Alors que l’exploitation du « Big Data » est annoncée comme étant l’un des grands enjeux pour 2016, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), dans son troisième cahier d’étude lié à l’innovation et la prospective, a pour nouvel objectif d’utiliser les données personnelles dans un but culturel et plus particulièrement les données de contextualisation (Qu’écoutez-vous selon l’heure de la journée ? Combien de temps passez-vous à lire les informations et où ? Etc.). Aujourd’hui les contenus dématérialisés représentent 40% des revenus de l’industrie culturelle : on parle « d’âge d’or des contenus dématérialisés ». Les biens culturels deviennent des services, par exemple le streaming pour la musique ou les films, ou encore le livre numérique. Ainsi il est possible d’adapter ces services selon les données récoltées concernant les utilisateurs. De nombreux sites internet font appel aux algorithmes qui associent formules mathématiques et code informatique pour collecter des milliers de données personnelles. Les profils des consommateurs sont alors établis et permettent de proposer des œuvres adaptées aux préférences de chacun. En tant que garante des libertés et de nos données, la CNIL ne pouvait ignorer plus longtemps ce phénomène d’algorithmes de recommandation personnalisée.
La puissance des algorithmes et de la recommandation dans le domaine culturel
L’utilisation des données personnelles dans le domaine de la culture n’est pas un phénomène isolé. Ainsi, Spotify ou encore Netflix sont friands de ce genre de pratiques.
Récemment, plusieurs artistes ont décidé de retirer leurs titres de sites de streaming musical mi gratuit / mi payant qu’ils ne jugent pas assez rémunérateurs. Pour éviter cela, Spotify, une plateforme de streaming musical, dévoile ses statistiques gratuitement dans le but convaincre les artistes de rester. Ainsi, l’outil de statistiques de Spotify, Fan Insights, sera ouvert dans un premier temps à un nombre limité d’utilisateurs puis sera ensuite accessible par tout le monde. Cet outil permettra de consulter des informations concernant le public et des données sur leurs habitudes d’écoute. Par exemple les artistes pourront consulter des données géographiques qui leur permettront de savoir où il serait le plus judicieux de partir en tournée.
Pour Netflix l’utilisation des données est différente. En effet, le succès de ce site, qui propose un abonnement à un catalogue de films et de séries en streaming, s’explique en grande partie grâce à cette technologie qu’est l’algorithmique. Pour mieux comprendre, Netflix analyse le comportement des utilisateurs et utilise ces données pour faire de la recommandation et de la personnalisation. Par exemple quels genres de films regardent-ils, à quelle heure ou encore sur quel support ? Une fois ces données récoltées le site peut concevoir un produit sur mesure à ses abonnés. Ainsi lorsque vous êtes inscrit à Netflix une catégorie apparaît « Notre sélection pour vous », ou encore une rubrique qui vous propose des films équivalents dans le genre à ceux que vous avez déjà regardé. Mais Netflix est allé plus loin dans la gestion des algorithmes. Grâce à l’analyse des données personnelles, Netflix a fait trois constats : les utilisateurs aiment le remake d’une série britannique des années 1990, ils aiment les films de David Fincher et l’acteur Kevin Spacey. Grâce à la combinaison de ces trois éléments, la série House of Cards est née. Une série faite sur mesure selon les goûts des internautes. Le fondateur de Netflix, diplômé de Stanford en intelligence artificielle, a eu les atouts pour très vite comprendre l’intérêt de la puissance des algorithmes et de la recommandation.
Aujourd’hui la personnalisation va plus loin puisque les données de contextualisation sont très recherchées. Désormais les entreprises prennent en compte les circonstances de consommation des produits culturels. Ainsi, la web app TimeReader propose déjà depuis 2013 « aux usagers des transports parisiens des contenus texte et audio adaptés à leur temps de trajet, à partir des positions géographiques des stations du réseau RATP ». Il existe également une start-up, Spideo, qui analyse l’humeur de l’utilisateur pour faire de la recommandation de vidéos.
Ainsi tout devient prétexte à la personnalisation de la consommation de biens culturels.
La protection des données personnelles : le défi de la confiance pour la CNIL
La CNIL promeut l’innovation technologique mais n’oublie pas pour autant son rôle de garante des droits et des libertés. Elle doit, dans son projet, faire face au défi de l’éthique et de la confiance. En effet le sujet reste toujours sensible lorsqu’il s’agit de la protection des données personnelles. La recommandation, malgré ses bons côtés, nécessite au préalable une récolte et une utilisation de données sensibles. La question est : jusqu’où sommes-nous prêts à limiter la protection de nos données personnelles pour permettre le développement de la recommandation ?
