La chaîne privée Canal+ a annoncé mardi 12 novembre la signature d’un partenariat avec YouTube, la plate-forme internet de vidéos de Google. La créatrice du marché de la télévision payante en France semble à présent chercher à se diversifier.
A partir du mois de décembre, le groupe Canal+ lancera une vingtaine de chaînes gratuites sur YouTube, dérivées des programmes de ses chaînes traditionnelles D8, D17 et i-Télé. Canal+ en déterminera le nombre et en assurera l’animation éditoriale, à l’image du Palmashow, une émission de la chaîne D8 (groupe Canal+) déjà disponible sur YouTube. Certaines porteront des noms comme « Groland », « Les Guignols », « Le Before », « Le Grand Journal » ou encore « Le Petit Journal » et reprendront logiquement le contenu diffusé en clair sur la chaîne, mais aussi sur le site de Canal+. Il y aura aussi des chaînes thématiques autour notamment du cinéma, des séries, de la musique ou des cultures urbaines. Il ne s’agit pas de diffuser des programmes intégralement. Ces chaînes YouTube auront essentiellement des contenus courts « au potentiel viral important » d’après Fabienne Fourquet, directrice des nouveaux contenus de Canal+. Elles contiendront donc « des bandes d’annonces de films, des interviews d’acteurs de séries ou bien certaines pastilles » déjà diffusées sur les sites Internet de Canal+. Ces chaînes pourront aussi servir à tester le succès ou non de films ou de séries en avant-première par la diffusion d’extraits. Ce qui importe est que leurs contenus soient beaucoup regardés, fassent « le buzz » tout comme les programmes courts « Conasse », « Casting(s) et les « Tutos ».
Afin de promouvoir les nouveaux talents de la télévision et du net, Canal+ va également lancer la chaîne « Canal Factory » sur YouTube. Elle permettra de tester les jeunes talents repérés par ses équipes et destinés, pour certains, à venir renouveler les visages à l’antenne. « Canal Factory » sera un nouveau modèle industriel de développement de talents, d’après Rodolphe Belmer, ces derniers seront produits d’abord sur YouTube et accèderont à l’antenne en cas de succès.
Concernant leur publicité et leur commercialisation, elles seront assurées par la régie publicitaire de Canal+.
Un accord justifié par le poids d’internet et ses nouveaux modes de consommation
Jusqu’à présent, seules quelques chaînes françaises comme Euronews, M6 et France Télévisions avaient une chaîne unique sur YouTube. Canal+, comme la plupart de ses concurrents, diffusait ses contenus sur le web uniquement sur son propre site internet avec un visionnage en direct ou en rattrapage, mis à part un partenariat avec Dailymotion en octobre dernier pour diffuser des programmes, mais au Canada. Les rapports entre Canal+ et Youtube se limitaient, pour Canal+, à faire retirer les vidéos piratées de ses programmes au site de vidéos de Google. Pour la chaîne cryptée, internet n’était qu’un espace de déclinaison de son offre télévisuelle. L’accord signé avec YouTube est donc une première entre les deux entreprises, un partenariat avec « l’ennemi d’hier » qui a été décidé pour plusieurs raisons.
Avec l’accès de tous à internet et la multiplication des écrans, la « culture numérique » remplace les pratiques culturelles « traditionnelles ». Le web est aujourd’hui l’un des principaux vecteurs de diffusion, si ce n’est le principal, et Rodolphe Belmer, le directeur général du groupe Canal+ en a conscience. Pour lui, « l’Internet ouvert est en train de devenir un média à part entière ». « Canal+ à la demande, que ses contenus soient regardés sur les offres replay des box ADSL ou sur les sites de la chaîne, représente plus de 10 millions de vidéos vues par mois » a précisé le groupe. Sur France Inter, Philippe Lefébure précisait même que l’émission de Mouloud Achour, « Clique », consacrée à l’actualité internet, connaissait une mauvaise audience sur Canal, mais de meilleurs chiffres en replay. Face au succès des émissions de Canal+ sur le web, le choix de créer des chaînes sur internet semble évident.
