D’un côté, Caroline Fourest, journaliste et essayiste, militante féministe pour la laïcité, l’égalité et les droits de l’homme. D’un autre côté, Bernard Antony, également journaliste et essayiste mais militant politique d’extrême droite, principal représentant français des valeurs traditionnalistes, nationalistes et catholiques et président de l’AGRIF, l’Alliance Générale contre le Racisme et pour le respect de l’Identité Française et chrétienne. L’affiche est très classique : une militante de gauche contre un militant de droite, s’affrontant sur un problème de religion. Car les faits ont bien un rapport avec la religion. En effet, dans l’une de ses chroniques intitulée « Les nouveaux inquisiteurs », parue en novembre 2011 dans Le Monde, Caroline Fourest compare l’incendie des locaux du journal satirique Charlie Hebdo[1] à celui du cinéma Saint-Michel à Paris qui avait diffusé, en 1988, le film très controversé de Martin Scorsese La dernière tentation du Christ[2]. Caroline Fourest prolonge son propos en indiquant que Bernard Antony aurait « allumé la mèche » de l’incendie qui a dévasté l’Espace Saint-Michel, ses dires se matérialisant de la façon suivante :
« Les images calcinées de Charlie Hebdo en rappellent d’autres. Celles du cinéma incendié en 1988, à Saint-Michel, par des intégristes catholiques en croisade contre La Dernière Tentation du Christ, de Martin Scorsese. Un blessé à vie et une condamnation unanime. A l’exception notable de Bernard Antony, député européen du Front national, qui dit comprendre les motivations des incendiaires… Et pour cause. Il a allumé la mèche. En menaçant ceux qui diffuseront ce film de représailles.[3] »
Par l’expression « représailles », Caroline Fourest fait référence à une conférence de presse de 1988 dans laquelle Bernard Antony avait appelé à manifester contre la diffusion du film de Martin Scorsese. De ce fait, selon la journaliste, il serait indirectement responsable de l’attentat commis à l’Espace Saint-Michel qui a fait treize blessés donc quatre grièvement. Face à ces propos perçus par le président de l’AGRIF comme diffamatoires, celui-ci a déposé plainte contre Caroline Fourest pour diffamation. Dans la même foulée, le 7 novembre 2011, l’AGRIF diffuse un communiqué dans lequel il est indiqué que « contre ce film l’AGRIF avait organisé, conformément à la liberté républicaine, une manifestation de protestation sans aucun débordement[4] » et que « plus tard, un lancement de fumigènes dans la salle par des jeunes gens entraîna l’incendie. Ces derniers n’étaient pas des adhérents de l’AGRIF, ils n’avaient jamais rencontré Bernard Antony, ce que vérifièrent la police et le juge d’instruction.[5] » Le mercredi 19 décembre 2012, le Tribunal de grande instance de Toulouse relaxe Caroline Fourest de son accusation de diffamation.
Une décision surprenante aux vues des qualificatifs employés
En toute impartialité, il semble étonnant que le Tribunal de grande instance de Toulouse ait relaxé Caroline Fourest. En effet, les écrits de cette dernière mettent en accusation de façon quasi certaine Bernard Antony dans l’attentat de l’Espace Saint-Michel du 22 octobre 1988. Le fait que cet attentat se soit matérialisé par un incendie et que Caroline Fourest ait qualifié Bernard Antony d’avoir « allumé la mèche » ne laisse planer aucun doute sur les accusations portées. Il existe un lien direct avec le fait d’allumer une mèche et celui d’incendier quelque chose. On peut donc en déduire que Caroline Fourest impute directement cet attentat à Bernard Antony, certes de façon indirecte car il s’agit d’une métaphore, mais de manière certaine. L’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse indique que « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. » Ce même article ajoute que « la publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés. » Si on considère un à un les éléments punissables de ce délit de presse, on s’aperçoit rapidement que cette publication de Caroline Fourest les regroupe tous.
