La guerre des brevets que se livre, depuis des mois, Samsung et Apple, a pris un nouveau tournant. Il y a quelques semaines, la Commission européenne a lancé une enquête préliminaire sur les pratiques des deux firmes, dans le domaine de la téléphonie mobile, au regard du droit européen de la concurrence.
Apple fut le premier à lancer les hostilités. En avril dernier, il assigna Samsung devant un tribunal californien. La firme sud-coréenne ne tarda pas à réagir, poursuivant son concurrent dans trois pays (Corée du Sud, Japon et Allemagne), arguant pour sa part, la violation d’une dizaine de brevets. Sept mois plus tard, le conflit concerne huit pays, répartis sur quatre continents, et ne semble pas perdre de son intensité.
La guerre que se livre, par tribunaux interposés, les deux entreprises contient deux volets. D’un côté (Apple contre Samsung), l’entreprise de Cupertino considère, globalement, que l’esthétique de la gamme Galaxy est trop similaire à celle des Iphones et des Ipads. D’un autre côté (Samsung contre Apple), l’Iphone et l’Ipad violeraient un certain nombre de brevets détenus par Samsung. Une curiosité cependant dans la stratégique de M. Gee-Sung Choi, les brevets qu’ils invoquent pour défendre son entreprise, appartiennent aux normes définissant la technologie 3G (troisième génération) de la téléphonie mobile.
En raison des enjeux financiers colossaux en balance, le but poursuivi par chacune des parties est de faire interdire la vente des produits de l’autre. Apple y est d’ailleurs parvenu en Allemagne, pour la Galaxy Tab 10.1. La mise est particulièrement élevée pour Samsung puisqu’il est le second fournisseur de composants d’Apple. Selon le Wall Street journal, les commandes de ce dernier représentent 4% des revenus de l’entreprise sud-coréenne, soit entre 5,7 et 7,8 milliards de dollar par an. Or, plus le conflit traîne en longueur, plus le risque qu’Apple se détourne de Samsung s’accroît. Samsung semble donc celui qui a le plus à perdre, même si certains considèrent que trouver un remplaçant capable de fournir un même volume de commande ne sera pas chose facile pour Apple.
L’agitation des deux entreprises sur le vieux continent a, semble-t-il, attiré l’attention de l’Union (UE). La Commission européenne a, au début du mois, adressé des demandes d’informations aux deux sociétés, portant sur « l’application des normes essentielles des brevets dans le secteur de la téléphonie mobile ». Le porte-parole de l’institution a précisé, à l’agence Reuters, qu’il s’agissait d’une « procédure normale dans les enquêtes antitrust, afin de permettre à la Commission d’établir les faits pertinents dans une affaire ». Samsung a déclaré « [coopérer] pleinement » à cette enquête, tandis qu’Apple ne s’est pas exprimé sur le sujet.
De quel(s) pouvoir(s) dispose la Commission européenne en l’espèce ? En tant qu’organe exécutif (art 17 TUE), elle est compétente pour appliquer la politique de droit de la concurrence de l’UE (art 3 TFUE), répartie en treize secteurs, dont la télécommunication. Elle veille au respect d’un certain nombre de principes, qui prohibent trois types de comportements : l’antitrust, qui regroupe les accords anticoncurrentiels (art 101 TFUE) et les abus de position dominante (art 102 TFUE) ; les aides d’Etat (art 107 TFUE); et certaines fusions. Plus précisément, c’est le commissaire européen chargé de la concurrence, assisté d’une direction générale, qui s’acquitte de cette tâche. A ce titre, il dispose d’un certain nombre de prérogatives (art 105 TFUE), notamment celle d’instruire une enquête d’office en cas de suspicion d’infraction.
En quoi l’utilisation d’un brevet peut-elle être de nature à enfreindre le droit de la concurrence ? Une complémentarité existe entre, la législation sur les brevets, qui participe à l’équilibre du marché en sanctionnant la contrefaçon ; et la politique de concurrence, qui prohibe l’abus de droit dans l’usage des brevets. En l’espèce, la Commission cherche à déterminer s’il y a eu exercice abusif des droits de propriété industrielle.
En quoi l’appartenance de brevets aux « normes essentielles » a-t-il un impact sur le conflit? La normalisation est un procédé utilisé afin d’établir des références communes dans un secteur. De tels standards intègrent parfois des brevets, partiellement ou dans leur totalité. Cela semble a priori paradoxal dans la mesure où, l’enregistrement d’un brevet permet au titulaire de jouir d’un « usage privé et exclusif » sur l’objet protégé, tandis que l’édiction d’une norme vise à en permettre « un usage collectif ». C’est pourquoi, le titulaire du brevet, ainsi incorporé, se trouve dans l’obligation de concéder des licences d’exploitation à tous ceux qui en émettraient le souhait. Cette délivrance est encadrée par un certain nombre de principes, afin que l’objectif d’harmonisation soit effectif. La règle la plus courante est celle du FRAND (fair, reasonable and non discriminatory), c’est-à-dire l’octroi et la rédaction d’accords dans des termes justes, raisonnables et non discriminatoires. Elle est, soit reprise telle qu’elle, soit intégrée dans des codes édictés par les organismes (code de conduite de l’IUT). Dans le cas présent, plusieurs brevets détenus par Samsung ont été intégrés dans la norme UMTS (Universal Mobile Telecommunications system), qui définie la technologie de téléphonie mobile 3G. La 3G, qui succède à la technologie 2G (ou GSM), permet le transfert de contenus multimédia dans un temps réduit, par l’accroissement de la vitesse de transmission des données. L’UMTS est l’implémentation, c’est-à-dire la mise en œuvre, européenne de l’IMT-2000, qui regroupe les six standards de radiocommunication 3G formalisés dans la recommandation ITU-3M 1457 de l’UIT (Union internationale des télécommunications).
Mais alors pourquoi Samsung a-t-il choisi de faire reposer l’ensemble de sa stratégie contre Apple, sur la défense de brevets incorporés dans des standards de l’industrie ? En quoi est-ce pertinent ? Comme piste pouvant être exploitée par Samsung, on peut évoquer celle de difficultés posées par le FRAND. En effet, sa mise en œuvre peut générer des dissensions, quant à ce qu’implique réellement la normalisation. Par exemple, les deux entreprises retiennent-elles la même interprétation du code de conduite ? On sait que la compréhension à géométrie variable des termes structurant le FRAND est un problème récurent. Ainsi que l’a soulevé, Susy Stubles de Sun Microsystems, à l’occasion du Forum de gouvernance internet, ce qui est raisonnable pour l’un, ne l’est pas nécessairement pour les autres. D’autre part, la délivrance des licences constitue-t-elle réellement une obligation pour Samsung ? Ou l’entreprise dispose-t-elle d’une marge d’appréciation? Il n’est pour l’heure pas possible d’apporter des réponses claires à ces interrogations. En effet, d’une part, Samsung ne communique pas sur les arguments juridiques appuyant ses plaintes ; et d’autre part, l’IMT-2000 n’est pas accessible au public et donc il n’est pas possible de se rendre compte dans quelle mesure les brevets de Samsung sont incorporés dans les standards. Seule l’ouverture des différents procès intentés par l’entreprise sud-coréenne permettra peut-être d’apporter quelques éclaircissements. On attend notamment le jugement du TGI de Paris qui devrait intervenir le 8 décembre.
Sources :
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