De Charybde en Scylla : crise de l’industrie technique française et remise en cause de la « Grande Famille du cinéma français »

La fermeture des laboratoires LTC, spécialistes de la postproduction, à la mi-décembre a suscité la consternation du milieu professionnel. Mais derrière cette crise sociale se dessine un problème plus large : celui du fonctionnement de l’industrie du cinéma français.

La fermeture ce mois-ci des laboratoires de postproduction LTC laisse 115 salariés sur le bas-côté, même si ces derniers repartent avec des indemnités compensatoires s’élevant à 40000 euros. Fort heureusement, les projets dont LTC avait la charge, soit pas mois que 36 films dont certains gros budgets (tels La Vérité Si Je Mens 3 et Astérix, Au Service De Sa Majesté), sont repris par le laboratoire concurrent Eclair. L’ironie est que l’actionnaire majoritaire d’Eclair, l’homme d’affaires franco-tunisien Tarak Ben Ammar, était également le propriétaire de LTC. Celui-ci avait néanmoins essayé d’éviter le naufrage. En effet, désormais en situation de monopole avec Eclair, il se retrouve dans le collimateur des autorités publiques et de certains professionnels, comme les producteurs. Mais surtout, il voulait organiser une fusion LTC-Eclair, refusée alors par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. Selon, l’entourage de l’ancienne ministre de la Culture et de la Communication, Christine Albanel, cette dernière était pourtant d’accord sur cette fusion, alors que Tarak Ben Ammar prétend le contraire. Le bilan final reste pourtant inchangé, puisque Ben Ammar est en situation de position dominante avec Eclair, avec seulement quelques laboratoires de province comme concurrents potentiels.

Le véritable problème est dû aux producteurs qui contestent cette fusion. Pour eux, ce quasi-monopole est grave en termes tarifaires. Vu le parcours de Tarak Ben Ammar, qui a travaillé notamment avec les magnats des médias Rupert Murdoch et Silvio Berlusconi, « on redoute qu’il ne cherche à étendre son monopole », explique Juliette Prissard-Eltejaye, déléguée générale du SPI (Syndicat des producteurs indépendants). Notamment en faisant pression sur ses clients afin que ces derniers lui confient en prime l’étalonnage, le mixage ou les effets spéciaux de leurs films.

Mais l’hypocrisie est assez grande, car les producteurs ont su profiter comme il se devait de la concurrence réduite entre les laboratoires. En effet, certains se sont faits accordés plusieurs délais de paiements, allant parfois jusqu’à 180 jours. Le plus impressionnant reste néanmoins que les laboratoires ont très vite élargi leur champ de compétences à celui d’une banque, puisqu’en plus de prêter de l’argent à certains producteurs, ces derniers laissaient en plus des factures impayées. En échange, les producteurs promettaient de rembourser grâce aux recettes des films à succès, ce qui n’arrive pas tous les jours comme chacun sait… Sur les quinze dernières années, les producteurs devraient rembourser pas moins que 39,1 millions d’euros. Sur cette dernière année, les crédits accordés par LTC s’élèvent par exemple à 772 976 euros pour EuropaCorp ou encore 858 970 euros pour Mars Distribution. Et il y en a beaucoup d’autres. Il est dès lors permis de penser que les producteurs ont une responsabilité certaine dans la faillite des laboratoires LTC (qui n’auraient pas dû, au passage, accepter tant de doléances).

Et encore, les producteurs ne sont pas les plus à blâmer, ils n’ont fait que profiter d’une faille du système. Le plus consternant est le rôle du, je vous le donne en mille, Centre National de la Cinématographie (CNC). La transition de la pellicule photochimique au tout numérique était irrémédiable, et le CNC avait un rôle d’accompagnement à jouer non seulement auprès des salles (ce qu’il a en partie fait), mais aussi auprès des laboratoires (ce qu’il n’a pas fait du tout, après qui sait que ces labos existent ?). Les rapports Couveinhes et Goudineau, d’octobre 2002 et d’août 2006, avaient pourtant exploré des pistes en ce sens. Selon un observateur avisé du septième art, « le CNC n’a pas joué son rôle il y a dix ans. Il aurait pu, à l’époque, organiser la transition des industries techniques du photochimique au numérique. C’est trop tard. Le CNC ne s’intéressait pas à ce genre de questions et les industries techniques n’ont jamais vraiment été considérées comme faisant partie de la grande famille du cinéma ». Cependant, il est possible que Bruxelles ait joué un rôle dans cette affaire, en contraignant le CNC à ne pas agir, afin de limiter un comportement protectionniste déjà très présent dans le cinéma français.

La numérisation du parc des salles français a ensuite porté le coup de grâce. Le gros des subventions est parti auprès des exploitants afin qu’ils rénovent au plus vite leurs salles (avec  projections 3D), suite au succès impressionnant d’Avatar. Les laboratoires de postproduction avaient eux aussi besoin de ces subventions pour mettre à jour les procédés techniques nécessaires pour que les films soient exploités sous ces formes modernes, mais il n’en a pas été ainsi, et le serpent finit par se mordre la queue.

Enfin, Tarak Ben Ammar désirait pouvoir numériser la « mémoire du cinéma français », soit la crème de ce patrimoine cinématographique, pas moins de 10000 films. Cette nouvelle exploitation aurait pu rapporter entre 50000 et 60000 euros par long-métrage. Les fonds nécessaires au projet auraient dû être débloqués en septembre suite à l’accord passé avec Frédéric Mitterrand et Eric Besson lors du dernier Festival de Cannes. La crise financière en a empêché la concrétisation et gelé les projets. La question est de savoir si ce marasme va durer, ou si le CNC va décider de prendre le contrepied de la Commission européenne. Comme au cinéma, il est toujours permis de rêver.

Sources:

Emmanuel Berretta, « Les trente-six films des laboratoires LTC sauvés du naufrage », Le Point.fr, mis en ligne le 19 décembre 2011, http://www.lepoint.fr/chroniqueurs-du-point/emmanuel-berretta/les-trente-six-films-des-laboratoires-ltc-sauves-du-naufrage-19-12-2011-1410315_52.php

Emmanuel Berretta, « Cinéma : la fin des industries techniques françaises ? », Le Point.fr, mis en ligne le 21 décembre 2011, http://www.lepoint.fr/chroniqueurs-du-point/emmanuel-berretta/cinema-la-fin-des-industries-techniques-francaises-21-12-2011-1411049_52.php

Jérémie Couston, « Les labos du cinéma français sont-ils condamnés ? », Télérama.fr, mis en ligne le 30 décembre 2011, http://www.telerama.fr/cinema/quinta-industries-les-labos-du-cinema-francais-sont-ils-condamnes,76503.php

Juliette Bénabent, « Le monopole du tirage de films inquiète le milieu du cinéma », Télérama.fr, mis en ligne le 30 juin 2008, http://www.telerama.fr/cinema/24340-le_monopole_du_tirage_de_films_inquiete_le_milieu_du_cinema.php