Les services de télévision de rattrapage et de vidéo à la demande prennent chaque jour plus d’importance dans un secteur de l’audiovisuel qui se renouvelle et profite pleinement des innovations technologiques de ce début de XXIè siècle.
Il était devenu impératif, en France comme ailleurs, de créer un cadre juridique précis afin de guider les opérateurs de ce marché émergeant de l’immatériel. Aussi la directive européenne du 11 décembre 2007 se charge-t-elle, entre autres, de cette tâche ; celle-ci ayant été transposée par la loi du 5 mars 2009 aux articles 33 et 33-2 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication audiovisuelle.
Quant aux services de médias audiovisuels à la demande (SMAD) spécifiquement, restait à l’exécutif le soin de prendre un décret afin de préciser et rendre effectifs ces articles ; soit favoriser la diversité culturelle en soutenant les œuvres européennes et d’expression originale françaises, mais aussi encadrer des communications commerciales qui, le marché prospérant, se développent concomitamment. Le ministère de la culture et de la communication a donc œuvré à la rédaction de ce texte, lequel a ensuite été déféré au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), en application du pouvoir consultatif de cette instance établi aux articles 9, 27 et 33-2 de la loi de 1986. Après avoir pris le pou du milieu en interrogeant consciencieusement ses acteurs, le Conseil vient de rendre son avis en assemblée plénière le 27 septembre 2010, document publié le 7 octobre suivant.
Événement rare dans les relations entre Gouvernement et CSA, ce dernier adresse au premier un véritable camouflet, remettant en cause la plupart des dispositions du futur décret. Cet avis négatif se positionne dans la droite lignée d’une première réflexion en date du 15 avril 2008 et qui mettait en garde le ministère de la rue de Valois devant les dangers que pouvait poser tout protectionnisme en distinguant « d’une part, le risque de délocalisation des services, particulièrement aisée pour des services en ligne, et, d’autre part, le risque de brider l’innovation et la diffusion de formats nouveaux correspondant aux attentes des téléspectateurs et des internautes ». Le CSA concluait que « de telles obligations ne devraient être adoptées qu’avec prudence, de façon progressive, en suivant l’évolution de ces services et en tenant compte de leurs caractéristiques ».
Frédéric Mitterrand et ses collaborateurs semblent pourtant être passés outre ces recommandations puisque le projet de décret prévoit des contraintes fortes pour TF1 Vision, M6 Replay et autres Canal Play ; notamment consacrer dans le catalogue des œuvre proposées un minimum de 60% d’œuvres européennes et de 40% d’œuvres d’expression originale française, investir 25% de leurs chiffres d’affaires au préachat de droits sur des œuvres futures et affecter jusqu’à 26% de celui-ci au développement de la production d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles. Il faut cependant remarquer, sans plus de précisions, que ces obligations n’ont pas vocation à toucher tous les SMAD mais ne s’appliqueraient que sous diverses conditions afférentes par exemple au chiffre d’affaires.
Le CSA – sans doute parce qu’il n’a pas fait l’économie de longuement auditionner les producteurs, chaînes et opérateurs de plates-formes de SMAD – fait de nombreuses propositions qui, pour la plupart, s’inscrivent dans une philosophie antagoniste de celle du Ministre, comme l’on l’analysera in fine de ce commentaire :
– abaisser les quotas d’œuvres européennes et françaises à 50% et 35% pour les éditeurs réalisant moins de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires ;
– imposer le principe de progressivité de la participation financière (une évolution de 1% chaque année) afin de rendre plus supportables ces charges nouvelles.;
– « ne pas privilégier l’acquisition de droits exclusifs par le préfinancement des oeuvres, afin de favoriser leur plus large exposition et leur meilleure circulation » ;
– introduire le principe d’un « réexamen dans 18 mois afin d’évaluer l’impact du dispositif sur le secteur et de l’adapter si nécessaire en tenant compte des accords professionnels conclus, du développement économique des SMAD et de l’évolution des pratiques de consommation ».
Est à noter que cet avis défavorable contient plus d’une dizaine d’autres recommandations portant principalement sur les communications commerciales et la clarification des questions comptables (assiette de la contribution, chiffre d’affaires…). Cependant, ces dernières portent moins à polémique.
S’affrontent en l’espèce deux visions des choses tout à fait antinomiques à propos de questions très politiques. En effet, sont mises en balance des valeurs qui traditionnellement se contredisent, celles de l’économie et celles de la culture.
