Dans un jugement rendu le 2 décembre dernier, le TGI de Nanterre a estimé que la société Copie France avait, dans l’exercice de sa mission de perception de la rémunération pour copie privée, commis une négligence fautive, ayant entraîné « une perte de chance de voir limiter ou supprimer le marché gris et ses conséquences préjudiciables » pour la société Rue du commerce. Elle a été condamnée à payer un million d’euros de dommages et intérêts à la société demanderesse.
L’auteur détient la faculté d’autoriser ou non la reproduction ou la représentation de son œuvre (CPI, art L122-1). Cependant, ce droit est grevé d’un certain nombre d’exceptions, parmi lesquelles la copie privée (CPI, art L122-5). Afin de compenser les pertes financières subies du fait de l’acquisition de matériels de stockage (CD, DVD, clé USB, …), le législateur a introduit, par la loi « Lang » du 3 juillet 1985, une taxe pour rémunération de copie privée (RCP). Ce texte a depuis été complété, notamment par une directive européenne 2001/29/CE du 22 mai 2001, transposée par la loi DADVSI du 1er août 2006. Son montant, variable selon le type de support et la durée d’enregistrement permise, est fixé par la Commission copie privée (CCP) (CPI, art L311-5). Elle est acquittée par le fabricant, l’importateur ou le consommateur, lorsqu’il réalise une « acquisition intracommunautaire » (CPI, art L311-4). Sa perception est réalisée, par le biais de sociétés de gestion collective (CPI, art L311-6), pour le compte des ayants droit, c’est-à-dire des auteurs et de certains bénéficiaires de droits voisins (CPI, art L311-1). A l’origine au nombre de deux (Sorecop et Copie France), ces sociétés ont fusionné en juin pour former une unique société de gestion collective : Copie France.
La RCP est avant tout une taxe supportée par les professionnels français, faisant le commerce, notamment en ligne, de supports d’enregistrements. Or, ces industriels estiment subir une distorsion de concurrence résultant du fait, que des e-commerçants étrangers, non soumis par la loi française à la RCP, sont en mesure de pratiquer des prix plus attractifs, puisqu’ils n’ont pas à répercuter le coût de la taxe sur le prix de vente. En effet, ces cybercommerçants étrangers sont, soit non soumis à une telle taxe dans leur pays d’établissement, soit celle-ci est d’un montant bien inférieur à celui fixé en France. Ce marché parallèle d’approvisionnement est appelé « marché gris ». La société Rue du Commerce a intenté, en avril 2009, contre les sociétés Sorecop et Copie France, une action, d’une part, en responsabilité (CC, art 1382 et 1383), pour avoir laissé par leur passivité perdurer ce marché gris ; et d’autre part, en répétition de l’indu (CC, art 1376). Le 2 décembre dernier, le TGI de Nanterre a estimé que la société demanderesse avait effectivement subi un préjudice en raison de la négligence fautive de Copie France mais, a cependant rejeté le second moyen formé (qui ne sera pas traité dans cette note).
En réalité, le présent jugement constitue l’acte II d’un processus judiciaire entamé par la société Rue du commerce, en 2007. En effet, l’entreprise avait, en premier lieu, cherché à remédier à ce phénomène, en établissant la responsabilité des sociétés étrangères pour concurrence déloyale. Elle fut déboutée de son action. La Cour d’Appel de Paris, dans un arrêt du 22 mars 2007, estima qu’elles n’avaient pas la qualité de redevable de la RCP. Ce qui fut confirmé, dans un arrêt du 27 novembre 2008, par la 1ère chambre civile de la Cour de Cassation, qui mit néanmoins en évidence une obligation, pour ces entreprises étrangères, d’informer le consommateur français de son obligation d’acquitter la taxe.
Dans le jugement du 2 décembre, aux motivations particulièrement développées, le TGI de Nanterre a tout d’abord constaté l’existence d’un marché gris, ancien, connu des autorités françaises et de Copie France, et représentant 57% du marché global. Ensuite, il s’est intéressé aux deux points, composant l’argumentaire de la société Rue du commerce : la non perception de la RCP auprès des consommateurs et l’absence de travaux en vue d’une harmonisation européenne de la RCP, de la part de Copie France.
Premier point : l’acquittement de la RCP par les consommateurs français
Le TGI de Nanterre a souligné, qu’en l’absence d’une campagne de sensibilisation des consommateurs à leur obligation et de la mise en place d’un système de perception effectif, Copie France ne procédait pas à la collecte de la RCP auprès des consommateurs français. Mais, il a estimé qu’un système de « pré-acquittement par les distributeurs » devait être préféré à une perception directe, matériellement irréalisable. Cette solution, qui revient à assujettir les cybercommerçants étrangers à la RCP, n’est pas envisagée par la loi française, mais permet de remplir « les objectifs de bon fonctionnement du marché intérieur posés par la directive ainsi que l’exigence d’un niveau de protection élevé du droit auteur » ; et donc pour le tribunal permettrait de conformer le système français au droit communautaire.
Second point : le montant de la RCP en France
Le TGI de Nanterre a estimé que l’harmonisation de la taxe était un autre moyen de lutter contre le marché gris. En effet, contrairement à ce que prétend un récent communiqué de la SACEM, les montants de la RCP en France ne sont pas « modiques et raisonnables » mais bien plus élevés que dans la plupart des autres pays européens. D’ailleurs, le Conseil d’Etat a par deux fois annulé des décisions de la CCP. Or, Copie France en tant que membre prépondérant de la CCP, avait la faculté d’influencer leur fixation ; et aurait dû, au niveau européen, travailler à une harmonisation, contribution dont elle n’a pas efficacement apporté la preuve. De plus, des doutes quant à ses réelles motivations subsistent. En effet, il se pourrait qu’elle n’ait jamais eu l’intention de négocier une harmonisation, qui aurait selon toute probabilité abouti à une baisse de la taxe en France. En 2010, la RCP a permis de récolter 189 millions d’euros.
Copie France, par le biais de Pascal Rogard, DG de la SACD (société des auteurs et compositeurs dramatiques), a fait connaître son intention de faire appel de la décision. Les conséquences financières pour la société de gestion collective pourraient être particulièrement importantes si le jugement venait à être confirmé.
La RCP cristallise de nombreuses critiques, et la réforme en profondeur du système, notamment prévue par le rapport France numérique 2012, daté de 2008, se fait attendre. Elle vient récemment d’être repoussée à une date ultérieure par l’adoption de la loi n°2011-1898 du 20 décembre 2011 relative à la RCP, qualifiée de pansement par le ministre de la culture et de la communication lui-même, avant une « véritable guérison ».
Sources :
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