LE RACHAT DU STUDIO ECLAIR : UNE OPÉRATION LOURDE DE CONSÉQUENCES POUR L’INDUSTRIE CINÉMATOGRAPHIQUE FRANCAISE

Le marché français de la postproduction cinématographique est en train de vivre un bouleversement sans précédent : un monopole des industries techniques vient de voir le jour. L’objectif de cette opération est, selon Tarak Ben Ammar, son instigateur, « de tenir tête aux groupes américains en adoptant la même stratégie dans la distribution de films ». Cependant, cet élément de concentration inquiète le monde du cinéma dans toutes ses composantes et, également Christine Albanel, Ministre de la Culture et de la Communication, qui a fait savoir qu’elle s’entretiendrait prochainement avec le producteur et homme d’affaires franco-tunisien sur les conséquences d’une telle opération.

Le fait d’actualité en cause est le rachat des historiques laboratoires de développement de films, Eclair, par Quinta Communications, la société de Tarak Ben Ammar. Celle-ci a acheté à Orkos Capital (BNP) les 49% qui lui manquaient du Studio Eclair. Après avoir acquis et renfloué LTC, l’autre laboratoire français, Quinta Communications devient donc l’unique acteur des industries techniques françaises. Pour les experts, cette concentration du secteur était inévitable au vu de la mondialisation du marché et des difficultés financières auxquelles la filière doit faire face puisqu’elle paie directement le prix de l’échec des films (environ 30 millions d’euros d’impayés au cours des six dernières années).

Avec ce rachat en toile de fond, Tarak Ben Ammar vise la création d’un réseau paneuropéen de distribution consacré au cinéma indépendant américain lui permettant de contrer les majors américaines présentes à hauteur de 70% sur le marché de la distribution de films en Europe.
Détenant 15% du groupe Alliance, un des poids lourds de la distribution de films indépendants américains notamment au Canada et en Europe de l’Ouest, il a également acquis 75% de Eagle Pictures, le premier distributeur indépendant italien. À noter qu’Alliance est aussi représenté en Grande-Bretagne avec la société Momentum, et en Espagne avec la société Aurum. Dès lors, on retrouve Quinta Communications dans six pays dont cinq européens.
Pour l’homme d’affaire franco-tunisien, la distribution paneuropéenne est bénéfique aux producteurs dans la mesure où il est aujourd’hui, d’une part, stratégique de faire les plus larges sorties possible compte tenu du piratage sur Internet et, d’autre part, nécessaire de mutualiser les frais de sortie et les risques des films sur les différents territoires. Cette concentration permettrait d’obtenir la totalité des mandats de distribution sur tous les supports.

Cependant, les producteurs, distributeurs et cinéastes ne sont pas convaincus des bienfaits d’un tel monopole. Et trois organisations françaises d’auteurs, réalisateurs et producteurs de cinéma, l’ARP, la SACD et la SRF ont fait connaître leurs inquiétudes vis-à-vis des éventuelles conséquences sociales de l’opération.
En effet, avant cette opération, Eclair et LTC se livraient une concurrence rude profitant aux producteurs (ceux qui paient la pellicule) et aux distributeurs (ceux qui paient le tirage de copies). Les négociations se faisaient par « volants d’affaires », c’est-à-dire qu’un laboratoire acceptait de prendre en charge pour pas cher un petit film ou un court-métrage et en échange son client lui promettait plusieurs contrats sur des œuvres à venir. Le problème qui risque de se poser à présent c’est toute la latitude dont va bénéficier Quinta pour gonfler ses prix. Concrètement, les distributeurs commandant moins de cinquante copies d’un film risquent de ne pas pouvoir obtenir de tarifs accessibles, d’autant que, tous les ans, près de la moitié des deux cents films français sortent avec moins de cinquante copies !
Par ailleurs, la crainte d’une extension du monopole à d’autres filières se fait sentir. Quinta Communication est en effet présent dans d’autres domaines de la postproduction (Duran Duboi, Scanlab, DataCiné, Ciné-Stéréo, Acousti). Il est donc redouté que la société exerce des pressions sur ses clients afin qu’ils lui confient en prime l’étalonnage, le mixage et les effets spéciaux.
Pour aller encore plus loin dans les prévisions, c’est le système d’aides publiques qui pourrait être menacé. Aujourd’hui, les subventions de l’Etat sont accordées à la condition que producteurs et distributeurs se tournent vers des prestataires de services français, mais la difficulté réside dans cette supposition formulée par Michel Gomez, représentant de l’ARP, société civile des auteurs – réalisateurs – producteurs: « Une subvention qui contribue à entretenir un monopole risque d’être rapidement remise en cause ».