D’après Rodolphe Belmer, internet « a son propre mode de consommation, de production et de monétisation. Il faut l’appréhender comme tel, en lançant des expressions uniquement destinées à ce monde ouvert ». La chaîne a donc voulu adapter ses offres aux nouveaux modes de consommation sur internet. Il s’agit de temps de consultation plus courts et de la montée en puissance des terminaux mobiles, qui représentent aujourd’hui 40 % des accès à YouTube. Toutes ces évolutions expliquent l’intérêt croissant de Canal+ pour le web.
Concernant le choix de la plateforme de vidéo sur laquelle lancer ses chaînes, le Choix de Canal+ parait évident. YouTube est la première plateforme de vidéo au monde, accueille un milliard de visiteurs par mois dans le monde et environ 28 millions en France, elle a donc une audience massive. La plateforme devient de plus en plus incontournable pour les chaînes de télévision, selon Rodolphe Belmer, « on ne peut pas avoir une stratégie qui s’en exonère ». La plate-forme ambitionne de devenir le lieu central d’accès aux contenus fragmentés issus de la télévision, que les utilisateurs y accèdent depuis un ordinateur, une tablette, un téléphone ou un téléviseur connecté à internet. Dans certains pays, comme l’Inde ou la Russie, YouTube parvient même à s’imposer comme un diffuseur de contenus cinématographiques. Il semble donc naturel que Canal+ se soit tourné vers YouTube pour lancer ses chaînes. Pour la chaîne cryptée, opérer un revirement de stratégie web à travers cet accord est une nécessité, d’autant plus que ce dernier comporte de nombreux avantages pour les deux partenaires.
Canal+ va pouvoir profiter de l’audience massive de la première plateforme mondiale de vidéos. « Un programme de Canal+ pourra être vu par un internaute au hasard, alors qu’avant il devait faire la démarche d’aller chercher la vidéo sur le site de la chaîne », précise Philippe Bailly, fondateur du cabinet d’analyse NPA Conseil. Sur internet, les émissions en clair de Canal+ ainsi que les programmes de D8, D17 et i-Télé deviendront plus visibles, ce qui attirera de nouveaux téléspectateurs. Cet accord permettra à la chaîne de « toucher le plus largement possible tous ceux qui aiment ses programmes, notamment parmi les plus jeunes » selon Fabienne Fourquet, directrice des nouveaux contenus du groupe Canal+. La chaîne pourra donc intéresser un public qui consomme de plus en plus de vidéos sur Internet et de moins en moins à la télévision en direct, les jeunes. Canal+ reprendra la maîtrise de ses contenus qui se retrouvaient auparavant piratés sur Youtube sans que la chaine ne le souhaite, en investissant directement YouTube. La chaîne entend également profiter à plein du Web comme espace d’inspiration et d’alimentation de son antenne.
YouTube va pouvoir profiter du prestige de la chaîne cryptée et engranger des revenus supplémentaires. Cet accord lui permettra de développer ses « contenus professionnels », ce qu’il souhaitait. Ainsi il contiendra des programmes conçus au départ pour la télé, ce qui contribuera au rayonnement de la culture audiovisuelle française. En effet, « cet accord donne accès à nos utilisateurs à des contenus très forts et renforce notre position dans la délinéarisation des contenus de télévision », se félicite Christophe Muller, directeur des partenariats YouTube pour l’Europe du Sud et de l’Est, le Moyen-Orient et l’Afrique. La plateforme pourra se diversifier en étant moins centrée sur la seule publicité grâce à ses nouveaux contenus. Cette mise en ligne permettra aussi aux internautes de revoir leurs émissions préférées sur le long terme.
