Se prononçant suite à une plainte de Free, le jugement du tribunal de commerce de Paris suscite un grand intérêt dans le secteur des télécommunications. Le tribunal est en effet amené à se prononcer sur la validité des forfaits mobiles subventionnés, pratique largement répandue chez les opérateurs français. Une invalidation de cette pratique risquerait de bouleverser durablement le marché français de la téléphonie mobile.
Le schéma économique des forfaits subventionnés est le suivant : les opérateurs subventionnent les ventes de leur téléphone en achetant d’énormes stocks de mobiles auprès des fabricants, puis les proposent avec d’importantes remises en contrepartie d’un engagement de 12 mois ou le plus souvent de 24 mois. Ce mode de distribution est renforcé par un système de point qui permet aux clients fidèles à son opérateur de bénéficier de ristournes sur le prix des mobiles. Cette pratique s’est largement généralisée. En 2011, 90 % des terminaux commercialisés en France l’ont été par le biais d’une telle subvention. Au final, ce schéma semble bénéficier tant aux consommateurs qu’aux opérateurs : les premiers pouvant s’offrir un smartphone dernier cri en limitant les couts tandis que les seconds peuvent retenir leurs clients pendant deux ans.
Une pratique constitutive de concurrence déloyale ?
En juillet 2012, Free intente une action à l’encontre de son concurrent SFR, la société requérante cherche à faire reconnaitre que la pratique du forfait subventionné serait un crédit à la consommation déguisé. Free réclame 29 millions d’euros de dommages et intérêt estimant que cette pratique tromperait le consommateur, et ce dans le but de contrer l’attractivité des offres low-cost du nouvel entrant.
Afin de démontrer la concurrence déloyale, les avocats de Free n’attaquent pas de front la pratique de la subvention de forfait mais “l’opacité volontairement entretenue sur la mécanique contractuelle”.
Selon Xavier Niel : “La pratique qui mélange le prix du service, celui du terminal et une prétendue subvention est une façon de faire du crédit à la consommation déguisé sans se soumettre aux contraintes légales, cela revient à pratiquer un taux d’usure de 300 ou 400 % que le consommateur ne voit pas”.
Il est vrai que dans le cas d’une souscription à un tel forfait, le client ne connait jamais la part du prix du mobile dans l’abonnement. Il est par ailleurs fréquent que l’abonné continue après deux ans d’engagement de payer le même abonnement alors que le terminal est déjà remboursé et que l’opérateur est largement rentré dans ses frais. En d’autres mots, le prix final payé par l’abonné peut se révéler, à la fin des deux ans, largement supérieur au prix réel du terminal et du forfait.
Cette constatation est confirmée par le Cabinet Cepheid Consulting qui a étudié le cas d’un mobile d’entrée de gamme associé à un forfait SFR. Avec un abonnement de 24 mois, à 13 euros par mois, le mobile “S by SFR 116″ est facturé 9.90 euros. Le même abonnement proposé à 10 euros par mois est associé au même terminal mais vendu 24,90 euros. Selon le cabinet, une offre proposant un financement de 15 euros sur une période de 24 mois avec une mensualité de 3 euros par mois, revient à pratiquer un taux d’intérêt de 237 %” … ce que l’on serait effectivement tenté de qualifier d’abusif.
L’argumentation en défense de SFR
La subvention ne serait pas un crédit mais un contrat. “Connaissez vous un seul banquier qui acceptera de vous prêter une somme non déterminée pendant une durée non déterminée pour un taux non déterminé ?” interroge l’avocat de la filiale de Vivendi.
La défense affirme également que la subvention à un forfait plus onéreux n’a pas pour conséquence automatique de faire payer plus cher le mobile puisque SFR offre la possibilité à ses clients de migrer vers une offre moins chère au bout de 4 mois d’abonnement.
