Lutter contre la fraude : l’accès de France Travail aux données téléphoniques et aux données aériennes est-il compatible avec le RGPD ?

par Sultana ARIROU, étudiante du Master 2 Droit des communications électroniques

Auteur : Pixabay

Pour repérer les allocataires supposément frauduleux, le Sénat veut autoriser France Travail à consulter leurs relevés d’appels et leurs données aériennes. Une mesure inédite, aussi intrusive qu’ambiguë juridiquement, qui interroge la frontière entre la lutte contre la fraude et l’atteinte disproportionnée à la vie privée.

Un dispositif inédit : donner à France Travail un accès aux relevés téléphoniques et aux données aériennes

Le projet de loi « fraude sociale et fiscale » examiné au Sénat introduit une innovation particulièrement sensible : permettre à France Travail d’accéder à certaines données de connexion et aux fichiers de passagers aériens afin de vérifier la résidence réelle des allocataires. Ces données, jusqu’ici réservées aux enquêtes judiciaires ou antiterroristes, basculeraient pour la première fois dans le champ du contrôle social.

Concrètement, l’amendement adopté par les sénateurs autoriserait France Travail à consulter des métadonnées téléphoniques, autrement dit les informations techniques relatives aux communications (bornages, durée, localisation approximative). Ces métadonnées sont particulièrement sensibles et leur accès est encadré de façon stricte.

En parallèle, l’établissement public pourrait interroger le fichier des passagers aériens (PNR), un dispositif conçu pour identifier les déplacements de personnes impliquées dans des activités terroristes ou criminelles graves. Le détourner pour la lutte contre la fraude sociale interroge directement le principe de limitation des finalités consacré par le RGPD.

L’objectif affiché est de repérer les allocataires qui perçoivent l’assurance chômage alors qu’ils résident durablement à l’étranger. L’analyse des données de connexion permettrait d’identifier des bornages téléphoniques répétés hors du territoire ou l’usage prolongé d’un réseau étranger. De la même manière, la consultation des fichiers aériens pourrait révéler des vols non déclarés ou des séjours prolongés hors de France. Ces éléments seraient considérés comme autant « d’indices sérieux » de fraude susceptibles de justifier une suspension conservatoire des allocations.

Un tel accès ferait de France Travail un quasi-acteur d’enquête en lui donnant des outils normalement réservés à la sécurité nationale. Un tel franchissement de seuil interroge la frontière entre contrôle social légitime et surveillance disproportionnée.

Une ingérence disproportionnée dans la vie privée : le risque d’inconstitutionnalité et la violation de la CEDH

L’accès aux relevés téléphoniques et aux données aériennes conféré à France Travail soulève des interrogations majeures de proportionnalité au regard du droit fondamental au respect de la vie privée.

En droit français, le Conseil constitutionnel rappelle que toute restriction à ce droit doit être « nécessaire, adaptée et proportionnée » à l’objectif poursuivi. Or, l’accès à ces données particulièrement intrusives pour la seule lutte contre la fraude sociale risque d’être jugé disproportionné.

Une difficulté majeure réside dans l’absence de tout contrôle préalable et indépendant. La jurisprudence constitutionnelle tout comme celle la Cour européenne des droits de l’Homme (article 8 CEDH) exigent de manière constante qu’un tel accès soit soumis à une autorisation préalable indépendante (juge ou autorité tierce), afin d’éviter tout risque d’arbitraire administratif.

De plus, le texte prévoit une suspension conservatoire des allocations sur la base de « simples indices sérieux » de fraude. Appliquée avant toute possibilité pour l’allocataire de présenter ses observations, cette présomption unilatérale de fraude porte atteinte aux droits de la défense et au principe du contradictoire. Une telle mesure fait peser un risque d’arbitraire sur des droits sociaux essentiels.

Dans ces conditions, la mesure du Sénat soulève un doute sérieux quant à sa compatibilité avec les garanties constitutionnelles et européennes de protection de la vie privée.

Une incompatibilité probable avec le RGPD et le droit européen de la protection des données

Au-delà des enjeux constitutionnels, la mesure soulève de sérieux doutes au regard du droit de l’Union européenne, en particulier du RGPD et de la jurisprudence de la CJUE. L’accès aux relevés téléphoniques et aux données PNR implique un traitement de données personnelles hautement sensibles soumis à un encadrement strict.

Le RGPD impose que tout traitement respecte une finalité déterminée et légitime (article 5 §1 b), ainsi qu’une base légale adéquate (article 6). Or, les métadonnées téléphoniques et le fichier PNR ont été conçus pour des finalités de sécurité nationale et de lutte contre la criminalité grave. Leur réaffectation au contrôle social constitue un changement de finalité difficilement justifiable. La CJUE exige en effet une compatibilité stricte entre la finalité initiale et la nouvelle finalité.

La jurisprudence européenne confirme cette incompatibilité. Depuis l’arrêt Tele2 Sverige & Watson rendu en 2016, la CJUE considère que la conservation ou l’accès généralisé aux métadonnées constitue une ingérence grave, admissible uniquement pour la criminalité grave ou la sécurité nationale. Les décisions La Quadrature du Net rendues en 2020 et 2022 rappellent que tout accès doit être strictement encadré, soumis à un contrôle indépendant et réservé à des finalités impérieuses. France Travail ne peut être qualifié d’« autorité indépendante » au sens de cette jurisprudence.

S’y ajoute le principe de minimisation (article 5 §1 c du RGPD) : seules les données strictement nécessaires peuvent être consultées. Or, analyser l’ensemble des bornages téléphoniques ou l’historique des vols pour vérifier une résidence revient à solliciter une masse d’informations largement excédentaire, ce qui s’apparente davantage à une logique de surveillance généralisée qu’à un contrôle proportionné.

Enfin, le fichier PNR est régi par une directive spécifique strictement limitée à la lutte contre le terrorisme. La CJUE a déjà sanctionné l’élargissement abusif de son champ d’application, ce qui rend l’usage envisagé pour la fraude sociale particulièrement fragile au regard du droit de l’Union européenne.

Ainsi, la mesure apparaît non seulement disproportionnée mais aussi incompatible avec les principes européens de finalité et minimisation. Elle encourt un risque élevé d’invalidation : une question préjudicielle devant la CJUE pourrait aisément conduire à reconnaitre sa non-conformité et obliger la France à retirer ou réviser le dispositif, illustrant la primauté du droit de l’Union européenne.

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