Pour concilier les intérêts des parties, la CNIL a mis en avant quatre priorités : l’information et le consentement des utilisateurs, le droit à la portabilité des données personnelles (« les données doivent être récupérables et réutilisables par l’individu dans des formats standardisés »), la transparence des algorithmes, et la loyauté quant à l’utilisation des data. Nous savons déjà qu’il va être très difficile de s’assurer par exemple du consentement libre et éclairé de tous les utilisateurs. Ces questions sont loin d’être résolues mais la CNIL essaie d’imposer la loyauté dans l’utilisation des données. C’est à dire utiliser les données récoltées uniquement dans le but de la personnalisation et limiter l’emprise des services marketing. Elle énonce « il est essentiel que ces données ne fassent pas l’objet de détournement en usages marketing ou publicitaires cachés, mais qu’elles servent bien à la personnalisation du service dans l’intérêt de l’ensemble des parties ». Dans sa démarche la CNIL reçoit le soutien du Conseil d’Etat ainsi que du Conseil national du numérique.
L’effet disruptif des données personnelles sur la culture et le risque d’enfermer l’utilisateur dans des goûts stéréotypés
L’utilisation massive des algorithmes pour faire de la recommandation ou encore de la personnalisation n’est pas sans danger.
Tout d’abord la dématérialisation des biens culturels n’a pas que des bons côtés. Elle oblige entre autre des professionnels tels que les libraires ou encore les disquaires à complètement changer de façon de travailler. De plus, concernant notre pays, ce genre de sites internet ne respecte aucunement l’exception culturelle française et tous les quotas qui en découlent.
La présidente de la CNIL, Isabelle Falque-Pierrotin, a soulevé le risque d’enfermer l’utilisateur « dans des goûts stéréotypés ou des horizons très limités ». Or l’essence même de la culture est de découvrir de nouveaux horizons, d’être surpris par des œuvres qui ne font généralement pas parties de nos centres d’intérêts principaux. Olivier Schrameck, le président du Conseil supérieur de l’audiovisuel, partage l’avis d’Isabelle Falque-Pierrotin. Il a d’ailleurs soulevé la menace que représentent les algorithmes pour la découverte mais aussi, concernant la création, pour la diversité culturelle. En effet comme le souligne le sociologue Stéphane Hugon ces algorithmes peuvent amener à des situations de monopole sur l’accès à la culture.
Alors que le monde actuel nous offre la possibilité de changer d’horizons en permanence, les algorithmes freinent cette capacité. Nous sommes comme « enfermés dans nos goûts » jusqu’à nous convaincre nous même que nous n’aimons pas autre chose. Toujours selon la présidente de la CNIL, cette recommandation serait peut être destructrice d’une des valeurs centrales de la culture qui est « l’élargissement des possibles ».
SOURCES
ARNULF (S.), « Spotify ouvre ses statistiques aux artistes pour les convaincre de rester », usine-digitale.fr, publié le 18 novembre 2015 < http://www.usine-digitale.fr/article/spotify-ouvre-ses-statistiques-aux-artistes-pour-les-convaincre-de-rester.N363542>
BORDIER (J.) et HANSEN-LOVE (I.), « La culture à la merci des algorithmes ? », lexpress.fr, publié le 24 janvier 2015 < http://www.lexpress.fr/culture/la-culture-a-la-merci-des-algorithmes_1643430.html>
DELSOL (E.), « Comment Netflix a réussi sa mue digitale », usine-digitale.fr, publié le 12 septembre 2014 < http://www.usine-digitale.fr/article/comment-netflix-a-reussi-sa-mue-digitale.N283216 >
SERMONDADAZ (S.), « Quand la culture se dope aux données personnelles … la Cnil finit bien par s’en inquiéter », usine-digitale.fr, publié le 20 novembre 2015 < http://www.usine-digitale.fr/article/quand-la-culture-se-dope-aux-donnees-personnelles-la-cnil-finit-bien-par-s-en-inquieter.N363590 >
SERMONDADAZ (S.), « Les données personnelles vont disrupter la Culture… Et la Cnil a imaginé comment », usine-digitale.fr, publié le 23 novembre 2015 < http://www.usine-digitale.fr/editorial/les-donnees-personnelles-vont-disrupter-la-culture-et-la-cnil-a-imagine-comment.N364130 >
TRUJILLO (E.) « Industries culturelles : la CNIL se saisit du sujet des données », inaglobal.fr, publié le 10 décembre 2015