Le 6 novembre 2013, le site de vente de produits illégaux Silk Road (« route de la soie ») est à nouveau en ligne, un mois seulement après sa fermeture par le FBI le 2 octobre 2013.
Ce site, ouvert en 2011, est connu pour être « l’Amazon.com de la drogue » ou encore «l’eBay de la drogue », car, outre les faux papiers et les contrefaçons d’objets de marque proposés à la vente, on y trouve surtout à la vente différentes drogues. Il s’agit en effet d’un site internet destiné à mettre en contact des vendeurs et des acheteurs dans le but d’opérer des transactions de produits illégaux, « entre adultes consentants », à la seule condition que la marchandise en question ne soit pas destinée à « blesser ou escroquer » autrui (selon les conditions d’utilisation du site). C’est pourquoi ces conditions générales interdisent par exemple la vente de données personnelles bancaires, ou encore « les services de tueurs à gage et contenus pédopornographiques ».
Pourtant, le site offre la possibilité aux utilisateurs d’avoir à leur disposition des notices explicatives sur les moyens de pirater un distributeur automatique, ou encore des logiciels permettant de déverrouiller des ordinateurs ou récupérer des mots de passe. On voit mal comment ce genre de pratiques peut ne pas nuire à autrui. De même, le contrôle sur la vente des armes est assez faible, puisqu’il est possible d’en trouver sur le site bien que les conditions d’utilisation le proscrive également. Ces dernières sont donc plutôt indicatives et ne semblent servir qu’à prouver une prétendue bonne foi de la part des gérants du site litigieux.
Une double sécurité mise en œuvre pour protéger le site et ses utilisateurs
Silk Road, appartenant au «marché noir» d’Internet, appelé le « web profond » (« deep web » ou encore « dark net » en anglais) bénéficie d’une sécurité technique du fait qu’il est impossible de le trouver via les moteurs de recherche classiques. En effet, seuls les internautes appartenant au réseau anonyme TOR (« The Onion Router ») peuvent trouver le site, en passant par des bases de données spécifiques capables de trouver son chemin d’accès. Ce réseau TOR brouille en fait les connexions et seul un navigateur configuré pourra avoir accès à ces bases de données. Le principe est qu’au lieu d’utiliser un seul serveur pour accéder au site en question, l’ordinateur va être programmé pour se déplacer de serveur en serveur avant d’atteindre le site illicite, rendant quasiment intraçable l’adresse de l’internaute. Enfin, une fois qu’on a réussi, par des manipulations informatiques, à entrer sur le réseau TOR, l’adresse du site n’est elle-même pas évidente à trouver car il s’agit de < ianxz6zefk72ulzz.onion >. Ainsi, connaître le nom du site par la rumeur ne suffit pas à pouvoir y accéder et il est donc pratiquement impossible de trouver ce site internet sans y avoir été invité par quelqu’un qui aura précisément expliqué comment y accéder.
La deuxième protection utilisée par le site Silk Road est l’utilisation d’une monnaie virtuelle appelée Bitcoin, créée en 2009 par des passionnés d’informatique. Le Bitcoin a la particularité de permettre des échanges anonymes entre les internautes. C’est pourquoi le secteur des transactions illégales et du blanchiment d’argent s’est intéressé à cette monnaie qui garde cryptée l’identité des acteurs.
Cette monnaie virtuelle a d’autres avantages que l’anonymat dont elle fait profiter ses utilisateurs. En effet, elle permet également des virements entre portefeuilles numériques à un taux extrêmement faible (0,99%) par rapport à celui que proposent les banques (entre 1,5% et 7% en fonction des Etats), et les opérations de virement en Bitcoin sont bien plus rapides que celles des banques. En effet, une transaction de Bitcoin entre deux portefeuilles numériques se fait de façon immédiate alors qu’il faut entre deux et cinq jours pour une opération de virement bancaire. En outre, l’argent est immédiatement récupérable en échangeant des Bitcoins contre une devise bancaire. Cette monnaie qui n’appartient à aucune catégorie juridique pour le moment échappe donc aux règles classiques du marché bancaire et n’est contrôlée par aucune banque centrale.
