Les litiges entre les titulaires des droits d’auteur et les sociétés de revente des biens immatériels continuent. Cette fois-ci c’est l’industrie musicale qui en est concernée. Le juge américain devra décider si la revente des fichiers MP3 peut être considérée comme licite sous la loi américaine en matière de copyright.
Le 05 octobre dernier, a été annoncée la continuité du litige pour violation de droit d’auteur ( et initié au début de l’année), opposant Capital Records, filiale de la major EMI, et la société américaine ReDigi, dédiée à la revente des fichiers MP3. Le procès se déroule dans un tribunal de Manhattan.
La jeune entreprise, apparue en octobre 2011, offre à ses utilisateurs l’opportunité de revendre ses « anciens » fichiers MP3, à condition qu’ils aient été obtenus légalement. En outre, le service permet la suppression de la copie de l’ordinateur de l’utilisateur après l’avoir dupliqué sur le site pour son postérieur revente, ainsi que l’obtention de crédits pour chaque chanson revendue, lesquels peuvent être utilisés pour l’achat des titres à des prix plus bas que ceux offerts par iTunes ou Amazon, constituant ainsi un vrai marché de l’occasion numérique.
Avec ce litige, le juge devra trancher deux grandes problématiques. D’une part, la question concernant l’application de la doctrine de la première vente aux biens immatériels. Plus spécifiquement il devra décider si le droit de distribution du titulaire du droit d’auteur est épuisé lors de la première vente de la copie du fichier MP3. D’autre part, il doit conclure si les copies faites pour la transmission des fichiers MP3 aux nouveaux acquéreurs rentrent dans l’exception de la doctrine du fair use et s’ils sont donc illicites ou pas.
La question du jour : vente ou licence de la copie ?
Si Capital Records estime que la doctrine de la première vente est inapplicable aux biens culturels immatériels ; ReDigi, pour sa part, affirme que son service est en accord avec la législation du droit d’auteur en vigueur aux Etats-Unis. Mais qui a raison ?
Sous la doctrine de la première vente, codifiée au § 109 (a) de la loi Copyright Act de 1976 après être apparue pour la première fois dans un arrêt de la Cour Suprême de Justice de 1908 (Bobbs Merrill Co. v Straus), le droit de distribution de l’auteur ou de ses ayants droit est épuisé lors de la première vente de la copie matérielle. Ce qui permet à l’acquéreur de la copie de la revendre sans le consentement du titulaire des droits d’auteur. Mais cette règle ne s’applique que lorsque deux conditions cumulatives sont remplies : a) Ce qui veut se prévaloir de l’exception doit être propriétaire de la copie ; b) La source de la copie doit être licite.
Comme il s’agit des biens immatériels, dans le cas de la première condition, le juge devra répondre à une question fondamentale : s’agit-il vraiment d’une vente dans laquelle il y a transfert de propriété ou au contraire, s’agit-il simplement d’une licence d’utilisation ? Si la réponse tombe dans le dernier cas, l’utilisateur ne pourra pas être considéré comme propriétaire de la copie, sinon comme simple détenteur et donc il ne pourra pas la revendre sans le consentement préalable du titulaire de droit d’auteur.
Même si c’est difficile d’anticiper la réponse du juge, la même question s’est déjà posée tant au juge américain qu’au juge européen concernant la revente des licences de logiciels sur Internet, lesquels ont abouti à des décisions totalement contraires. En effet, pour une cour d’appel américaine (Vernor v. Autodesk, Inc) le droit de distribution de la copie du logiciel n’était pas épuisé car il s’agissait d’une licence et pas d’une vente et donc la personne qui avait acheté le logiciel n’était pas le propriétaire de la copie et ne pouvait pas la revendre sur le site eBay sans l’accord du titulaire du droit d’auteur. En revanche, la CJUE (UsedSoft GmbH v. Oracle International Corp.) avait estimé que la remise de la copie et la conclusion d’un contrat de licence moyennant le paiement d’un prix « destiné à permettre au titulaire du droit d’auteur d’obtenir une rémunération correspondant à la valeur économique de la copie dont il est propriétaire » impliquait le transfert du droit de propriété de la copie et donc le droit de distribution était épuisé lors de la première vente de ladite copie.
Certes ces décisions ont été produites dans le domaine très spécial des logiciels, ils peuvent néanmoins donner des pistes sur la possible solution à laquelle aboutira le juge américain.
