Le pire est finalement arrivé : le débat sur les caricatures du prophète Mahomet est bien tombé dans les mains d’une pluralité d’intégristes. Des musulmans fondamentalistes jusqu’aux dessinateurs et journalistes provocateurs, en passant par des chefs d’Etat et diplomates dépassés par la situation, tout le monde s’empare du scandale et en tire sa version, le tout couronné d’une grande dose de désinformation de part et d’autre. Alors même que les premières réactions, quoique indignées, laissaient entendre qu’une discussion sensée pouvait avoir lieu (voir les articles « France Soir avive le débat sur les caricatures de Mahomet », du 1er février 2006, et « La liberté d’expression à la source d’un incident diplomatique », du 31 janvier 2006, par Philippe Mouron), l’escalade de la violence et les protestations véhémentes ont vite pris la une des médias. Naturellement, le débat s’y est vite réduit à un clivage opposant défenseurs de la liberté d’expression et musulmans fondamentalistes, alors même que la réalité des faits comme des opinions est beaucoup plus subtile que cela.
Il apparaît désormais inutile de revenir sur l’ensemble des évènements, vu l’ampleur qu’ils ont pris ; seules quelques remarques vont suivre, pouvant ouvrir la voie sur les questions qui ont été perdues. Un intérêt certain aurait pu être tiré du débat, qu’il s’agisse de la conciliation entre libertés ou, à un autre niveau, entre les différences de traditions culturelles et juridiques qui opposent encore les Nations.
Loin de cela, les actes de violence auxquels nous avons assisté, notamment au Moyen-Orient (Syrie et Liban par exemple), jettent le discrédit sur l’une des libertés les plus fondamentales de notre système. Cette réaction se comprendrait peut être mieux si l’on accepte de considérer que la liberté de la presse n’est peut être pas encore un idéal partagé par tous et que le ton aurait pu être plus mesuré du fait de ce décalage.
Inversement, la parole même des journalistes qui ont publié les caricatures est passée quasiment sous silence, spécialement pour ceux de France Soir et des autres médias qui les ont repris. En effet, tous ont bien précisé que la publication des dessins n’avait qu’une finalité informative, visant à faire connaître au public l’origine du scandale, et peut être même pour pouvoir mieux les critiquer. C’était peut être oublier que la loi musulmane est indifférente à la finalité de la représentation du prophète. Quoi qu’il en soit, leur finalité n’a jamais été la provocation. Le limogeage du directeur de publication a certainement du exacerber les tensions, laissant le sentiment qu’une faute professionnelle avait été commise. Le ton n’a cessé de monter depuis au sein de France Soir, déjà fortement fragilisé depuis plusieurs mois. D’ailleurs, peut-on soupçonner le journal d’avoir voulu se faire remarquer, dans un contexte morose ?
De surcroît, bon nombre de périodiques ont entendu reprendre les dessins par pure solidarité, organisant un front uni face aux « détracteurs de la liberté d’expression ». La situation ne semble pas néanmoins se résumer à un clivage aussi simple et la reprise des croquis pouvait n’avoir aucune utilité, alors même qu’ils étaient déjà connus de tous. Enfin, d’autres journaux ont également repris les dessins pour leur finalité première, la provocation, ce qui n’était alors vraiment pas nécessaire, ajoutant à l’exacerbation des musulmans, même les plus modérés.
S’agissant des publications d’origine, celles du Jyllans Postens et de Magazinet, le doute subsiste. Néanmoins, malgré la vaste campagne de désinformation qui a été orchestrée dans différents pays musulmans sur le compte du Danemark et de la Norvège, l’on peut supposer que la première édition des dessins ait réellement eu une finalité provocatrice. Cette conjecture serait corroborée par le fait qu’il s’agit de périodiques conservateurs, quasi religieux, et proches de l’extrême droite selon certains (notamment les dessinateurs eux mêmes !). L’amalgame entre terrorisme et Islam réalisé par les dessins se ramènerait-il donc à une guerre de religions ? La raison invoquée jusqu’à présent est d’avoir voulu tester les limites de la liberté d’expression.
Au milieu de cet imbroglio, les réactions politiques de part et d’autre semblent aussi se résumer à un clivage bipolaire ; l’attitude des pouvoirs publics de chaque côté traduit bien l’incompréhension des « blocs », aux niveaux culturels comme juridiques. Ainsi, alors que les chefs d’Etat musulmans s’indignent de l’absence de réaction des autorités des Etats européens, ces dernières, fustigeant l’atteinte à la liberté d’expression, refusent naturellement d’intervenir, laissant aux tribunaux le soin de régler les litiges. Bien évidemment, il apparaît futile, du premier côté, de croire que quelques jugements permettront d’étouffer le scandale ; inversement, il semble inutile, de l’autre côté, pour les mêmes raisons, d’adopter une attitude interventionniste. Un mur d’incompréhension sépare les chefs d’Etat, comme il sépare déjà les Nations et les conceptions.
Il ne faut néanmoins pas tout diaboliser. Des voix se font entendre de part et d’autre, appelant à la paix, au respect et au dialogue, comme les premières réactions qui ont eu lieu. Il leur manque malheureusement d’appui et les médias privilégient les ambassades incendiés aux messages pacifistes.
Finalement, à travers ces réactions contradictoires, l’on pourrait aboutir à un débat relatif à la notion même de civilisation. Ainsi, s’agit-il d’une notion unitaire ? plurielle ? S’agit-il d’une dynamique (ce qui serait conforme au sens étymologique du terme) ? D’un état ? Doit-on alors parler de différence de développement ou de niveau ? L’on voit vite jusqu’où pourrait nous mener ce genre de considérations ; il semble malgré tout qu’elles mijotent déjà dans l’inconscient collectif des sociétés, quelles qu’elles soient. Ne faudrait-il pas néanmoins accepter qu’il existe une civilisation d’un côté comme de l’autre, sans avoir la prétention ni de les mesurer ni de les comparer ? Un respect mutuel ne devrait-il pas s’imposer ?
Un déséquilibre, dont personne ne soupçonnait l’existence, vient donc d’éclater au grand jour avec le présent scandale, amenant à une vraie guerre de civilisations. Nul ne semble plus pouvoir désormais calmer le jeu, chaque partie accusant l’autre d’un déficit de civilisation (au sens dynamique du terme). Malgré tout, les médias et surtout la presse ont parfaitement assumé leur rôle de vecteurs d’informations (ou parfois de désinformation) et d’idées, étant aussi bien objet que moyen dudit scandale. Peut-être que le choc qu’ils ont provoqué était nécessaire pour harmoniser le processus de civilisation au niveau international.
Le choc lancé par le Jyllans Postens pourrait avoir une certaine utilité in fine, ou du moins, aurait pu l’avoir. Il paraissait de plus naturel qu’un journal du Danemark endosse ce rôle, dans un pays champion de la liberté d’expression. Les imams danois figurent d’ailleurs parmi les premiers à avoir appelé au calme, après avoir regretté leur première réaction d’indignation. Sur cette première base, l’erreur a peut être été de reprendre les dessins une seconde fois, malgré les tensions latentes et la rigueur de la loi musulmane. Comme l’ont souligné certains médias britanniques, compte tenu de ces éléments, le débat pouvait se suffire d’une simple description des dessins incriminés, lesquels, d’une grande médiocrité, manquent cruellement de subtilité. Cette attitude ne pouvait-elle satisfaire et la liberté d’expression et le respect des croyances ?
Sources :
site web du Nouvel Observateur
Philippe MOURON