Il semblerait par ailleurs que les utilisateurs dans certains pays aient plus confiance en cette monnaie qu’en leur propres banques dont ils se méfient depuis la crise des subprimes. Ainsi, dès qu’un petit doute sur le système bancaire s’installe, les gens ont tendance à acheter des Bitcoins qui sont plus «rassurants», faisant de cette monnaie une devise extrêmement volatile. C’est notamment ce qui s’est passé à Chypre au cœur de la crise, lorsqu’une limitation de sortie des capitaux avait été mise en place. Les Chypriotes avaient alors utilisé le Bitcoin pour contourner cette limitation.
Si certains économistes pensent qu’une telle monnaie est vouée à s’autodétruire, d’autres misent de grands espoirs en elle, et notamment les fondateurs d’Ebay ou de Google qui commencent à l’intégrer dans leurs services. Le Bitcoin est d’ailleurs entrain de se normaliser dans de plus en plus de pays. L’Allemagne l’a par exemple reconnu en août 2013 comme une « monnaie privée ».
Le Bitcoin fonctionne de façon complexe et est créé par des algorithmes générés par les ordinateurs des utilisateurs de la monnaie. C’est donc une monnaie « mathématique et totalement décentralisée ». Il existe deux façons de se procurer des Bitcoins: soit sur des plateformes en ligne qui permettent d’acheter des Bitcoins avant de les stocker sur un portefeuille numérique, soit lors de ventes publiques organisées dans les grandes villes (par exemple à New-York dans le quartier d’Union Square). Des distributeurs automatiques de Bitcoins commencent également à être installés par des grandes entreprises spécialisées dans le monde entier, distributeurs qui permettront de stocker des Bitcoins sur un smartphone ou sur une carte prépayée.
Un contournement de la loi permis par l’informatique
Le site Silk Road, accessible depuis le monde entier, est contraire à la loi de la plupart des pays qui prohibent le commerce de la drogue, et souvent la vente d’armes également. En France par exemple, « l’usage, le trafic, la production, des stupéfiants, dont le cannabis) sont réprimés par la loi N° 70-1320 du 31 décembre 1970, plusieurs fois modifiée », la dernière modification datant de l’entrée en vigueur du nouveau code pénal de 1994.
Pourtant on constate que, grâce à des génies de l’informatique, les ventes de ces produits illicites sont possibles et de façon très simplifiée pour les acheteurs. Le problème de la transaction dans la rue ne se pose plus, et de surcroît, un système de forums et d’avis sur les vendeurs permet également d’éviter le risque que la marchandise ne soit pas de bonne qualité. Les acheteurs choisissent tranquillement leurs produits sur un site communautaire convivial, et payent en toute sécurité avant de recevoir de la drogue ou des armes simplement par voie postale.
Les autorités se voient démunies devant cette pratique car, bien qu’elles aient réussi à arrêter le créateur du site, Ross William Ulricht, ce dernier avait remis les codes sources de Silk Road à un autre informaticien qui a repris le flambeau seulement un mois après, avec une sécurité renforcée. Il semblerait donc que le site soit encore moins facilement accessible aujourd’hui qu’il ne l’était initialement.
