Saisie d’une vingtaine de plaintes depuis 2007, la CNIL, dans sa formation restreinte, a condamné le 12 juillet 2011 l’association LEXEEK pour pratique attentatoire au respect de la vie privée des personnes et au droit à l’oubli numérique matérialisée par la publication de décisions de justice non anonymisées sur son site internet.
Rappel des faits
L’association LEXEEK, dont l’objet est « d’œuvrer en faveur de la numérisation à la source des décisions (…) rendues par les juridictions françaises », propose, sur son site internet, une base de données permettant le libre accès aux décisions de justice. Cependant, nombre de ces décisions n’ayant pas été anonymisées avant leur mise en ligne, des personnes se voyant ainsi citées sur la toile ont mis en œuvre leur droit d’opposition à figurer dans ce traitement.
Conformément aux dispositions de la Loi Informatique et Libertés de 1978[1], elles ont donc sollicité de LEXEEK le retrait du site de toute donnée personnelle les concernant. Sans réponse à leurs demandes, elles se sont retournées vers la CNIL, puisque non seulement leur droit de retrait n’était pas respecté, mais, en outre, la diffusion des données leur causait ou était susceptible de leur causer d’importants préjudices.
La CNIL a pu constater la véracité, et parfois la gravité, des faits relatés par les plaintes ainsi que la désinvolture, voire la mauvaise foi, de l’association LEXEEK. En effet, durant l’instruction préalable, celle-ci n’a pas donné suite aux mises en demeure de la Commission, ni satisfait à aucune de ses demandes de communication de pièces… et encore moins supprimé l’accessibilité aux informations litigieuses sur son site. Sur ces éléments, la CNIL a initié des poursuites à l’encontre de LEXEEK, qui n’a pas davantage réagi, ou à peine, le responsable ne se rendant même pas aux convocations de la Commission.
C’est ainsi que la CNIL a rendu, suite à l’audience du 12 juillet 2011, une décision par laquelle elle :
– condamne LEXEEK à une sanction pécuniaire de 10 000 euros
– lui donne injonction de cesser la mise en œuvre du traitement litigieux
– ordonne la publication de la décision sur le site de la CNIL ainsi que dans Le Figaro, Le Monde et La Provence aux frais de LEXEEK.
De plus, elle a saisi le Procureur de la République pour que des poursuites pénales soient éventuellement engagées.
Une décision inédite fondée sur une recommandation de 2001…
Dès 2001, la CNIL a émis une importante recommandation, toujours d’actualité, relative à la diffusion de données personnelles sur internet par les banques de données de jurisprudence.[2]
Elle y préconise que « les éditeurs de bases de données de décisions de justice librement accessibles s’abstiennent d’y faire figurer le nom et l’adresse des parties ou témoins au procès, quels que soient l’ordre et le degré de juridiction ainsi que la nature du contentieux. »
De plus, elle y rappelle que les éditeurs, à défaut d’anonymisation des décisions, restent soumis à la Loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978 modifiée qui reconnaît notamment le droit «à toute personne de s’opposer, pour raisons légitimes, à ce que des informations nominatives la concernant fassent l’objet d’un traitement.»
En l’espèce, ayant pu aisément constater le non respect de ces deux points par l’association, outre un manquement caractérisé aux obligations de celle-ci durant la procédure, la CNIL a prononcé sur ce fondement ce qui constitue sa première sanction en la matière.
… qui consacre le concept émergent de droit à l’oubli numérique
La CNIL tranche ainsi un conflit sous jacent entre le principe de publicité des décisions de justice et le droit au respect de la vie privée, en privilégiant ce dernier dans un but prioritaire de protection des personnes[3].
En effet, si la loi impose la publication des décisions, la diffusion par le net de telles informations peut porter aux personnes identifiées d’importants préjudices qu’il est indispensable de prévenir. Dans le cas d’espèce, certains des plaignants ont connu de graves problèmes professionnels, se voyant refuser un poste ou mis à l’écart dans leur entreprise en raison d’informations parfois vieilles de 12 ans trouvées par l’employeur en quelques clics sur le web.
Tenant compte de « l’impact réel, parfois dramatique de la diffusion des décisions nominatives », la CNIL réaffirme que « cette décision de sanction traduit (sa) ferme volonté de faire respecter cette recommandation protectrice de la vie privée des personnes et de garantir un véritable droit à l’oubli sur internet. »[4]
Comment expliquer en effet que le casier judiciaire s’efface, que la publication papier n’agisse que ponctuellement mais que le net diffuse ad vitam des informations judiciaires personnelles ?
Il émerge en fait de cette décision la consécration d’une notion plus large qu’est le «droit à l’oubli numérique», dont l’anonymisation des décisions de justice serait une composante indispensable mais pas unique, d’autres types d’informations étant (trop ?) largement diffusés par ce média qui compile tout et qui n’oublie rien.
