par Roxane SCHEMEL, étudiante du Master 2 Droit des communications électroniques

En septembre 2025, le président Donald Trump a signé un décret validant la cession partielle de TikTok à un groupement d’investisseurs américains, mettant fin à plusieurs années de tensions entre les États-Unis et la Chine. Cette décision intervient dans le cadre du Protecting Americans from Foreign Adversary Controlled Applications Act (PAFACAA), adoptée en 2024, une loi imposant à ByteDance, maison-mère chinoise de l’application Tiktok, de vendre ses activités américaines ou de quitter le marché des États-Unis.. L’objectif affiché est clair : protéger les données personnelles des utilisateurs américains de toute exploitation étrangère susceptible de menacer la sécurité nationale.
TikTok, qui compte désormais plus de 170 millions d’utilisateurs aux États-Unis, représente un phénomène culturel et technologique. Son algorithme de recommandation, capable d’analyser en temps réel les comportements des utilisateurs, intrigue autant qu’il inquiète. Pour Washington, ce système d’une grande efficacité pourrait aussi devenir une arme d’influence. La crainte majeure est que les données collectées puissent être utilisées par Pékin à des fins de surveillance ou d’influence politique.
Sur son réseau Truth Social, le président a salué cette décision avec enthousiasme : « Un accord a aussi été trouvé sur une « certaine » entreprise que les jeunes de notre pays veulent vraiment garder. Ils seront vraiment très heureux », a-t-il écrit en parlant de l’application TikTok.
Même si la cession de TikTok à des investisseurs américains, validée par le président Trump, apparaît comme une avancée vers plus de souveraineté numérique, une question se pose : ce transfert de propriété garantit-il réellement la protection des données des utilisateurs américains ou ne masque-t-il qu’un déplacement du risque ?
Une cession sous haute tension : entre souveraineté et opportunisme économique
Les États-Unis justifient cette opération par la volonté de défendre leur souveraineté numérique. Depuis plusieurs années, ByteDance est perçue comme une menace pour la sécurité, notamment en raison d’un possible transfert des données vers la Chine. La cession forcée à un groupe d’investisseurs américains, composé notamment d’acteurs majeurs comme Oracle, General Atlantic, Sequoia, Silver Lake Partners et des personnes proches de Trump telles que Rupert Murdoch et Michael Dell , est présentée comme un moyen de “rapatrier” les données et de limiter l’influence d’un acteur qui est jugé trop influent auprès des jeunes Américains.
Mais derrière le discours sécuritaire, se cache un enjeu économique considérable. TikTok représente un marché publicitaire estimé à près de 20 milliards de dollars aux États-Unis. En transférant le contrôle de l’entreprise, Washington renforce indirectement la Silicon Valley face à la montée en puissance des géants chinois.
Pour un certain nombre de personnes, cette cession s’inscrit dans la continuité de la doctrine « America First » : défendre à la fois la sécurité nationale et les intérêts économiques des entreprises américaines face à la Chine et à l’Europe.
Le paradoxe de la protection des données
Avant cette cession, ByteDance avait déjà tenté de rassurer les autorités avec le Project Texas, un programme de stockage des données sur des serveurs gérés par Oracle, situés aux États-Unis. Cette stratégie était censée isoler les informations américaines du reste du groupe, mais sans succès.
Aujourd’hui, avec la cession officielle, les autorités affirment que la souveraineté des données est enfin garantie. Désormais, la nouvelle structure prévoit que TikTok US soit détenu à 80 % par des investisseurs américains, tandis que ByteDance conserve une participation minoritaire d’environ 20 %, sans pouvoir décisionnel sur la gouvernance ni sur le comité de modération. Oracle supervisera la sécurité et la confidentialité des données, tandis que l’algorithme restera la propriété de ByteDance, accordé sous licence à la filiale américaine.
Cependant, plusieurs experts rappellent que le risque ne disparaît pas complètement, il se déplace. Les nouveaux propriétaires américains auront eux aussi accès à une masse d’informations personnelles. Sans l’équivalent d’un règlement comme le RGPD européen, les utilisateurs américains restent exposés à la collecte commerciale, au profilage et à la publicité ciblée. Autrement dit, la menace prend une autre forme, mais le fond du risque ne change pas.
Un débat mondial réinterrogé : souveraineté et gouvernance des données
L’enjeu ne se limite pas seulement à la propriété de Tiktok. Il touche aussi à l’algorithme. Selon des experts, l’accord de cession permet aux États-Unis de surveiller attentivement la manière dont TikTok classe et recommande les contenus. Cette « prise de contrôle » de l’algorithme empêche toute influence étrangère, mais donne aussi aux nouveaux investisseurs un pouvoir important sur ce qui est dit dans le débat public américain.
Le décret de 2025 prévoit que les décisions de modération, les mises à jour du code et les flux de données sont désormais placés sous la supervision américaine. En d’autres termes, en plus d’un contrôle technique, il y a un contrôle politique. Les autorités américaines peuvent désormais influencer indirectement la hiérarchie des contenus visibles par des millions d’utilisateurs.
Le choix des nouveaux propriétaires, qui sont relativement proches de Donald Trump, alimente les critiques. Il y a un risque d’instrumentalisation du réseau à des fins politiques. Ce scénario illustre un paradoxe : la mesure censée protéger la sécurité nationale pourrait, à terme, restreindre la pluralité des opinions et affaiblir la liberté d’expression prévue au 1er amendement, qu’elle prétend défendre.
La souveraineté numérique : vers une gouvernance fragmentée des données
On pourrait penser qu’avec la vente de TikTok à des investisseurs américains, le conflit entre la Chine et les États-Unis est enfin terminé. En réalité, ce changement révèle un autre défi : celui du contrôle des données à l’échelle mondiale. Chaque grande puissance a sa propre façon de voir la souveraineté numérique. Les États-Unis insistent sur la sécurité, la Chine sur le pouvoir de l’État, alors que l’Europe cherche avant tout à protéger ses citoyens.
Pour l’Union européenne, la souveraineté numérique consiste en grande partie à donner aux Européens le contrôle sur leurs informations et sur les technologies qu’ils utilisent, sans dépendre des géants américains ou chinois. C’est pour cela que des règles comme le RGPD, le Digital Services Act ou le Data Act ont été mises en place. L’idée est de garantir la transparence, la responsabilité des grandes plateformes et le respect des droits fondamentaux.
Finalement, le changement de propriétaire de TikTok ne suffit pas à assurer que les données soient mieux protégées. Mais il s’agit surtout de savoir qui décide, et si la décision est prise en toute transparence et dans le respect démocratique. En Chine, ce changement est notamment perçu comme une injustice commerciale, tandis qu’en Europe, il y a une certaine méfiance d’un futur où chaque pays aurait ses propres règles et ses propres géants numériques.
Si l’Amérique, la Chine et l’Europe réfléchissent chacune à leur manière à la souveraineté numérique, l’Europe essaie de trouver un juste milieu : elle veut protéger ses citoyens et leurs données, encourager les innovations qui profitent à tous, et garantir que chacun garde les mêmes droits, peu importe la plateforme ou le service qu’il utilise.