L’opérateur oppose un dernier argument selon lequel la subvention ne pourrait avoir la nature juridique d’un crédit étant donné que les dispositions de la loi Chatel y sont pleinement applicable. Ladite loi autorise le client à résilier son abonnement avant le terme et de garder le terminal s’il paie le quart du montant restant du. Ces résiliations sont d’ailleurs nombreuses, 450 000 par an selon l’opérateur. Or, de telles dispositions ne sont aucunement applicables à un crédit. Mais pour le juge Edith Merle, “un crédit peux prendre plusieurs formes”. Pas de quoi rassurer les avocats de SFR …
Prise de position du gouvernement et débat européen
Les inquiétudes de Free semblent avoir été entendues au sein même du gouvernement. Dans une entrevue accordée au Parisien, Fleur Pellerin, ministre en charge de l’économie numérique, va dans le sens de l’argumentation de Xavier Niel : “La subvention pose des questions en terme de transparence, les consommateurs n’en connaissent pas le prix et le modèle économique. Nous avons lancé une concertation sur ce thème avec l’ensemble des acteurs, opérateurs comme consommateurs. Sur cette base, le gouvernement fera des propositions.”
L’abandon de la pratiques des forfaits subventionnés est aussi d’actualité à l’extérieur de nos frontières. Telefonica et Vodafone sont en cours de réflexion afin d’arrêter en Espagne les fortes subventions accordées jusqu’alors. L’objectif serait de remplacer cette remise par un paiement échelonné.
Ce changement de stratégie commerciale s’explique du fait de la situation financière médiocre des opérateurs européens. Pour permettre des subventions importantes, les opérateurs doivent acheter massivement des terminaux aux fabricants. Or, les téléphones mobiles étant devenus non plus uniquement des outils de communication mais des objets technologiques à part entière, le prix des smartphones enfle, rognant sur la marge bénéficiaire des opérateurs, qui s’inquiètent alors de l’impact à long terme de cette pratique sur leur finance.
De plus, les consommateurs souhaitent dans une propension de plus en plus grande changer de modèle de mobile au grès des améliorations technologiques, le modèle de l’engagement sur deux années n’est donc plus tenable par les opérateurs.
En effet, selon le cabinet d’étude Bernstein Research, les dépenses dédiées aux mobiles ont plus que doublées pour atteindre 13 milliards d’euros l’an dernier, une somme supérieure à celle consacrée à l’amélioration des réseaux. L’objectif est donc clairement de réduire les dépenses.
Les lourdes conséquences d’une interdiction éventuelle
En France, l’arrêt de ces subventions pourrait avoir plusieurs conséquences fâcheuses pour les opérateurs. Cela les priverait d’abord d’une vision à moyen terme sur leurs rentrées d’argent. Les opérateurs auraient ainsi beaucoup de mal à retenir leurs clients, ces derniers ne considérant alors plus que le prix des forfaits. En cessant de subventionner les ventes, les opérateurs pourraient également se faire court-circuiter par les fabricants. En effet les principaux fabricants mobile (Apple, Samsung … ) fabriquent également des ordinateurs ce qui pourrait aboutir à un futur “pack” ordinateur + smartphone à des prix défiant toute concurrence.
Une éventuelle condamnation de SFR mettrait l’opérateur dans une situation extrêmement délicate au moment ou il lance la 4G qui s’appuiera fortement sur ces subventions seules capables d’amortir les investissements réalisés.
SFR a d’ores et déjà prévenu qu’une condamnation créerait une distorsion de concurrence du fait que ses concurrents Boygues et Orange appliquent les même méthodes de subvention. Interrogé sur ce point, un responsable d’ SFR confie à ZDnet que cela serait “une vraie catastrophe pour la 4G et le numérique en général”, il ajoute : “Nous serions le seul pays du monde dans cette situation”.
Verdict attendu début Janvier.
Sources :
CHICHEPORTICHE (O.), “Plainte de Free contre SFR sur les subventions mobiles : le verdict repoussé à Janvier”, mis en ligne le 4 décembre 2012, consulté le 7 décembre 2012, http://www.zdnet.fr/actualites/plainte-de-free-contre-sfr-sur-les-subventions-mobiles-le-verdict-repousse-a-janvier-39785089.htm
CHICHEPORTICHE (O.), “A qui profiterait la fin des subventions sur les téléphones mobiles”, mis en ligne le 24 juillet 2012, consulté le 7 décembre 2012, http://www.zdnet.fr/actualites/a-qui-profiterait-la-fin-des-subventions-sur-les-telephones-mobiles-39774512.htm
PONCET (G.), “Free attaque SFR pour concurrence déloyale”, Le Point, mis en ligne le 18 juillet 2012, consulté le 9 décembre 2012, http://www.lepoint.fr/chroniqueurs-du-point/guerric-poncet/free-attaque-sfr-pour-concurrence-deloyale-18-07-2012-1486852_506.php