En déployant des millions de caméras de surveillance intelligentes dans les espaces publics, le régime chinois perfectionne son « système de crédit social » visant à récompenser ou pénaliser les habitants selon leur loyauté, initié depuis un peu moins d’une décennie.
En Occident, le recours à une cette technologie dans le but de satisfaire un tel système a tendance à évoquer la dystopie de George Orwell. Pour autant, la question n’est pas entièrement réglée en France. L’ancien ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, avait manifesté en 2018 sa volonté de moderniser la police et les services de renseignement français en faisant appel à l’intelligence artificielle qui, selon lui, doit « permettre, par exemple, de repérer dans la foule des individus au comportement bizarre. » La question du développement de telles technologies inquiète particulièrement la CNIL qui veille à anticiper ses enjeux en matière de protection des données personnelles.
En juillet 2022, elle publie sa position sur les conditions de déploiement des dispositifs de vidéo « augmentée » dans les lieux ouverts au public.
De quoi parle-t-on précisément lorsqu’on évoque les caméras « augmentées » ?
Les caméras « augmentées » ou caméras intelligentes sont constituées de logiciels de traitements automatisés d’images couplés à des caméras. Elles permettent d’analyser les personnes filmées dans le but de déduire certaines informations et données personnelles les concernant.
Concrètement, les caméras intelligentes permettent de compter automatiquement le nombre de personnes dans un lieu, d’analyser certaines de leurs caractéristiques, ou encore de repérer certains comportements aux fins d’information, de prospection, d’amélioration de la gestion d’un lieu ou d’un service, de sécurisation ou de surveillance. Le recours à ce dispositif peut être envisagé dans plusieurs cas de figure dont voici plusieurs exemples :
– la détection automatisée de situations permettant de présumer la commission d’infractions ;
– la détection de bagages abandonnés ;
– la mesure de l’affluence et de la fréquentation d’un lieu ;
– la mesure de l’audience des panneaux publicitaires…
Toutefois, un tel dispositif interroge quant au respect des données personnelles et des droits et libertés des personnes. C’est pour ces mêmes raisons que la CNIL a tenu à présenter le cadre juridique actuellement applicable à un tel dispositif et souligner les risques pour les libertés individuelles.
Un risque de surveillance généralisée
La CNIL souligne que ces caméras intelligentes peuvent conduire à un traitement massif de données à caractère personnel à l’insu des personnes et pointe spécifiquement un risque de surveillance généralisée.
Dotées de dispositifs automatisés permettant de détecter des objets ou d’analyser des mouvements, les caméras « augmentées » permettent une précision d’analyse qui n’était pas envisageable avec les caméras de vidéoprotection traditionnelles.
Selon la CNIL, la mise en place des caméras « augmentées » dans des lieux publics est d’autant plus alarmante dès lors que de nombreux droits et libertés peuvent y être exercés (droit au respect de la vie privée, liberté d’aller et venir, droit de manifester). L’utilisation de ces dispositifs automatisés pourrait permettre de déduire certains comportements et habitudes chez les personnes captées dans leurs activités de la vie courante, ce qui présenterait des risques pour les droits et libertés de ces personnes.
L’utilisation de caméras « augmentées » pourrait alors aboutir à du profilage. Le profilage, défini à l’article 4.4 du RGPD, correspond à « toute forme de traitement automatisé de données à caractère personnel consistant à utiliser ces données à caractère personnel pour évaluer certains aspects personnels relatifs à une personne physique pour analyser ou prédire [son comportement] ».
L’article 22 du RGPD précise bien néanmoins que « la personne concernée a le droit de ne pas faire l’objet d’une décision fondée exclusivement sur un traitement automatisé, y compris le profilage ».
Des principes de protection des données personnelles applicables aux caméras « augmentées » malgré une absence de textes spécifiques
La CNIL souligne que le cadre légal applicable aux dispositifs de caméra de vidéoprotection traditionnelles n’était pas adapté à celui des caméras « augmentées ».
Dans un système de caméra de vidéoprotection classique, les caméras se contentent de capter et d’enregistrer les images saisies dans leur champ de vision. Pour ce qui est des caméras intelligentes, les traitements algorithmiques analysant de manière automatisée les images permettent d’en déduire beaucoup plus d’informations.
Ainsi, la CNIL estime qu’il n’est pas question d’une simple évolution technologique de dispositifs vidéo, mais d’une modification de leur nature. Le Code de la sécurité intérieure qui fixe le cadre applicable à la vidéoprotection traditionnelle ne serait donc pas adapté à cette nouvelle technologie.
Malgré une absence de cadre légal applicable aux caméras « augmentées », celles-ci sont capables d’un traitement massif de données personnelles. Par conséquent, elles n’échappent pas aux principes énoncés par le RGPD.
Premièrement, les données personnelles collectées par ces dispositifs doivent l’être « pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, et ne pas être traitées ultérieurement d’une manière incompatible avec ces finalités » au sens de l’article 5.1.b) du RGPD.
Deuxièmement, la CNIL rappelle la nécessité de déterminer la base légale du traitement de données. La CNIL porte particulièrement son attention sur la base légale de l’intérêt légitime qui pourrait poser problème. Elle ne doit pas conduire à un déséquilibre manifeste entre les intérêts de l’utilisateur et les attentes raisonnables des personnes captées par le dispositif.
Enfin, la CNIL rappelle la nécessité de fournir une information claire et explicite aux personnes dont les images sont captées lorsqu’un tel dispositif est déployé dans un espace public.
Qu’en est-il du droit d’opposition ?
La CNIL soulève que les personnes peuvent difficilement s’opposer à l’analyse de leurs images par ces caméras intelligentes. À ce titre, elle estime que le droit d’opposition peut être écarté sur le fondement de l’article 23 du RGPD qui considère que le droit d’opposition, entre autres, peut être écarté si cela « respecte l’essence des libertés et droits fondamentaux et constitue une mesure nécessaire et proportionnée dans une société démocratique ».
L’utilisation de caméras « augmentées » dans l’espace public nécessiterait donc une autorisation des pouvoirs publics qui établirait l’impossibilité pour les personnes de s’opposer à un traitement de données qui est légitime.
Par la position de la CNIL concernant les caméras intelligentes, le législateur est alors implicitement encouragé à édicter un cadre juridique spécifique à une telle technologie visant à concilier les usages que l’on en fait et la protection de nos droits et libertés. Toutefois, même dans les cas où l’usage de caméras « augmentées » serait bien légal, la CNIL souligne que des risques relatifs aux droits et libertés des personnes sont à craindre lorsque leurs usages sont accumulés.