Enfin, ce partenariat est en accord avec certains objectifs de la coordination européenne, notamment la prise en compte de l’évolution technologique, l’émergence de nouveaux médias audiovisuels et la préservation de la diversité culturelle. En effet, internet est un espace de diversité culturelle car il est ouvert, flexible dans son utilisation, accessible à tous et tire parti de l’intelligence collective. Cet écosystème ouvre de nombreuses opportunités de développement de nouveaux services, souvent par de tout nouveaux acteurs.
Déjà producteur de contenus pour le cinéma et la télévision, Canal+ va élargir son métier à la production de contenus pour le Web. Cet accord est finalement une bonne chose pour les deux parties, le souhait de Youtube étant d’héberger de plus en plus d’acteurs de la télévision et la chaîne cryptée de s’immerger sur internet. Ce nouvel accord entre une chaîne de télévision et YouTube prouve, une fois de plus, que les habitudes des consommateurs évoluent très rapidement. Chacun voulant voir et revoir ses programmes préférés quand il le souhaite sur tous types de supports. Ce partenariat se vit comme une petite révolution au sein du groupe Canal+ car il va permettre de prendre un nouveau départ sur le Net, où se joue l’avenir des chaînes de télévision.
Il convient à présent de se questionner sur le régime juridique applicable à ces vidéos de Canal+ sur YouTube.
Vers une application distributive des régimes juridiques pour YouTube
Est considéré comme service de médias audiovisuels à la demande (SMAD) tout service de communication au public par voie électronique permettant le visionnage de programmes au moment choisi par l’utilisateur et sur sa demande, à partir d’un catalogue de programmes dont la sélection et l’organisation sont contrôlées par l’éditeur de ce service. Le régime juridique applicable aux vidéos mises en ligne sur le site de Canal+ est donc celui de la directive européenne « Services de Médias Audiovisuels » (SMA), adoptée le 11 décembre 2007. Elle fut transposée en droit interne par la loi du 5 mars 2009 relative à la communication audiovisuelle et au service public de la télévision. La directive SMA établit un cadre modernisé pour l’ensemble des contenus audiovisuels en tenant compte des évolutions technologiques et des modifications de la structure du marché de l’audiovisuel. Elle redéfinit les services de médias audiovisuels, indépendamment de la technologie et de la plateforme de distribution et de diffusion. Selon cette définition, un service de média audiovisuel doit être entendu comme un service relevant de la responsabilité éditoriale d’un fournisseur de services de médias, ayant pour objet principal la fourniture de programmes dans le but d’informer, de divertir ou d’éduquer le grand public et mis à disposition via des réseaux de communications électroniques. La directive couvre donc tous les services de médias audiovisuels mais opère, au sein de cette catégorie une distinction entre les services linéaires et les services non linéaires. En effet, elle différencie le visionnage simultané de programmes sur la base d’une grille de programmes, que les spectateurs reçoivent passivement (service linéaire) comme la télévision classique, du visionnage de programmes au moment choisi par l’utilisateur et sur demande individuelle (service non linéaire) comme les SMAD.
Concernant YouTube, la loi applicable à la plateforme de vidéos est la loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN). La loi du 5 mars 2009 exclut du champ de la directive SMA, les services « consistant à fournir ou à diffuser du contenu audiovisuel créé par des utilisateurs privés à des fins de partage et d’échanges au sein de communautés d’intérêt ». Cependant, il y a sur YouTube des services qui relèvent du cadre de la communication audiovisuelle, donc de la directive SMA et des services relevant de la communication au public en ligne et notamment de la LCEN. En effet, la plateforme de vidéos offre aux internautes un espace d’expression dont les contenus sont créés par des utilisateurs privés, mais des éditeurs peuvent également y rendre directement accessibles certains contenus vidéos. Grâce à cet accord entre Canal+ et YouTube, la plateforme diffusera aussi des contenus professionnels et des programmes conçus au départ pour la télévision. Le régime juridique applicable aux vidéos de Canal+ étant celui de la directive SMA et celui applicable à YouTube étant la LCEN, il convient de se demander quel régime juridique sera applicable aux vidéos de la chaîne cryptée sur YouTube.
