par Heddy AISSAOUI, étudiant du Master 2 Droit des communications électroniques

Le 14 octobre 2025, la Commission européenne a infligé une amende record de 157 millions d’euros à trois maisons de luxe — Gucci, Chloé et Loewe — pour avoir restreint la liberté de fixation des prix de leurs distributeurs.
Pendant près de huit ans, ces marques ont imposé des tarifs minimums, des remises plafonnées et des périodes de soldes obligatoires, en boutique comme sur Internet. Objectif affiché : préserver la cohérence et le prestige de leur image.
Mais peuvent-elles vraiment imposer leurs prix à des revendeurs indépendants pour maintenir leur position haut de gamme ? La réponse est négative, car le droit européen de la concurrence interdit toute pratique de contrôle tarifaire, y compris dans le secteur du luxe et même sous couvert de stratégie d’image.
Une entente verticale bien huilée
L’enquête ouverte par la Commission en 2023 a mis en lumière un système structuré de revente sous contrôle, commun aux trois marques. Entre 2015 et 2023, Gucci, Chloé et Loewe auraient imposé à leurs revendeurs de :
– ne pas s’écarter du prix conseillé par la marque ;
– limiter les taux de remise ;
– respecter des périodes de soldes fixées à l’avance ;
– et, parfois, s’abstenir de vendre en ligne certains produits.
Ces pratiques relèvent de la resale price maintenance (RPM), c’est-à-dire la fixation des prix de revente, qui constitue une entente verticale prohibée par l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Ce type d’accords, contraires à la liberté commerciale des distributeurs, fausse la
concurrence à l’intérieur du marché européen. Les amendes prononcées s’élèvent à 119,7 millions d’euros pour Gucci, 19,7 millions pour Chloé et 18 millions pour Loewe.
Les trois maisons ont reconnu les faits et coopéré, ce qui leur a permis d’obtenir une réduction de sanction.
La règle de droit : la liberté tarifaire comme principe intangible
L’article 101 TFUE et l’article 53 de l’Accord sur l’Espace économique européen interdisent toute entente ayant pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence.
Parmi ces pratiques, la fixation des prix de revente est considérée comme une restriction caractérisée, c’est-à-dire illégale par nature : il n’est pas nécessaire de démontrer un effet concret sur le marché pour la sanctionner. Le droit européen admet certes des régimes dérogatoires, notamment la distribution sélective, autorisée lorsque la marque souhaite préserver son image en sélectionnant ses revendeurs selon des critères qualitatifs objectifs et proportionnés. Mais cette exception ne va pas jusqu’à autoriser le contrôle des prix.
La Cour de justice de l’Union européenne, dans son arrêt Coty Germany (6 décembre 2017, C-230/16), a ainsi admis qu’une marque de luxe pouvait interdire à ses revendeurs de vendre ses produits sur certaines plateformes en ligne pour protéger son image — sans pour autant restreindre leur liberté tarifaire.
Autrement dit, une maison peut choisir qui vend ses produits, mais pas à quel prix.
Le numérique, nouveau terrain de contrôle illicite
La décision de la Commission insiste sur l’aspect numérique des infractions.
Les marques surveillaient les prix pratiqués sur Internet, exigeaient des alignements avec leurs boutiques officielles et, dans certains cas, interdisaient la vente en ligne d’un modèle pour éviter les remises visibles.
Ce contrôle du commerce électronique constitue une atteinte directe à la concurrence : les plateformes en ligne assurent la transparence et la variabilité des prix, deux éléments essentiels du marché intérieur.
Empêcher un détaillant de proposer un rabais sur son site revient à neutraliser la concurrence numérique, au détriment des consommateurs, qui se voient privés d’un véritable choix tarifaire. Le secteur du luxe, historiquement attaché à la rareté et au contrôle de son image, peine à s’adapter à cette logique de transparence et de flexibilité inhérente au e-commerce. Mais pour Bruxelles, le prestige ne justifie pas le verrouillage du marché.
Des sanctions exemplaires et un avertissement général
Les pratiques ont concerné l’ensemble des gammes (vêtements, maroquinerie chaussures, accessoires) et la quasi-totalité du territoire de l’Espace économique européen.
Les amendes, calculées selon les lignes directrices de 2006, tiennent compte de la gravité, de la durée et du volume de ventes concernées. Gucci, la plus sanctionnée, a été punie pour la durée et l’ampleur de son infraction. La Commission souligne le caractère exemplaire de la procédure : les trois maisons ont
coopéré, permettant une clôture rapide et l’envoi d’un signal clair à l’industrie du luxe.
Désormais, le contrôle concurrentiel s’étend pleinement aux canaux numériques : le e-commerce, au même titre que les boutiques physiques, doit respecter la liberté des prix. Les marques sont donc invitées à revoir leurs contrats de distribution, notamment les clauses de “prix recommandés” ou d’“alignement tarifaire”, susceptibles d’être requalifiées en contrôle de prix déguisé.
Un signal fort pour tout le secteur
Cette décision consacre un principe essentiel : la liberté tarifaire des distributeurs est non négociable, quel que soit le positionnement de la marque. Le luxe numérique n’est pas un espace d’exception ; il relève des mêmes règles que le commerce traditionnel.
À l’heure où les maisons investissent massivement dans le e-commerce, le métavers ou la traçabilité numérique des produits, elles doivent apprendre à concilier exclusivité et ouverture concurrentielle.
En tentant de tout contrôler, elles risquent désormais de tout perdre : la confiance du consommateur et la bienveillance du régulateur.
Conclusion
La Commission européenne trace une frontière nette : défendre son image de marque n’autorise pas à restreindre la liberté commerciale de ses revendeurs. Les canaux numériques ne sont pas une zone de non-droit ; ils sont soumis aux mêmes principes que le commerce physique.
En cherchant à imposer leurs prix, Gucci, Chloé et Loewe ont voulu protéger leur prestige — elles en sortent rappelées à l’ordre et à la réalité du marché intérieur.
Sources principales
– Commission européenne, Commission fines fashion brands Gucci, Chloé and Loewe
over €157 million for anticompetitive pricing practices, communiqué du 14 octobre 2025.
– Financial Times, EU fines Gucci, Chloé and Loewe €157 million for fixing resale prices
(2025).
– CJUE, Coty Germany GmbH c/ Parfümerie Akzente GmbH, C-230/16, 6 décembre
2017.
– Article 101 TFUE ; Règlement (CE) n° 1/2003.