En effet, qu’en est-il par exemple des articles de presse en ligne qui ne sont pas visés par la recommandation de 2001 et qui eux demeurent tels quels ? Le droit à l’oubli numérique ne peut logiquement pas se limiter aux décisions de justice mais devrait être étendu à toute trace sur le web de ladite condamnation. A défaut de quoi, on instaurerait une « double peine à vie » comme l’évoquent certains.[5]
Cette question constitue une problématique majeure depuis la révolution du web. Ainsi, les dispositions de la loi Informatique et Libertés de 1978 sont-elles sans doute aujourd’hui insuffisantes, bien qu’elles prévoient que les données ne doivent être conservées que pour une durée strictement nécessaire à l’usage visé, laquelle durée doit être définie avant même la création du fichier.
A cet égard, le 13 octobre 2010, la secrétaire d’Etat chargée de la prospective et du développement de l’économie numérique a invité les principaux acteurs du web à signer une charte du droit à l’oubli numérique qui permettrait aux internautes de gérer plus facilement leurs données personnelles.
Dans une optique de « transparence de l’exploitation de données publiées intentionnellement par les internautes », les signataires s’engagent notamment à faciliter les modalités de suppression, par l’internaute lui-même, de ses comptes et de ses données.
Si actuellement ils ne sont qu’une douzaine à avoir adhéré à cette charte (on peut noter d’ailleurs que Google et Facebook ont refusé), un mouvement international d’autorégulation est en cours : des initiatives américaines et européennes visent à la définition d’un socle commun de règles minimales, et les 75 équivalents de la CNIL ont rédigé en 2009 une résolution fixant également un ensemble de principes communs, parmi lesquels le droit à l’oubli.
Politiques comme professionnels semblent avoir pris conscience de la nécessité de définir un réel droit à l’oubli numérique au vu des conséquences potentiellement graves de la diffusion en ligne d’informations personnelles « gênantes ».
Pour la doctrine, la consécration légale de ce droit s’impose dans un avenir proche et garantirait tout à la fois la protection de la liberté d’expression et de pensée, ainsi qu’un véritable « droit à changer de vie » sans afficher, malgré soi, les erreurs du passé.
Il nous faut donc à présent attendre pour pouvoir ensuite oublier…
SOURCES
Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006068624&dateTexte=20080609
Commission Nationale Informatiques et Liberté – CNIL :
– Délibération n° 01-057 du 29 novembre 2001 portant recommandation sur la diffusion de données personnelles sur internet par les banques de données de jurisprudence http://www.cnil.fr/en-savoir-plus/deliberations/deliberation/delib/17/
– Communiqué de la CNIL du 10 octobre 2011 http://www.cnil.fr/la-cnil/actu-cnil/article/article/droit-a-loubli-sur-internet-injonction-de-cesser-le-traitement-et-amende-de-10000-euros-pour/
– Décision de la CNIL n° 2011-238 du 12 juillet 2011 http://www.cnil.fr/fileadmin/documents/La_CNIL/decisions/D2011-238_LEXEEK.pdf
Portail du Gouvernement
« Charte du droit à l’oubli numérique : mieux protéger les données personnelles des internautes », 18 octobre 2010 http://www.gouvernement.fr/gouvernement/charte-du-droit-a-l-oubli-numerique-mieux-proteger-les-donnees-personnelles-des-interna
Les Infostratèges
FROCHOT D., « E-réputation : la double peine sur le web », Les Infostratèges, 2 novembre 2011 http://www.les-infostrateges.com/actu/11111305/e-reputation-la-double-peine-sur-le-web
Le Monde
– BORREDON L., « Pour le droit à l’oubli, le web est défaillant » et « Droit à l’oubli, actuellement il manque des solutions juridiques », Le Monde, 8 octobre 2011 http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/10/08/pour-le-droit-a-l-oubli-le-web-est-defaillant_1584411_651865.html et http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/10/08/droit-a-l-oubli-actuellement-il-manque-des-solutions-juridiques_1584412_651865.html
– CHECOLA L., « Droit à l’oubli sur internet : une charte signée sans Google ni Facebook », Le Monde, 13 octobre 2010 http://www.lemonde.fr/technologies/article/2010/10/13/droit-a-l-oubli-sur-internet-une-charte-signee-sans-google-ni-facebook_1425667_651865.html
Doctrine
Me BEM A., Avocat près la Cour d’Appel de Paris, « Consécration des droits à l’oubli et à l’anonymisation des décisions de justice sur Internet », blog professionnel, 12 octobre 2011 http://www.legavox.fr/blog/maitre-anthony-bem/consecration-droits-oubli-anonymisation-decisions-6655.htm