Le Digital Product Passport : l’émergence d’une norme européenne de transparence numérique dans le secteur du luxe

par Heddy AISSAOUI, étudiant du Master 2 Droit des communications électroniques

Le Digital Product Passport (DPP) s’inscrit au cœur de la stratégie européenne visant à concilier transition écologique et transformation numérique du marché intérieur. Prévu par le règlement relatif à l’écoconception des produits durables (Ecodesign for Sustainable Products Regulation – ESPR), adopté en 2024, ce dispositif fera l’objet d’une mise en œuvre progressive à partir de 2025, avec une application obligatoire pour de nombreuses catégories de produits dès 2027.

Le DPP repose sur la mise à disposition, sous forme dématérialisée, d’un ensemble d’informations relatives au cycle de vie du produit. Il comprend notamment des données concernant l’origine des matériaux, les conditions de fabrication, les possibilités de réparation et de recyclage, ainsi que des indicateurs environnementaux. Ces informations sont accessibles par des moyens numériques standardisés, tels que des QR codes, des puces NFC ou des identifiants numériques uniques.

Destiné à une pluralité d’acteurs — consommateurs, autorités publiques, réparateurs, revendeurs et plateformes en ligne —, le DPP s’inscrit dans une logique de transparence élargie et structurée. Le secteur du luxe apparaît particulièrement concerné, en raison de la complexité de ses chaînes d’approvisionnement et du rôle central que jouent l’authenticité et la traçabilité dans la valorisation économique et symbolique des produits.


Une obligation de transparence aux conséquences juridiques majeures pour les maisons de luxe

Pour les maisons de luxe, l’instauration du DPP marque un changement profond de paradigme juridique. La traçabilité, jusqu’alors largement fondée sur des initiatives volontaires ou des dispositifs propriétaires, devient une exigence réglementaire, conditionnant l’accès au marché européen.

En premier lieu, cette obligation soulève un enjeu central de conformité juridique. Les marques devront garantir l’exactitude, l’actualisation et la disponibilité des informations intégrées au passeport numérique. Une information incomplète, inexacte ou trompeuse est susceptible d’engager leur responsabilité, notamment au titre du droit de la consommation ou des pratiques commerciales déloyales.

En second lieu, le DPP interroge la protection des informations sensibles. Les maisons de luxe reposent sur des savoir-faire spécifiques et des procédés de fabrication souvent protégés par le secret des affaires. L’exigence de transparence imposée par le droit de l’Union devra ainsi être conciliée avec la protection de la propriété intellectuelle et des intérêts économiques des entreprises, afin d’éviter une divulgation excessive d’informations stratégiques.

Enfin, la mise en œuvre du DPP implique une transformation substantielle des systèmes d’information. Elle suppose la collecte, la structuration et la gestion de données à grande échelle, ainsi que leur interconnexion avec des infrastructures numériques européennes. Le passeport numérique devient ainsi un actif numérique stratégique, relevant pleinement du champ du droit du numérique. Toutefois, ce déploiement souligne le paradoxe de la “double transition” : la quête de durabilité environnementale repose ici sur le déploiement d’infrastructures numériques dont l’empreinte carbone propre devra être maîtrisée.


Articulation entre DPP et RGPD : une transparence juridiquement encadrée

Si le DPP porte principalement sur des données relatives aux produits, certaines informations peuvent indirectement concerner des personnes physiques, notamment des artisans identifiables, des réparateurs indépendants ou des acteurs du marché de la seconde main.

Dans ce contexte, les marques devront veiller au respect du Règlement général sur la protection des données (RGPD), en particulier des principes de minimisation des données, de limitation des finalités et de sécurité. L’article 32 du RGPD impose la mise en œuvre de mesures techniques et organisationnelles appropriées afin de garantir la confidentialité et l’intégrité des données traitées.

La question de la responsabilité du traitement demeure centrale. Selon l’architecture technique retenue, celle-ci pourra incomber à la marque, à un prestataire technologique ou à une plateforme tierce. Cette répartition devra être clairement définie afin d’éviter toute incertitude juridique, notamment en cas de violation de données, dans un secteur déjà exposé à des risques élevés de cyberattaques.


Interopérabilité et responsabilité numérique : un cadre encore en construction

Le règlement ESPR consacre une exigence forte d’interopérabilité, destinée à prévenir la fragmentation des systèmes numériques et la multiplication de solutions fermées. Pour les maisons de luxe, traditionnellement attachées à des dispositifs propriétaires, cette exigence implique une adaptation technique et organisationnelle significative.

L’interopérabilité soulève également des questions de responsabilité numérique. En cas de dysfonctionnement du système, d’erreur dans les données ou de faille de sécurité, la responsabilité pourrait être partagée entre plusieurs acteurs. Cette logique de responsabilité distribuée s’inscrit dans la continuité des principes posés par le Digital Services Act, renforçant l’encadrement juridique des infrastructures numériques.

Par ailleurs, le DPP est présenté comme un levier potentiel de lutte contre la contrefaçon, en facilitant la vérification de l’authenticité des produits sur les plateformes de revente. Il conforte ainsi le rôle des maisons de luxe comme garantes de la fiabilité et de la cohérence des informations numériques associées à leurs produits.


Le Digital Product Passport ne saurait être réduit à une simple innovation technologique. Il constitue une nouvelle norme européenne de transparence numérique, appelée à structurer durablement les pratiques du secteur de la mode et du luxe. En imposant une traçabilité réglementée et interopérable, l’Union européenne redéfinit les obligations juridiques des marques à l’ère du numérique.

Cette évolution intervient dans un contexte où le marché de la seconde main dans la mode et le luxe connaît une croissance rapide, représentant déjà plusieurs dizaines de milliards de dollars et pouvant atteindre près de 360 milliards de dollars à l’horizon 2030. L’essor de ce marché, largement structuré par des plateformes numériques, renforce l’intérêt d’outils comme le DPP pour garantir transparence, traçabilité et confiance.

À travers le luxe, le DPP illustre ainsi l’émergence d’une régulation numérique des produits, au croisement des enjeux environnementaux, économiques et juridiques, dont les effets dépasseront largement ce seul secteur.

Sources

Règlement (UE) 2024/1781Ecodesign for Sustainable Products Regulation (ESPR), EUR-LexRGPD (UE 2016/679) – protection des données, EUR-LexCNIL, Plan stratégique 2025–2028 : cybersécurité et protection des données Vogue Business, Digital product passports: lessons from early adopters BCG x Vestiaire Collective, Resale: The Next Chapter – croissance du marché de la seconde main.