PLACEMENT DE MARQUES ET CINEMA, LES LIAISONS DANGEREUSES ?

Le placement de marque est une technique de marketing consistant, pour une entreprise, à exposer un produit ou une marque dans une ou plusieurs scènes de long métrage, de façon à créer un stimulus positif, conscient ou non, chez le spectateur. Il repose en général sur un contrat, en vertu duquel un annonceur verse une certaine somme pour que son produit apparaisse à l’écran ; mais il peut également s’effectuer selon d’autres modalités, comme le prêt de matériel ou la réalisation de prestations dans le cadre du tournage. Pour les producteurs, le placement de marques représente une source d’économies ou de financement dérivé lucrative, qui permet de compléter le budget de films de plus en plus coûteux (salaires des stars, effets spéciaux, etc.). Pour les annonceurs, il constitue un moyen de communication original, susceptible de doper les campagnes publicitaires classiques et parfois de contourner certaines contraintes légales (médicaments, alcool, tabac, armes à feu). En outre, une fois la diffusion en salles achevée, l’exploitation du film se poursuit sur des réseaux secondaires et permet de renouveler le message publicitaire ad libitum , en multipliant le nombre d’individus touchés ( pay-per-view , diffusion par câble ou satellite, télévision hertzienne, édition DVD).

L’industrie automobile américaine est la première à avoir compris le formidable potentiel du placement de marque, dans le film muet Elle voulait une Ford , tourné par Universal en 1916. Très rapidement, elle collaborera à de nombreux longs métrages et investira des sommes colossales dans le cinéma. Ce n’est pas un hasard si James Bond, le plus célèbre agent secret britannique, roule tantôt en Bentley, dans Bons baisers de Russie (1963) et dans Jamais plus jamais (1983), tantôt en Aston Martin, dans Goldfinger (1964), Opération Tonnerre (1965), Au service secret de sa Majesté (1969) et Meurs un autre jour (2002), puis en Triumph dans Les diamants sont éternels (1971), en 2CV Citroën dans Rien que pour vos yeux (1981), en Audi dans Tuer n’est pas jouer (1987) et en BMW dans Goldeneye (1995), Demain ne meurt jamais (1997) et Le monde ne suffit pas (1999) ! En effet, le personnage créé par Ian Flemming jouit d’une incroyable notoriété à travers les cinq continents, qui garantit la visibilité des marques auprès des spectateurs. En outre, l’univers de James Bond représente un cocktail unique de luxe et de séduction, idéal pour une campagne de promotion prestigieuse. D’ailleurs, les plus grandes marques ne s’y sont pas trompées : Perrier, Omega, Bollinger, Armani, Kenzo, L’Oréal, Prada, ou bien encore Yves Saint Laurent ont emboîté le pas aux constructeurs automobiles, rejoignant la saga au fil des différents épisodes. Ainsi, lorsque l’agent 007 boit une vodka martini ( cf. photo ), il n’est plus au service de sa Majesté, il travaille pour une marque !

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Mais le placement de marque n’est pas l’apanage exclusif de James Bond, loin de là ! Il suffit, pour s’en convaincre, d’étudier les films de ces dix dernières années : Coca-Cola est présent dans Independence Day (1996), Pepsi dans Fight Club (1999) et Mon voisin le tueur (2000), les montres Tissot dans Tomb Raider, Le berceau de la vie (2003), la banque HSBC dans Bruce tout-puissant (2003), les voitures Mini Coopers dans Braquage à l’italienne (2003), le whisky Jack Daniel’s dans Man on Fire (2004), les bières Coors and Miller dans Collateral (2004), les téléphones Nokia dans Cellular (2004), pour ne citer que quelques exemples. Dans certains longs-métrages, l’intégration des marques est même poussée à l’extrême   : c’est le cas dans Taxi (1998), où la   véritable star du film est une Peugeot 406, dans Seul au monde (2000), où tout le scénario gravite autour du service de messagerie FedEx, ou dans Attrape-moi si tu peux (2002), où la compagnie Pan Am est très fortement mise en valeur. Parfois des produits sont conçus spécifiquement pour les besoins d’un tournage : c’est le cas du coupé sport Audi RSQ de Will Smith dans le film I, Robot (2004), dont l’histoire se déroule en 2035 (1).

Le coût d’un placement de marque est très variable. En France, il se situe généralement entre 10.000 et 30.000 euros, mais peut atteindre jusqu’à 150.000 euros. Il existe en effet plusieurs modalités de placement, depuis l’insertion discrète d’un nom ou d’un produit dans le décor d’un film jusqu’à la citation orale, voire la consommation dudit produit. Dans Au plus près du paradis (2002), Catherine Deneuve et William Hurt ont cette conversation dans une voiture : «– CD : Elle est superbe, ta montre. WH : C’est une Jaeger-LeCoultre.» ; la mise en valeur de la marque est évidente. Dans 18 ans après (2001), André Dussollier se rend dans une pharmacie pour acheter un tube de crème solaire  ; la pharmacienne joue un rôle de prescripteur en lui expliquant qu’une crème est mauvaise, qu’une autre est trop chère, et en lui conseillant finalement la crème Oenobiol, dont on observe la publicité dans le décor.

