern à lui suite de l’attentat diffusé en direct sur les réseaux sociaux marque également la nécessité de coopération internationale est a permis la création du GIFCT (Global Internet Forum Counter Terrorism). L’appel fut soutenu par 54 pays, l’UNESCO, le Conseil de l’Europe et également la Commission européenne, qui a publié récemment un projet de règlement européen, le Digital Services Act (DSA) qui viendrait compléter la directive Commerce électronique de juin 2000, dont la transposition fut anticipée dans l’article 42 de la Loi confortant le respect des principes de la République du 24 août 2021.
Attention à l’excès d’autorégulation et à l’exclusion du juge
Au niveau européen, un délai d’une heure pourrait cependant s’appliquer d’ici peu. Le Règlement du 29 avril 2021 relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne, applicable à compte du 7 juin 2022 entend instaurer des « devoirs de vigilance raisonnables et proportionnés incombant aux fournisseurs de services d’hébergement ».
Les autorités compétentes sont en effet autorisées à imposer à ces derniers, par injonction simple ou transfrontière, de retirer les contenus à caractère terroriste ou d’en bloquer l’accès. En l’absence d’urgence, ces autorités ont pour obligation de transmettre au moins 12 heures avant l’émission de l’injonction de retrait des informations concernant les procédures et délais applicables. Une fois ces 12 heures passées et l’injonction émise, le fournisseur de service d’hébergement dispose d’un délai d’une heure pour réaliser le retrait. En situation d’urgence, l’obligation d’information des autorités ne s’applique pas et les fournisseurs doivent retirer le contenu en une heure. Le délai d’action pour les plateformes se réduit drastiquement par l’objectif européen d’efficacité face à la quantité considérable de contenus à caractère terroristes publiés.
La responsabilisation des grandes plateformes, par le développement d’algorithmes contrôlant les contenus haineux ou terroristes, peut certes s’avérer d’une grande efficacité dans la lutte contre le terrorisme, les réseaux sociaux pouvant être qualifiés de nouvelle arme de communication massive. Néanmoins, devant la menace de la sanction pécuniaire et les obligations d’efficacité de plus en plus exigeantes, les plateformes pourraient être tentées de procéder à un système d’autorégulation excessif constituée d’un recours à la censure préalable à la saisine du juge, excluant peu à peu celui-ci des décisions relatives à la liberté d’expression et augmentant le pouvoir des grandes plateformes.
Il convient de s’interroger sur la limite de la surveillance du GIFCT réalisée par les grandes plateformes, alors étendue en juillet 2021 aux groupes terroristes d’extrême droite. La multiplication des systèmes algorithmiques de plus en plus élaborés pose également la question de l’utilisation des données personnelles par Facebook et les autres plateformes dans la surveillance de leurs utilisateurs mais surtout la question du pouvoir de censure des plateformes, dirigées pour la plupart par une seule personne. La liberté d’expression 2.0 est donc soumise aux humeurs de M. Zuckerberg qui, comme le laisse entendre la lanceuse d’alerte Frances Haungen, n’a pas toujours la priorité du respect des libertés fondamentales en tête.
Sources :
LE MONDE AVEC AFP :
Facebook met en place des mesures pour que les Afghans vulnérables protègent leur compte des talibans, Le Monde PIXELS, 20 août 2021.
Whatsapp ferme un groupe créé par les talibans pour répondre aux plaintes des Afghans, Le Monde PIXELS, 18 août 2021.
L’OTAN exhorte les talibans à « respecter et à faciliter » le départ des personnes qui fuient l’Afghanistan, Le Monde INTERNATIONAL, 20 août 2021.
ADER (B.)
La constitutionnalité de la loi Avia en question, Legipresse 2020, n°382 du 28 mai 2020 P.265
Haine en ligne, modération des contenus, délits de presse : la « loi respect des principes de la République » publiée, Légipresse 2021, n°395 du 24 septembre 2021, p. 381
BELKACEM (N.), La conciliation par le Conseil d’Etat du respect du droit de l’Union européenne et de l’efficacité de la lutte contre le terrorisme et la criminalité : les données de connexion, Lexis-nexis – Communication électronique n°7-8, juillet 2021
BRUNESSEN (B.), Chronique Droit européen du numérique – La volonté de réguler les activités numériques, RTD Eur. 2021, n°01 du 7 mai 2021, p.160
FERAL-SCHUL (C.),Réseaux sociaux, Praxis Cyberdroit 2020-2021, Chapitre 124, 124.05-124.33
Vers une démarche volontaire préventive de lutte contre les contenus terroristes ou extrémistes violents, PRAXIS CYBERDROIT, Chapitre 6, 611.61 – 611.63.
LE MONDE, Les messages des talibans seront considérés comme « terroristes » par les réseaux sociaux, Le Monde PIXELS, 24 août 2021.
LELOUP (D.) :
Facebook : une liste des « organisations dangereuses » utilisée par les modérateurs rendue publique, Le Monde PIXELS, 13 octobre 2021
La « lanceuse d’alerte » de Facebook témoigne devant le Sénat américain, Le Monde PIXELS, 5 octobre 2021
MALLET-POUJOL (N.)
Droit des communications électronique (1ère partie), Légipresse 2021, n°392 du 10 mai 2021, P.240
Droit des communications électroniques (2e partie), Légipresse 2021,n°393 du 24 mai 2021, p. 291
FRANCEINFO AVEC AFP, La « guerre contre le terrorisme » a rapporté des milliards aux géants américains de la tech, selon un rapport,Franceinfo, 10 septembre 2021.
FOUQUET (C.), Afghanistan : comment les talibans utilisent les réseaux sociaux pour rassurer, Les Echos Asie-Pacifique, 17 août 2021
VASSEUR (V.), Afghanistan : les talibans interdit de Facebook, mais Twitter leur donne encore la parole, FranceInter, 18 août 2021
LOI n°2020-776 du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet (Loi AVIA)
LOI n°2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique
LOI n°2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme
LOI n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la Confiance dans l’Economie Numérique (LCEN)
LOI n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’Informatique et aux Libertés (LIL)
Article 421-2-5 du Code Pénal
REGLEMENT 2016/679 du 27 avril 2016 général relatif à la Protection des données (RGPD), Parlement européen
REGLEMENT 2021/784 du 29 avril 2021 relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne, Parlement européen
CONVENTION 108 du 28 janvier 1981 pour la Protection des Personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel
CONVENTION. EDH du 4 novembre 1950 de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales
BUREAU OF COUNTERTERRORISM, COUNTRY REPORTS ON TERRORISM 2019, Foreign Terrorist Organizations, US Department of State
Standards de la communautés Facebook, Violence organisée et promotion d’action criminelles : www.transparency.fb.com
Site officiel du GIFCT : https://gifct.org/