Face à ces attaques, Tarak Ben Ammar se défend d’être un amoureux du cinéma et non un homme d’affaires véreux, ce que son parcours confirme dans un sens. Une fois diplômé en économie internationale, il crée une société de production en Tunisie, Carthago Films. Après avoir assumé différents postes sur des productions étrangères (assistant, régisseur, comptable etc), il décide de monter une société de prestations de services destinées aux productions étrangères, et fonde ainsi les premiers studios d’Afrique du Nord. Proche d’hommes influents comme Silvio Berlusconi, Rupert Murdoch ou encore Leo Kirsh, Tarak Ben Ammar a toujours fait primer son amour pour le septième art et a su se démarquer en 2004 en distribuant sur le territoire français « La Passion du Christ » de Mel Gibson.
Concernant son dernier investissement, il affirme : « J’ai racheté des laboratoires qui étaient au bord du dépôt de bilan, j’ai investi 50 millions d’euros sur cinq ans pour les renflouer et les préparer au numérique et j’ai sauvegardé l’emploi ». Et d’ajouter que ce rapprochement permettra à des entreprises « bénéficiaires pour la première fois cette année », de mieux négocier avec leur fournisseur, l’Américain Kodak, le prix de la pellicule qui représente « 50% de leurs coûts ».
Il convient de préciser que sa société, Quinta Communication, est un groupe français d’industries techniques audiovisuelles pour le cinéma et la télévision, spécialisé dans le traitement de l’image et du son. Ses activités sont tournées vers la plupart des domaines du secteur, c’est-à-dire, la coproduction, la distribution en France, l’exportation, la production déléguée, la production internationale, les prestations techniques en France et en Tunisie et la télévision en Italie (sa holding Holland possède un bouquet de chaînes TV numériques). Tarak Ben Ammar est donc un touche-à-tout dans le milieu du cinéma. D’ailleurs, en 1984, il se voit décoré de la Légion d’Honneur par le Président François Mitterrand, en reconnaissance pour sa contribution au cinéma.

Même si les intentions de Tarak Ben Ammar paraissent louables, une question reste en suspend. Il se trouve que Quinta Communication a pour actionnaire minoritaire Technicolor, et que la France demeure le seul pays à échapper à l’hégémonie mondiale du numéro un des laboratoires cinéma, lui-même filiale de Thomson.
On s’attend donc à ce qu’un jour ou l’autre Technicolor s’intéresse au marché français. Quelle sera alors la position de notre amoureux du cinéma : la préservation du marché cinématographique européen ou la primeur des intérêts économiques ?

En attendant les réponses que nous réserve un futur proche, Madame Christine Albanel, s’est dit « émue » par une telle opération qui, a-t-elle précisé, a été notifiée à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes sur l’ensemble de la filière du cinéma et de la production audiovisuelle.

Source :
– « Tarak Ben Ammar se renforce dans le cinéma », Le Figaro du 18 décembre 2007.
– « Tarak Ben Ammar rachète les Studios Eclair », Télé Satellite du 20 décembre 2007.
– « Success Story :Tarak Ben Ammar », www.business-tunis.blogspirit.com.
– Communiqué, www.culture.gouv.fr.
– « Un problème de pellicules », Télérama, semaine du 19 au 25 janvier 2008.

Marion PAZZONI