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Aux Etats-Unis, le tarif des placements de marques est beaucoup plus élevé qu’en France, proportionnellement à l’audience des films : Aston Martin a versé 35 millions de dollars à MGM/United Artists pour réaliser un placement dans Meurt un autre jour (2002), avec une option sur les deux films suivants   ; de son côté, BMW a dépensé 75 millions entre 1995 et 1999 pour faire figurer ses véhicules dans trois James Bond. En outre, le nombre de marques “placées” dans un long métrage est parfois impressionnant ; dans le film Minority Report , réalisé par Steven Spielberg en 2002, on ne recense pas moins de 17 placements différents : Gap, Bulgari, Guinness, Lexus, Nokia, Révo, Aquafina, American Express, Century 21, USA Today, Iomega, Ben & Jerry’s, Reebok, US News, Burger King, Pepsi et Fox ! Le retour sur investissement, lui, est incertain, car il dépend de nombreux facteurs : proéminence de la marque, visibilité, contact avec le héros, etc. Mais il est parfois spectaculaire. En 1982, lors de la sortie du film E.T. , les ventes de friandises Reese’s Pieces se sont envolées de 65% grâce à une scène où l’extraterrestre montrait le produit ; les petits hommes verts ont décidément aussi le sens du marketing ! (2)

Les producteurs aussi tirent aussi leur épingle du jeu : le placement de marque représente jusqu’à 25% du budget d’un long métrage aux Etats-Unis, et, à raison de cinq à six produits par film, jusqu’à 5% du budget d’une production française. Le film Les chevaliers du ciel (2005), l’un des plus chers du cinéma français, a été financé par les parfums Christian Dior, par le groupe de haute technologie Safran, par les montres Tissot et par la compagnie Qatar Airways. « Sur les 20 millions d’euros que nous ont coûtés Les chevaliers du ciel, les marques ont apporté 550.000 euros, soit 3% du budget », explique Laurent Brochand, président d’Outsider et coproducteur du film (3). Si cela peut paraître négligeable, à l’échelle du cinéma français, c’est considérable. Par ailleurs, pour les producteurs, l’intérêt n’est pas seulement d’ordre financier, il est également promotionnel. En effet, grâce au relais des marques et aux opérations de tie-in (publicité croisée), l’exposition du film à sa sortie est plus forte, ce qui permet d’accroître de façon substantielle les recettes au box-office. Les silhouettes en carton de Benoît Magimel et de Clovis Cornillac se sont ainsi affichées dans plus de 1000 points de vente Tissot ou Redskin lors du lancement des Chevaliers du ciel . Au risque que certains distributeurs comme Pathé, qui vendait l’espace publicitaire des affiches du film à des sponsors comme Europe 1, se retrouvent en porte-à-faux vis-à-vis des marques sous contrat avec la production…

Les contraintes du placement de la marque ? «Elle doit s’intégrer harmonieusement à l’univers émotionnel du film, prescrit Olivier Bouthillier, PDG de Marques et Films. Voyez dans Le fabuleux destin d’Amélie Poulain la scène où Amélie conduit l’aveugle dans la rue en lui décrivant ce qu’elle voit. Amélie passe devant une boulangerie où l’on aperçoit la statuette des sucettes Pierrot Gourmand. Si on avait mis Chupa Chups, l’émotion était perdue, ça aurait fait branchouille (sic) . De même, Amélie, devant sa télé, ne mange pas des biscuits Prince, mais des galettes Bonne Maman, dont l’emballage en vichy évoque un monde ancien cher à Jeunet » (4). Catherine Emont, PDG de la société Casablanca (baptisée ainsi en référence au film du même nom, où Humphrey Bogart partageait la vedette avec des produits placés, tels que le champagne Veuve Clicquot) cite le pire placement produit qu’elle ait jamais vu : celui d’American Express, dans La loi de la nuit (1992). « Deux amants, Robert de Niro et Jessica Lange, sont sur un canapé. Ils interrompent brusquement leurs caresses, et la femme de demander à l’homme : Tu pourrais me faire ton sketch American Express, baby ? De Niro se lève, mime un client à un guichet puis s’en retourne sur le canapé auprès de sa blonde » (5) . Si le produit ou la marque sont trop apparents, le placement nuit au film ; vouloir intégrer une marque coûte que coûte dans l’intrigue conduit inévitablement à des sacrifices artistiques.