Ulricht a été accusé par le parquet de New York non seulement de massif blanchiment d’argent, de trafic de drogue et de piratage informatique, mais également de tentative de meurtre. En effet, grâce à un informateur du FBI, il a été découvert que le propriétaire du site clandestin avait donné l’ordre en 2012 d’assassiner un utilisateur de Silk Road qui avait menacé de dévoiler les identités d’Ulricht lui-même et d’autres utilisateurs. Un an plus tard, en mars 2013, Ulricht aurait commandité un autre meurtre, s’agissant cette fois-ci d’un utilisateur qui avait menacé de divulguer l’identité d’un internaute et le chemin d’accès au site par le réseau TOR au grand public. Selon Ulricht, « des besoins comme ça, ça arrive de temps en temps pour une personne avec des responsabilités comme moi ». Ici encore, on peut se demander si le site est toujours aussi innocent que ses conditions générales d’utilisation veulent bien nous le faire croire…
La rapide remise en ligne du site internet litigieux montre la difficulté de l’application du droit sur les nouveaux supports. En effet, face à une technologie de plus en plus performante et à des personnes qui savent développer des systèmes de protection de plus en plus inviolables, les autorités se voient dans l’impossibilité d’opérer leur rôle de contrôle sur ce domaine et se retrouvent impuissantes face à ces trafics. Ainsi, le Comité sénatorial permanent pour la sécurité nationale a annoncé lui-même que « la nature en perpétuelle évolution de la technologie [rend] inutile un jeu de chat et de la souris dans lequel les autorités [risquent] d’avoir toujours un train de retard ».
Une sécurité finalement relative pour les internautes
Cependant, un espoir est donné aux autorités quant à la sécurité elle-même de ce genre de site, qui n’est finalement pas si inviolable qu’elle n’y paraît.
Si le passage par le réseau TOR et l’utilisation du Bitcoin rassurent les utilisateurs de ces sites illégaux, l’anonymat n’y est pourtant pas infaillible selon les experts. En effet, selon Jon Matonis, chercheur sur la monnaie électronique, le Bitcoin n’est pas totalement anonyme et il faut un certain paramétrage de la part de l’utilisateur pour réussir à protéger son identité.
De plus, le réseau TOR serait lui aussi peu protecteur car relativement facile à cracker par des professionnels selon Richard Stiennon, auteur du livre « Survivre à la cyberguerre ». C’est d’ailleurs pour cela que les services de police voient se multiplier parmi leurs membres des informaticiens professionnels capables de plus en plus aisément d’infiltrer ce genre de réseau, ce qui permet un nombre croissant d’arrestations dans le monde de la cybercriminalité. Notamment, ces agents sont capables d’intégrer la communauté même des utilisateurs des sites illégaux, et ce fut le cas pour Silk Road qui a vu près de cent agents sous couverture infiltrer sa communauté et effectuer des transactions afin d’arrêter les vendeurs de produits illicites.
Ces infiltrations par des agents ont également eu pour but de tester dans des laboratoires la qualité de la marchandise échangée sur le site, qui s’est révélée par ailleurs plutôt bonne.
La remise en question de la monnaie Bitcoin
D’après les rapports du FBI et suite aux enquêtes menées depuis l’ouverture initiale du site, et donc en seulement deux ans de temps, près de 1,2 milliard de dollars aurait été généré pour plus de 1,2 million de transactions sur le site. Cela représente environ 9,5 millions de Bitcoins, dont le cours s’élève à peu près à 300 dollars. Sur chacune de ces transactions, le site Silk Road ponctionnait une commission d’environ 8 à 15% qui lui a permis sur la même période de récupérer pas moins de 80 millions de dollars (soit 600 000 Bitcoins).
Le Bitcoin, utilisé également par des entreprises légales, et notamment des start-up, voit sa réputation ternie par son utilisation massive sur ce site internet, et sur d’autres sites illicites du même acabit. En effet, Silk Road représente près de la moitié de l’activité de cette monnaie virtuelle, et la fermeture du site avait provoqué une forte chute du cours (près de 20% de baisse) du Bitcoin suite à la saisie par le FBI de 26 000 Bitcoins stockés sur le site. Le site bitcoin.fr se réjouissait donc le 2 octobre de la fermeture par le FBI de Silk Road, considérant cela comme une «excellente nouvelle pour tous ceux qui militent en faveur d’un usage responsable de Bitcoin ».
