Les contenus humiliants en ligne : entre liberté d’expression et protection de la dignité humaine

par Jean JARDINE, étudiant du Master 2 Droit des communications électroniques

« La responsabilité des plateformes en ligne sur la diffusion de contenus illicites n’est pas une option : c’est la loi. Ce type de défaillances peut conduire au pire et n’a pas sa place en France, en Europe ni ailleurs. »

Ainsi a réagi Clara Chappaz, l’ancienne ministre déléguée chargée de l’Intelligence artificielle et du Numérique sur le réseau social X à la mort du streameur Jean Pormanove survenu le 18 août 2025, mettant en évidence l’importance de la responsabilité des plateformes sur la publication de contenus illicites.

Le streameur Jean Pormanove de son vrai nom Raphaël Graven, âgé de 46 ans et suivi par des centaines de milliers d’abonnés est décédé lors d’un live en direct de plus de 298 heures soit plus de 12 jours sur la plateforme Kick. Il était connu pour faire des défis avec d’autres streameurs où il subissait des violences et des humiliations lors de ses lives. Pendant ses lives, il était accompagné de 2 autres streameurs, surnommés Naruto et Safine, qui l’humiliaient et le violentaient physiquement et psychologiquement ainsi qu’un autre homme surnommé Coudoux qui est en situation de handicap.

Ce décès a fait polémique à travers le monde entier et a fait l’objet de vives réactions de la part des internautes et du gouvernement.

La mise en scène de contenus humiliants en ligne

Le procureur de la République de Nice, Damien Martinelli, a communiqué les conclusions de l’autopsie du streameur Jean Pormanove le jeudi 21 août. Le magistrat a indiqué que le décès, survenu lors d’un live sur Kick, « n’a pas une origine traumatique et n’est pas en lien avec l’intervention d’un tiers ». Il a précisé que « les causes probables du décès apparaissent donc d’origine médicale et/ou toxicologique ».

La plateforme Kick qui a suspendu les co-streameurs du live durant lequel est décédé Jean Pormanove, assure coopérer « pleinement avec les autorités françaises depuis des mois » ; elle s’étonne également des réactions de l’exécutif, qui semblait découvrir son contenu et accuse le gouvernement français de politiser le décès et de vouloir en « tirer parti ». Malgré la mise à l’écart de la responsabilité des co-streameurs dans la mort de Jean Pormanove, une enquête publiée par Médiapart sur la plateforme Kick fin 2024 dans laquelle elle décrit un véritable business de la maltraitance en ligne qui attirerait une audience considérable. Comme le confirme Arthur Delaporte, le député du Parti Socialiste, spécialiste en réseaux sociaux, « il y a la mise en scène de l’humiliation » et elle « contrevient aux principes fondamentaux de défense des droits de l’homme »

Cette exploitation scénarisée de l’humiliation ne saurait rester impunie : l’arsenal juridique européen, notamment le DSA, doit être mobilisé de manière coercitive pour contraindre les plateformes à leurs obligations de régulation et, le cas échéant, prononcer des sanctions exemplaires

La responsabilité des plateformes

Le Digital Service Act (DSA) qui est le règlement européen sur les services numériques vise une responsabilisation des plateformes. Il impose aux plateformes des obligations de modération et de retrait des contenus manifestement illicites.

Selon le DSA, la plateforme de streaming Kick est classée comme un fournisseur de services d’hébergement et, plus spécifiquement, comme une plateforme en ligne car elle stocke et diffuse des informations. Elle est donc soumise aux obligations des services d’hébergement et des plateformes en ligne prévues par le DSA comme l’absence d’obligation de surveillance des contenus stockés et diffusés sinon elle pourrait être requalifiée en tant qu’éditeur. Mais elle a l’obligation de mettre en place un mécanisme de notification permettant aux utilisateurs de signaler les contenus illicites, suite aux signalements des utilisateurs, elle a l’obligation de supprimer les contenus illicites. Elle doit disposer de conditions générales claires et d’un système interne de traitement des plaintes, elle doit également désigner un représentant légal dans l’Union Européenne.

Ici, les institutions européennes compétentes doivent vérifier si toutes ces obligations sont respectées et ne doivent pas hésiter à sanctionner Kick ou les autres plateformes ne respectant pas ces dernières.

La limite de la liberté d’expression : la dignité humaine, un principe d’ordre public

La liberté d’expression est un principe constitutionnel prévu par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 mais elle connait certaines limites.

Parmi ces limites prévues par la loi, le respect de la dignité humaine, prévue à l’article 16 du code civil, est l’une des plus importantes depuis l’arrêt célèbre du lancer de nain à Morsang sur Ogre rendu par le Conseil d’Etat en 1995. Les juges ont en effet affirmé que le respect de la dignité humaine prime sur le consentement de la ou les personnes concernées.

Ici, le consentement de Jean Pormanove peut être vicié par un état de dépendance, une vulnérabilité (liée à la fatigue extrême après 300 heures de live), ou une contrainte économique par le besoin de “faire le buzz” et l’argent généré par le stream. Même si son consentement était libre et éclairé comme l’affirment ses proches, le respect de la dignité humaine est plus important, alors il aurait pu y avoir des sanctions de la part des institutions compétentes afin de mettre fin à l’atteinte à la dignité humaine de Jean Pormanove. On peut ajouter que ce contenu est destiné à un public jeune parmi lequel se trouve de nombreux mineurs qui sont aux yeux de la loi des personnes vulnérables, ce genre de contenu représente plusieurs dangers pour la jeunesse.

La plateforme Kick qui fait la promotion de jeux de casino Stack ne régule pas assez le genre de contenu où l’on pouvait y voir Jean Pormanove subir des violences physiques, psychologiques et des humiliations. Cela peut envoyer un message néfaste aux internautes mineurs reflétant le non-respect de la dignité humaine, la normalisation de la violence et de la maltraitance ou encore un endoctrinement au cyberharcèlement.

Ces contenus problématiques voire illicites justifient l’intervention de l’ARCOM et l’application stricte du DSA, qui prévoit spécifiquement l’obligation pour les plateformes de protéger les mineurs contre les contenus préjudiciables, y compris par le renforcement des systèmes de signalement et de modération.

Sources :