Conformément à ses premières prises de position, le CSA entend avant toute chose amenuiser les risques de délocalisations et assurer la viabilité des acteurs économiques nationaux d’un marché récent – et donc encore fragile – en « tenant compte de leur caractère émergent, de leur environnement économique et de la concurrence de services étrangers qui ne sont pas assujettis à des règles aussi contraignantes ». Interrogé par lefigaro.fr, le président de l’institution, Michel Boyon, se justifie : « sur un même téléviseur, il y aura des plates-formes de TF1, M6, Canal +, Orange, Free ou SFR qui seront soumises aux obligations et celles d’Apple TV, Google TV et Hulu, qui en seront exemptes. Face à la rareté des instruments juridiques pour imposer des obligations à Apple ou Google, il revient au CSA de créer les conditions pour que les plates-formes françaises puissent survivre ».
Il s’agit d’une vision économique et libérale de la conjoncture assurant moins la diversité culturelle que le respect des intérêts pécuniaires des SMAD.
Elle contraste avec le certain protectionnisme culturel dont fait preuve le ministère de la culture. Celui-ci s’inscrit par ce projet de décret dans la tradition française de soutien au secteur de la cinématographie faisant de la France le pays d’Europe qui investit le plus de deniers publics dans la production d’œuvres audiovisuelles, mais faisant également de la France le seul pays d’Europe où les productions nationales réalisent autant d’entrées que les superproductions hollywoodiennes. Ainsi, il apparaît logique que, à l’instar des chaînes de télévision, les SMAD investissent, du fait d’une obligation légale, dans le septième art et l’audiovisuel.
En témoigne la réaction de l’ARP (société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs), laquelle, eu égard à son point de vue, ne surprend évidemment guère. Ainsi, elle juge dans un communiqué que « le CSA s’égare gravement et semble s’être trompé de combat », avant d’espérer que la France pourra « rester l’aiguillon de la régulation dans le secteur culturel en général, et le financement de la création cinématographique en particulier ».
Reste que l’idée de remettre le débat sur la table dans un délai de 18 mois après l’entrée en vigueur du décret afin de le réajuster en fonction de l’évolution des circonstances et au vu de ses premiers effets doit être saluée par tous et pourrait inspirer Parlement et Gouvernement dès lors que des choix se révèlent difficiles et mènent à discussion.
Quant aux arguments économiques, ils semblent empreints d’une pertinence forte et le risque de voir s’évader bon nombre des opérateurs serait sans doute élevé dès lors que, comme le précise le conseiller du CSA Emmanuel Glaba, « aujourd’hui, les plates-formes de SMAD ne sont pas économiquement viables. Elles sont toutes déficitaires et seulement trois d’entre elles, Orange, SFR et Canal Play, dépassent les 10 millions d’euros de chiffre d’affaires. Elles ne pourront pas se développer et se battre à armes égales face à iTunes, Google voire Hulu tout en ayant des obligations trop lourdes à respecter. Déjà iTunes d’Apple est installé au Luxembourg. En raison du différentiel de TVA, il peut vendre des films 20% moins cher qu’une plate-forme française ».
Dans ces conditions, quel parti prendra le Ministre Frédéric Mitterrand ? Sans doute reverra-t-il sa copie, analysant à juste titre que le fait qu’une institution qui à travers sa composition est inexorablement – bien que implicitement – orientée du côté de la couleur politique de la majorité en place s’oppose à un texte émanent de l‘exécutif ne peut que signifier qu’il dépasse les limites du raisonnable et risque davantage de porter préjudices aux uns que venir au soutien des autres.
En effet, si les opérateurs du milieu s’exilaient, le texte deviendrait sans objet et les investissements dans le cinéma et l’audiovisuel disparaîtraient concomitamment. Mieux vaut peu que rien.
Comme souvent en politique, les bonnes réponses des uns s’avèrent mauvaises pour les autres, et réciproquement.
Mais certainement, comme le souhaite le CSA, serait-il opportun de procéder par étapes et de réévaluer les taux et autres seuils financiers au gré du développement du marché plutôt que de risquer de noyer les plates-formes de vidéos sous des contraintes qui, à l’heure d’aujourd’hui, peuvent leur paraître inappropriées – si ce n’est insurmontables – face à une concurrence étrangère bien moins oppressée. Dès lors que l’on aboutirait à la création d’un « cercle vertueux », tous y gagneraient, y compris les entreprises de production cinématographique.
Dans cette hypothèse, le raisonnement du CSA viserait bel et bien à assurer le pluralisme culturel, mais par voie détournée.
Sources :
http://www.csa.fr/upload/dossier/annexe_avis_smad_27septembre2010.pdf
http://www.csa.fr/infos/textes/textes_detail.php?id=131938
http://www.lefigaro.fr/medias/2010/10/06/04002-20101006ARTFIG00724-le-csa-s-oppose-aux-obligations-visant-la-vod.php
http://humanite.fr/10_10_2010-l%E2%80%99avis-contest%C3%A9-du-csa-sur-les-smad-455429
http://www.telesatellite.com/actu/tp.asp?tp=39476