Un contrat de placement ne définit pas toujours de manière très précise les conditions d’apparition d’une marque à l’écran   (moment du film où est réalisé le placement, circonstances de son apparition, intensité de la scène concernée, localisation du placement sur l’écran, mobilité/immobilité, etc. ). Ces imprécisions sont parfois source de contentieux. Mais lorsqu’un contrat est rédigé de manière trop détaillée, d’autres difficultés surviennent, car le réalisateur ou le metteur en scène peuvent toujours, lors du tournage, modifier certains éléments du scénario… « Le décor change, et le nom de votre marque n’est plus prononcé au cours d’une discussion dans un parc, mais dans un sex-shop. L’acteur principal fume cigarette sur cigarette alors qu’il passe devant le placement, mais le client est engagé dans la lutte contre le cancer du poumon … » explique un expert qui a, plusieurs fois, expérimenté ce type de problèmes (6). En outre, certains films, comme The Matrix Reloaded (2003), comportent des effets spéciaux ajoutés en post-production ; les marques doivent alors suivre le placement effectif de leurs produits bien au-delà du plateau de tournage. Et lorsqu’un placement n’est pas jugé conforme aux stipulations contractuelles ou aux attentes de l’annonceur, certains, comme l’équipementier Reebok dans Jerry Maguire (1996), n’hésitent pas à intenter un procès aux producteurs pour obtenir une compensation financière…

On s’aperçoit que progressivement, le placement de marques a atteint une échelle industrielle au cinéma, au point de devenir incontournable dans la plupart des films. Cette hégémonie publicitaire ne risque-t-elle pas, si elle ne fait pas l’objet d’un contrôle très strict, d’appauvrir le cinéma au lieu de l’enrichir, en bridant la création et en favorisant les films à fort potentiel commercial au détriment des films indépendants ? Rappelez-vous cette scène du Truman Show (1998) . Jim Carrey se trouve chez lui, déboussolé… Sa femme, s’approche de lui, et au lieu de le réconforter, lui déclare avec un sourire éclatant   : «   Allons, je vais te faire faire un bol de Mocacao. Mocacao est un excellent cacao du Nicaragua, sans édulcorant de synthèse. » Est-on si loin de la réalité ?

Sources :

•  Articles

•  Léna Lutaud, « Les marques entrent en force dans le cinéma français », Le Figaro Economie , 5 novembre 2005

•  « L’Oréal investit dans le cinéma des frères Weinstein », L’Expansion , 2 novembre 2005

•  Emilie Coarer, « Dans le rôle du meilleur produit… », Libération , 14 août 2004.

•  Anne Virlogeux, « Pub et le cinéma : la noce est mortifère », Le Courrier , 27 novembre 2004

•  « Quand Navarro change de voiture », Les Echos , 22 septembre 2004

•  « Le placement de produits de plus en plus courant au cinéma », Les Echos , 22 septembre 2004

•  Fabrice Pliskin, « Les films sandwichs », Le Nouvel Observateur , n°1995, 30 janvier 2003

•  Carlos Pardo, « Marketing contre cinéma d’auteur », Le Monde diplomatique , mai 1998

•  Etudes

•  Jean-Marc Lehu, « Le placement de produits au cinéma : hiérarchie des critères d’utilisation ou hiérarchie des étapes ? », 4 ème Congrès Paris Venise des Tendances Marketing, Paris, 2005

•  Jean-marc Lehu, « Le placement de produits au cinéma : proposition de la localisation du placement à l’écran comme nouveau facteur d’efficacité potentielle », Décisions Marketing n°37, Janvier – Mars 2005.

•  Guillaume Evin, « Brand, James Brand », diffusion en ligne, avril 2004 (tiré de l’ouvrage Goldmaker , par le même auteur, aux Editions Fayard, 2002)

•  Isabelle Fontaine, « Le placement de produits dans les films : apports du cadre théorique de la mémoire implicite et proposition d’une méthodologie », Centre de Recherche DSMP, Cahier n°287, avril 2001.

Notes :

(1) Jean-Marc Lehu, « Le placement de produits au cinéma : hiérarchie des critères d’utilisation ou hiérarchie des étapes ? », 4 ème Congrès Paris Venise des Tendances Marketing, Paris, 2005

(2) Jean-marc Lehu, « Le placement de produits au cinéma : proposition de la localisation du placement à l’écran comme nouveau facteur d’efficacité potentielle », Décisions Marketing n°37, Janvier – Mars 2005.

(3) Léna Lutaud, « Les marques entrent en force dans le cinéma français », Le Figaro Economie , 5 novembre 2005

(4) Fabrice Pliskin, « Les films sandwichs », Le Nouvel Observateur , n°1995, 30 janvier 2003

(5) Fabrice Pliskin, « Les films sandwichs », Le Nouvel Observateur , n°1995, 30 janvier 2003

(6) Jean-marc Lehu, « Le placement de produits au cinéma : hiérarchie des critères d’utilisation ou hiérarchie des étapes ? », 4 ème Congrès Paris Venise des Tendances Marketing, Paris, 2005

Benoît LANDOUSY