Si l’on envisage d’étudier point par point les dispositions de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 au regard des propos tenus par Caroline Fourest dans « Les nouveaux inquisiteurs », plusieurs choses peuvent être mises en évidence. Premièrement, cet article 29 indique que sont constitutifs d’une diffamation « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération » d’une personne. En l’espèce, Caroline Fourest reproche à Bernard Antony d’être responsable, même indirectement, de l’attentat de l’Espace Saint-Michel. Le fait pour quelqu’un de voir sa responsabilité mise en cause dans un attentat, surtout en tant qu’initiateur, peut être caractérisé comme l’imputation d’ « un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération ». Cette première condition de l’article 29 de la loi de 1881 est donc remplie. Dans un deuxième temps, il s’agit d’apprécier la façon dont cette imputation à été rendue publique. En l’espèce, ces propos ont été dévoilés dans une chronique écrite par Caroline Fourest et publiée par le journal Le Monde. L’article 29 de la loi de 1881 énonce que « la publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable […] ». La deuxième condition légale permettant de caractériser une diffamation est donc également remplie. Il s’agit à présent d’analyser le troisième et dernier volet de conditions de l’article 29. Celui-ci indique que la publication d’une telle allégation ou imputation est punissable « même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés. » En l’espèce, l’imputation de l’attentat de l’Espace Saint-Michel à Bernard Antony n’est pas formulée sous une forme dubitative : Caroline Fourest écrit qu’ « il a allumé la mèche » et non qu’ « il aurait allumé la mèche » ou encore qu’ « il aurait pu allumer la mèche ». Le temps employé par la journaliste n’est pas le conditionnel mais le présent de l’indicatif qui s’apparente ici à un présent de vérité générale. Et même si Caroline Fourest avait employé le conditionnel, l’allégation aurait été condamnable puisque l’article 29 de la loi de 1881 réprime de la même manière les propos diffamatoires formulés sous une forme dubitative. Enfin, ce même article condamne une imputation de fait(s) diffamatoire même « si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l’identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés. » Dans le cas d’espèce, il s’agit d’un écrit et la personne visée, Bernard Antony, est directement identifiable puisqu’expressément nommée dans la chronique de Caroline Fourest.
Suite à cette analyse, on peut donc se demander pourquoi le Tribunal de grande instance de Toulouse a rendu une décision relaxant Caroline Fourest du délit de diffamation sur la personne de Bernard Antony alors que tous les éléments constitutifs d’une diffamation semblent être réunis. De plus, si ce qu’indique le communiqué de l’AGRIF est exact, les personnes qui ont perpétré cet acte terroriste contre l’Espace Saint-Michel – qui ont été identifiées, poursuivies et condamnées – « n’étaient pas des adhérents de l’AGRIF » et « n’avaient jamais rencontré Bernard Antony, ce que vérifièrent la police et le juge d’instruction.[6] » Tous les éléments permettant de caractériser une diffamation de Caroline Fourest sur la personne de Bernard Antony sont réunis. La décision du tribunal semble se justifier par le fait que le récit litigieux n’est pas un article mais une chronique. C’est donc la nature de l’écrit en question qui a permis à Caroline Fourest d’être relaxée.