La transposition de la directive SMA par la loi du 5 mars 2009 précise qu’une «offre composée de services de médias audiovisuels à la demande et d’autres services ne relevant pas de la communication audiovisuelle ne se trouve soumise à la présente loi qu’au titre de cette première partie de l’offre». Cela pose ainsi le principe d’une application distributive du régime juridique pour YouTube. Comme nous venons de le voir, la plateforme de vidéos propose à la fois une offre relevant de la qualification de SMAD et une offre ne relevant pas de cette qualification, comme l’hébergement de contenus fournis par les utilisateurs. Seule l’offre relevant de la qualification de SMAD devra se soumettre au régime des SMAD. Les vidéos de Canal+ sur YouTube étant des SMAD, elles seront soumises au régime de la loi du 5 mars 2009.
Le cadre juridique français de régulation des SMAD est défini par la loi du 5 mars 2009. Elle introduit la nouvelle catégorie des SMAD dans la loi du 30 septembre 1986 au sein des services de communication audiovisuelle et précise les dispositions de la loi du 30 septembre 1986 qui s’appliquent désormais à eux, voire à l’ensemble de la communication audiovisuelle. Certaines règles seront donc applicables aux vidéos de Canal+ sur YouTube, qu’elles soient communes à l’ensemble des services de médias audiovisuels ou spécifiques aux SMAD. Toutes ces règles servent entre autre à lutter contre les discriminations, favoriser la cohésion sociale, protéger l’enfance et l’adolescence, inciter à la promotion d’œuvres européennes (quotas), inciter à l’emploi de la langue française et lutter contre la publicité clandestine. Les SMAD sont aussi soumis à des redevances et des grilles horaires de diffusion et à la régulation du CSA. Cela pourrait poser des problèmes, notamment concernant la détermination de la contribution au développement de la production d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles. Le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) étant l’organe de régulation des SMAD, ce partenariat entre Canal+ et YouTube pourrait lui permettre d’étendre ses compétences. Le CSA compte superviser les contenus sur le net, le rapport Lescure a pour ambition que le CSA soit juge des engagements de tous les acteurs en ligne au profit de l’exception culturelle. Pour légitimer la future régulation des contenus en ligne par le CSA, son président Olivier Schrameck a même indiqué qu’internet est « à l’intérieur des frontières de l’audiovisuel » et qu’il « n’y a pas l’audiovisuel d’un côté et le numérique de l’autre, il y a les flux croisés mêlés d’un ensemble concentré, globalisé, mais qui doit rester globalisé ». Le CSA pourra donc réguler les vidéos de Canal+ sur YouTube.
La diffusion de production audiovisuelle va connaître encore de multiples évolutions, il est possible, qu’à terme nous ne fassions plus la différence entre une télévision, un ordinateur, une tablette ou un smartphone. YouTube, en France pourrait donc, à l’avenir, être soumis au régime de la loi du 5 mars 2009, il devrait par exemple mettre en avant des vidéos françaises ou européennes sur sa page d’accueil.
Sources :
- DELCAMBRE (A.), « Canal+ va lancer une vingtaine de chaînes sur Youtube », http://www.lemonde.fr/, publié le 12/11/2013, consulté le 12/11/2013.
Consultable sur
- SCHMITT (F.), « Canal+ débarque en force sur YouTube », http://www.lesechos.fr/, publié le 12/11/2013, consulté le 12/11/2013.
Consultable sur
- COMMISSION EUROPÉENNE, « Directive sur les Services de médias audiovisuels (SMA) », http://ec.europa.eu/, consulté le 12/11/2013.
Consultable sur
http://ec.europa.eu/avpolicy/reg/tvwf/index_fr.htm
- CSA, « Services de médias audiovisuels à la demande (SMAD) », http://www.csa.fr/, consulté le 12/11/2013.
Consultable sur
http://www.csa.fr/Services-interactifs/Services-de-medias-audiovisuels-a-la-demande-SMAD