La revente de la copie
En ce qui concerne la deuxième condition sur la licéité de la source de la copie, ReDigi affirme que le logiciel installé dans l’ordinateur de l’utilisateur lui permet de revendre seulement les copies téléchargées légalement de sites comme iTunes, et pas ceux copiés des CD’s ou obtenus autrement. Mais, pour Capital Records, il faut considérer aussi l’aspect technique du transfert. Ainsi, elle souligne que pour transférer le fichier MP3 de l’ordinateur de l’utilisateur au serveur de la société de revente et ensuite au acheteur, il faut faire d’autres copies, lesquelles sont illicites sauf accord du titulaire des droits d’auteur. Dans ce cas là, ce qui est transféré au nouvel acquéreur, c’est une copie du fichier MP3, outre que celle achetée originalement par l’utilisateur, car cette dernière est censée être supprimée après l’avoir téléchargé sur le serveur de ReDigi.
Pour sa part, la société ReDigi considère que ces copies rentrent dans l’exception de la doctrine du fair use. Cette doctrine constitue une exception au monopole du titulaire du copyright codifiée au § 107 de la loi Copyright Act de 1976, qui permet que certains usages non autorisés par le titulaire du droit d’auteur ou ses ayants droit ne soient pas considérés comme contrefaits ou illicites.
Bien évidemment c’est au juge de déterminer, au cas par cas, si un usage rentre ou non dans l’exception du fair use. Le texte légal pose une liste non exhaustive des critères à prendre en compte par les tribunaux en considérant l’application de l’exception, dont un : « l’effet de l’usage sur le marché potentiel ou la valeur de l’œuvre protégée ». Considérant le fait qu’il existe un risque que le fichier MP3 ne soit pas effacé par l’utilisateur et qu’il continue à se servir d’un bien qu’il est censé avoir été vendu, il existe peu de probabilité que ladite exception soit applicable dans ce cas. Il faut juste rappeler qu’une autre société américaine, Bopaboo, dédiée aussi à la revente des fichiers MP3, a dû fermer ses opérations car l’utilisateur qui revendait ses fichiers restait avec les copies.
Quoi qu’il en soit, la décision à laquelle aboutira le juge aura un impact, pour l’industrie musicale comme pour les consommateurs, ainsi comme pour le marché de biens immatériels en général (surtout dans le domaine du livre numérique, de la télévision ou du cinéma). Même si le juge trouve que la doctrine de la première vente est inapplicable aux biens immatériels, ça sera au législateur américain de décider si cette doctrine sera étendue au milieu numérique ou pas.
L’inapplicabilité de la doctrine de la première vente aux biens immatériels donnera-t-elle un monopole absolu aux titulaires du droit d’auteur ? Comment cette décision affectera-t-elle les consommateurs qui ont investi des petites fortunes dans l’acquisition des biens immatériels, qu’ils ne pourront revendre par la suite ? Ou tout au contraire, est-ce que l’application d’une telle doctrine au milieu numérique ne nuira pas l’industrie des biens culturels, surtout quand il s’avère techniquement impossible de garantir que le revendeur s’est complètement dépourvu du bien revendu ? Il s’agit donc d’un procès à suivre.
Sources :
CHECOLA (L.) et PEPIN (G.), « La revente de MP3 est-elle légale ? », Le Monde.fr, mis en ligne le 08 octobre 2012, consulté le 10 octobre 2012, disponible sur http://www.lemonde.fr/technologies/article/2012/10/08/la-revente-de-mp3-est-elle-legale_1771661_651865.html?utm_source=dlvr.it&utm_medium=twitter#xtor=RSS-3208001
DAVIS (N.), « Reselling Digital Music : Is There a Digital First Sale Doctrine ? », 29 Loy. L.A. Ent. L. Rev. 363 (2008-2009), pp. 363-373
GITTLESON (K.), « US court to rule on ReDigi’s MP3 digital music resales », BBC News, mis en ligne le 05 octobre 2012, consulté le 10 octobre 2012, disponible sur http://www.bbc.co.uk/news/technology-19842851
SISARIO (B.), « EMI Label Sues ReDigi, the Used Digital Music Store », The New York Times, mis en ligne le 06 janvier 2012, consulté le 10 octobre 2012, disponible sur http://mediadecoder.blogs.nytimes.com/2012/01/06/emi-label-sues-redigi-the-used-digital-music-store/
VANDEN HEUVEL (S.), « Fighting The First Sale Doctrine : Strategies for a Struggling Film Industry », 18 Mich. Telecom. Tech. L. Rev. 661 (2012), consulté le 12 octobre 2012, disponible sur http://mttlr.org/voleighteen/vandenheuvel.pdf