Une décision justifiée par la nature du récit litigieux
Il convient donc de s’interroger sur la différence entre un article et une chronique. Contrairement à l’article de presse qui, normalement, se borne à indiquer des faits sans les analyser, la chronique est un outil d’expression permettant au journaliste de développer une opinion personnelle. La chronique laisse donc théoriquement plus de liberté et une plus grande marge de manœuvre à son auteur et elle n’engage à aucun moment la responsabilité de l’organe de presse qui la publie. On se souvient par exemple du buzz médiatique qu’avait entrainé l’intervention de Franz-Olivier Giesbert, chroniqueur dans l’émission Des paroles et des actes du 12 avril 2012 sur France 2, consacrée au premier tour de l’élection présidentielle. Les propos de F.-O.G. étant très subjectifs, le présentateur de l’émission, David Pujadas, s’était empressé de rappeler le principe selon lequel les propos d’un chroniqueur n’engagent que lui-même : « nos examinateurs : leurs paroles n’engagent qu’eux-mêmes, c’est bien d’ailleurs le charme de cet exercice », avait lancé Pujadas suite à l’intervention de Giesbert. Ce qui est de convenance dans la presse audiovisuelle l’est aussi dans la presse écrite, et c’est pour cette raison que c’est Caroline Fourest et non le journal Le Monde qui a été citée devant le Tribunal de grande instance. C’est parce qu’il s’agissait d’une chronique et que cette dernière ne pouvait nullement engager la responsabilité de l’organe de presse qui l’a publiée, en l’espèce le journal Le Monde. Et c’est aussi parce que c’est une chronique que les propos tenus par son auteur seront moins sévèrement jugés. En effet, la chronique permet à son auteur de disposer de davantage de liberté d’opinion, lequel peut donc se permettre quelques « glissements ». Ce fut le cas de Franz-Olivier Giesbert, pour qui Philippe Poutou « ne connait absolument rien de ses dossiers » ou pour qui Eva Joly est « une erreur de casting absolue » ou encore pour qui Jacques Cheminade « serait bien mieux en première partie de la prochaine tournée de Nicolas Canteloup ou de Laurent Gerra ». C’est aujourd’hui le cas de Caroline Fourest pour qui Bernard Antony a « allumé la mèche » de l’attentat de l’Espace Saint-Michel. L’avocate de la journaliste, Maître Catherine Cohen Richelet a d’ailleurs rappelé le principe évoqué ci-dessus pour la défense de sa cliente, insistant bien sur le fait qu’il s’agit d’une chronique et non d’un article. Cependant, entre les propos de F.-O.G. et ceux de Caroline Fourest, ceux de cette dernière semblent d’une gravité supérieure aux vues de ce qu’ils expriment, même si son avocate martèle qu’il s’agit d’une « image ». L’avocat de Bernard Antony, Maître Pierre-Marie Bonneau, met en évidence le fait que « le droit de la presse n’autorise pas à dire tout et n’importe quoi », ajoutant que Caroline Fourest n’avait « pas la moindre preuve de ce qu’elle affirmait. » L’avocate de cette dernière répliqua que « c’est une opinion et on a le droit de le dire, sans donner de preuves » et que Bernard Antony pouvait être considéré comme « responsable moral, en tenant certains propos, de ce que des jeunes [ceux qui ont perpétré l’incendie de l’Espace Saint-Michel] ont fait. »
Il semble réellement que le dénouement de cette affaire en faveur de Caroline Fourest vient du fait que l’écrit litigieux qu’elle a produit faisait parti d’un espace précis du journal Le Monde dénommé « Chronique “Sans détour” », ce qui lui a valu de disposer d’une liberté d’opinion plus élargie. Il n’a pas encore été indiqué si Bernard Antony et son avocat allaient faire appel de cette décision, à suivre. Dans tous les cas, ce qu’il faut retenir de cette affaire, c’est que la liberté d’opinion au sein d’un organe de presse, qu’il soit de presse écrite ou audiovisuelle, dépend de façon assez subtile du genre littéraire mis en œuvre pour la rédaction d’un écrit. Quand beaucoup confondent chronique et article, la justice française n’opère pas le jeu des synonymies. Bien sûr, il s’agit d’une décision de première instance qui n’a pas particulièrement de poids au niveau de la portée jurisprudentielle. Il serait intéressant de savoir ce que la Cour de cassation aurait eu à dire sur le caractère diffamatoires de tels propos. Nous le saurons peut-être dans quelques années.