Par ailleurs, même les utilisateurs du site clandestin ont moins confiance à ce jour dans le Bitcoin et dans la nouvelle version de Silk Road. En effet, d’après le site américain All Things Vice, les consommateurs craignent que cette réouverture ne soit un piège de la part du FBI pour arrêter de nouvelles personnes en flagrant délit de trafic de drogue, de contrefaçon ou autres activités illicites. De plus, d’autres sites internet illégaux ont profité de l’absence de Silk Road pour proposer les mêmes services, or ils ont rapidement fermé, emportant avec eux des Bitcoins stockés dans leurs portefeuilles numériques par des utilisateurs imprudents. Ainsi, les internautes ont une perte de confiance à la fois dans le site et dans ce système de paiement virtuel qui n’a pas de statut juridique et sur lequel ils n’ont finalement pas le contrôle du stockage.
Vers une légalisation des drogues?
Ainsi, deux courants se dégagent de cette affaire. Certains pensent que ce genre de site clandestin va se multiplier de plus en plus et être de plus en plus performant au niveau de la sécurité qu’ils proposeront aux internautes. De l’autre côté, certains pensent que les autorités, bien qu’elles soient pour le moment prises de court, vont réussir à rattraper au niveau technologique les informaticiens au service de ces sites. Les autorités vont effectivement développer des techniques informatiques pour lutter contre ce marché noir en ligne. Le cas de Silk Road fait en tout cas parler de lui car révèle au grand public l’existence de tels sites et pose la question de la légalisation de ces produits.
En effet, aux États-Unis, on constate que la DEA (Drug Enforcement Administration), organisation de lutte contre la consommation et le trafic de drogues aux États-Unis depuis quarante ans, ne réussit aujourd’hui qu’à saisir 1% de la drogue qui est échangée sur le territoire américain. De plus, le fait même de prohiber les drogues semble avoir des effets pervers, à savoir la création d’un marché noir et une gestion de la qualité des stupéfiants remise aux mains des trafiquants. On constate également que le prix des drogues chute vertigineusement depuis quelques années (les prix de l’héroïne, de la cocaïne et du cannabis ont chuté de près de 80% entre 1990 et 2007), preuve qu’il y en a de plus en plus sur le marché (ces produits répondent comme toutes les marchandises à la loi de l’offre et de la demande, donc plus il est facile d’en trouver, et plus le prix est faible). Enfin, les épidémiologistes déclarent que le lien entre la répression et la consommation est malheureusement inverse: les pays qui ont les politiques les plus sévères face aux drogues sont en réalité ceux où la consommation est la plus élevée.
C’est pourquoi de plus en plus de personnes, constatant que la guerre contre les drogues ne fonctionne pas, souhaiteraient qu’elles soient légalisées afin d’être mieux contrôlées. Aux États-Unis par exemple, le juge Gray, qui fait partie d’un groupe international rassemblant les membres de la police et de la justice qui souhaiteraient une « refonte des lois contre la drogue », pense que « la marijuana devrait être taxée et vendue aux adultes par des marchands autorisés, comme les cigarettes et l’alcool ». Certains États des États-Unis ont d’ailleurs déjà passé le cap en légalisant la marijuana pour une consommation « thérapeutique ou récréative ». Les partisans de la légalisation des drogues pensent en effet que cela éviterait l’existence de ce marché noir, très lucratif, qui attire les criminels. Enfin, légaliser les drogues permettrait à l’État américain d’économiser les 51 milliards annuels dépensés uniquement dans la guerre contre la drogue.
Ce courant de pensée est international, d’autant que les sites internet qui proposent ces produits illicites, et notamment Silk Road, mettent en relation des acheteurs et vendeurs de toutes nationalités, même si la majorité d’entre eux sont américains. Ainsi, les analyses des drogues échangées sur le site ont prouvé qu’étaient en jeu au moins une dizaine de pays européens dont les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la France et l’Espagne. La question de la légalisation des drogues est donc également posée à ces pays là, dont la plupart sont encore réticents.
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