« Regroupés sous une banderole proclamant « Financement français pour un film anti-français », ils s’en sont pris notamment à la Région et à ses représentants, accusés d’avoir participé au financement du film, aux cris de « collabos, collabos ». Quelques accrochages verbaux les ont opposés à une quinzaine de contre-manifestants venus soutenir le film et dénoncer la colonisation de l’Algérie ».
Ainsi une dépêche de l’AFP décrivait-elle la manifestation ayant réuni à Marseille, le 21 septembre dernier, une cinquantaine d’opposants au cinéaste Rachid Bouchareb venus perturber la tenue de l‘avant-première de son dernier film, « Hors la loi ».
Retraçant notamment le massacre survenu à Sétif le 8 mai 1945, le cinéaste ne manque pas – à l’instar de son précédent « Indigènes » – de susciter une sensation de honte et de culpabilité chez les uns et de réveiller un sentiment « anti-français » chez les autres. Mais au-delà des considérations politiques indéfectiblement liées à un film abordant de tels sujets, est donnée l’occasion de revenir sur le nécessaire besoin de conciliation entre liberté d’expression et protection de l’ordre public, notamment au travers de l’abondante jurisprudence du Conseil d‘État en la matière.
Comme l’illustrent les protestations ici en cause et comme cela fut notoirement le cas lors de la sortie du film de Martin Scorcese « La dernière tentation du christ » il y a quelques années, il arrive parfois que des films, parce qu’ils touchent au cœur certaines personnes, provoquent des incidents, des troubles, voire – cas extrême – des affrontements. Dès lors, et bien que le long métrage ait obtenu un visa d’exploitation de la part du centre de la cinématographie et de l’image animée, un maire – mettant en œuvre son pouvoir de police administrative – est susceptible d’encadrer spécifiquement les projections ou même de les interdire.
En effet, bien que le Conseil d’État ait érigé le principe de la liberté de création cinématographique en principe à valeur constitutionnelle au visa de l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme de 1789, à l’occasion de l’arrêt « Société Rome-Paris films » du 24 janvier 1975, il est de jurisprudence constante que les exécutifs locaux puissent s’opposer à toute projection en cas de circonstances locales particulières justifiant la crainte de troubles à l’ordre public, à la tranquillité publique ou aux bonnes mœurs (voir l’arrêt fondateur : « Société des films Lutétia » du 18 décembre 1959).
Ainsi, au cours des années 1960, ce pouvoir nouveau de « censure locale » fut mis en œuvre à de nombreuses reprises par les maires et préfets. Par la suite, il tomba pas à pas en désuétude sous l’effet de la libéralisation de la société.
En l’espèce, ce n’est pas tant le caractère licencieux du film que le risque d’affrontement et donc de trouble sérieux à l’ordre public qui pourraient mener à une mesure d’interdiction. Or, le cas échéant, la juridiction administrative ne manquerait pas d’être saisie par le préfet – qui est accessoirement distributeur du film – afin qu’elle juge de la légalité de ladite mesure. Nul doute qu’il faudrait alors que les motifs soutenant la prohibition soient plus que sérieux tant, à l’heure actuelle, les juges tendent à faire prévaloir plus que tout autre principe celui de la liberté d’expression.
Confirme cela un récent jugement du tribunal administratif de Nice. Alors que le film de Rachid Bouchareb était représenté au festival de Cannes, le climat semblait s’envenimer non loin de là, dans la petite ville de Vallauris ; tant et si bien que son maire décida de fermer une exposition qui comportait notamment des œuvres relatives à la vie des harkis, ces algériens engagés au sein de l‘armée française entre 1957 et 1962. Le Tribunal, après s’être adonné à la traditionnelle mise en balance entre liberté d’expression et exigences de sécurité publique, suspendit cette mesure. Ce jugement s’inscrit dans une tendance désormais bien affirmée. À plus forte raison concernant « Hors la loi », les conséquences politiques pour l’autorité publique qui se risquerait vers un tel écueil ne seraient pas loin d’être désastreuses.
Reste que cette œuvre du septième art, dès lors qu’elle retrace des évènements historiques, sort par définition du simple cadre de la fiction et conduit à s’interroger sur le point de savoir si la liberté de l’artiste doit être totale ou s’il doit en premier lieu s’imposer de respecter les faits autant que possible. Qu’il s’agisse de cinéma, de bande dessinée ou encore de littérature, il appartient au spectateur ou lecteur de prendre suffisamment de recul par rapport à ce qu’il voit ou ce qu’il lit et de ne pas perdre de vue que l’œuvre est là avant toute autre chose pour le divertir. S’il s’agissait de l’informer, alors on se situerait dans le cadre du documentaire. Ainsi le réalisateur conseille-t-il à son public de « se libérer de l’histoire, la voir comme un grand sujet de cinéma ». Et puis chacun demeure libre de se rendre dans les salles obscures et un film ne saurait donc être subi.
Plus d’un mois et demi après sa sortie officielle sur les grands écrans, « Hors la loi » n’a fait l’objet d’aucune mesure particulière, ni engendré de nouveaux débordements depuis ceux du Vieux Port. Cela prouve l’actualité du célèbre adage formulé par le Commissaire du Gouvernement Corneille à l’occasion de l’arrêt « Baldy » du 10 août 1917 : en matière de police administrative des spectacles, « la liberté est la règle et la restriction l’exception ».
Ce n’est que du cinéma après tout.
Sources :
http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/09/22/le-film-hors-la-loi-va-t-il-avoir-un-avenir-juridictionnel_1414857_3232.html
http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2010/09/20/97001-20100920FILWWW00656-marseille-manifestation-contre-hors-la-loi.php
http://www.lepoint.fr/culture/la-bombe-hors-la-loi-21-09-2010-1239032_3.php