Sources :
ANONYME, « Caroline Fourest gagne son procès contre Bernard Antony », lexpress.fr, mis en ligne le 20 décembre 2012, consulté le 17 janvier 2013, disponible sur : http://www.lexpress.fr/actualite/societe/justice/caroline-fourest-gagne-son-proces-contre-bernard-antony_1201530.html
ANONYME, « “Charlie Hebdo” attaqué au cocktail Molotov par des inconnus », leparisien.fr, mis en ligne le 2 novembre 2011, consulté le 17 janvier 2013, disponible sur : http://www.leparisien.fr/paris-75/charlie-hebdo-attaque-au-cocktail-molotov-par-des-inconnus-02-11-2011-1698048.php
ANONYME, « La journaliste Caroline Fourest relaxée de “diffamation” contre Bernard Antony », lexpress.fr, mis en ligne le 19 décembre 2012, consulté le 17 janvier 2013, disponible sur : http://www.lexpress.fr/actualites/1/economie/la-journaliste-caroline-fourest-relaxee-de-diffamation-contre-bernard-antony_1201237.html
COMMUNIQUE DE L’AGRIF, « Diffamation de Bernard Antony par Caroline Fourest », mis en ligne le 7 novembre 2011, consulté le 17 janvier 2013, disponible sur : http://bernard-antony.blogspot.fr/2011/11/lagrif-communique-diffamation-de.html
CRESPO C. pour ANTENNE 2, « Incendie cinéma Saint-Michel », Midi2, diffusé le 23 octobre 1988 sur Antenne 2, mis en ligne le 7 mai 2009, consulté le 17 janvier 2013, disponible sur : http://www.ina.fr/art-et-culture/cinema/video/CAB88040802/incendie-cinema.fr.html
FOUREST C., « Les nouveaux inquisiteur », lemonde.fr, mis en ligne le 4 novembre 2011, consulté le 17 janvier 2013, disponible sur : http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/11/04/les-nouveaux-inquisiteurs_1598994_3232.html
FRANCE 2, Des paroles et des actes, émission consacrée au premier tour de l’élection présidentielle de 2012, présentée par David Pujadas, diffusée le 12 avril 2012 sur France 2.
[1] Dans la nuit du 1er au 2 novembre 2011, les locaux du journal satirique Charlie Hebdo ont été incendiés. Cet acte fait suite à la parution d’un numéro spécial de l’hebdomadaire intitulé Charia Hebdo qui plus est représentait en couverture une caricature du Prophète Mahomet. Pour en savoir plus, voir l’article suivant : ANONYME, « “Charlie Hebdo” attaqué au cocktail Molotov par des inconnus », leparisien.fr, mis en ligne le 2 novembre 2011, consulté le 17 janvier 2013, disponible sur : http://www.leparisien.fr/paris-75/charlie-hebdo-attaque-au-cocktail-molotov-par-des-inconnus-02-11-2011-1698048.php
[2] Le soir du 22 octobre 1988, aux alentours de 22h00, un feu s’est déclaré à l’Espace Saint-Michel, cinéma parisien projetant le film controversé de Martin Scorsese La dernière tentation du Christ. D’après l’enquête, il s’agit d’un incendie criminel perpétré par un groupe d’intégristes catholiques pour protester contre la diffusion de ce film. Pour en savoir plus, voir l’archive audiovisuelle suivante : CRESPO C. pour ANTENNE 2, « Incendie cinéma Saint-Michel », Midi2, diffusé le 23 octobre 1988 sur Antenne 2, mis en ligne le 7 mai 2009, consulté le 17 janvier 2013, disponible sur : http://www.ina.fr/art-et-culture/cinema/video/CAB88040802/incendie-cinema.fr.html
[3] FOUREST C., « Les nouveaux inquisiteurs », lemonde.fr, mis en ligne le 4 novembre 2011, consulté le 17 décembre 2013, disponible sur : http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/11/04/les-nouveaux-inquisiteurs_1598994_3232.html
[4] COMMUNIQUE DE L’AGRIF, « Diffamation de Bernard Antony par Caroline Fourest », mis en ligne le 7 novembre 2011, consulté le 17 janvier 2013, disponible sur : http://bernard-antony.blogspot.fr/2011/11/lagrif-communique-diffamation-de.html
[5] Ibid.
[6] Ibid.