Alors qu’en matière audiovisuelle, la télévision et la radio sont surveillées par le CSA en vertu de la loi du 30 septembre 1986 notamment en cas de propos injurieux ou diffamatoires, en ce qui concerne la presse, la loi du 29 juillet 1881 ne prévoit aucune autorité permettant de contrôler de tels propos.
La polémique, concernant les injures raciales faisant la une de l’hebdomadaire Minute en l’encontre de la garde des sceaux, pose de nouveau la question sur la liberté d’expression par voie de presse.
Le mardi 12 novembre 2013, veille d’une telle publication dans les kiosques, le premier ministre a saisi le procureur de la république de Paris, en application de l’article 40 du code de procédure civile, concernant le titre de la une de l’hebdomadaire « maligne comme un singe, Taubira retrouve la banane » afin de « porter ces faits susceptibles de constituer l’infraction pénale d’injure publique à caractère racial » et ainsi procéder à l’ouverture d’une enquête.
Pour comprendre le sens de la une de Minute du 13 novembre, il faut revenir quelques semaines en arrière.
Après avoir été comparé à un singe sur la page Facebook d’une ex militante du front national, Le 25 octobre dernier lors d’une manifestation où était présente Christiane Taubira, une petite fille a brandit une peau de banane en s’écriant : « la guenon, mange ta banane », un geste involontaire qui a remis le feu au poudre. Par ailleurs, le 1 er novembre, un chroniqueur de France Inter, François Morel a réagi en insultant la petite fille, ce qui a immédiatement choqué les parents. Le journaliste est tout de même revenu sur ses propos, deux semaines plus tard, et a présenté des excuses à la jeune fille. Parallèlement, les parents ont condamné les injures de leur fille et se sont excusés à leur tour auprès de la garde des Sceaux.
Le racisme : une inquiétude juridique, entre réactions et silence.
La une du journal a suscité de nombreuses réactions et indigné beaucoup de personnes de la classe politique mais également, des associations, des syndicats et des célébrités touchées par l’affaire.
La publication de la couverture sur le site internet du journal a aussitôt déclenché une vague de critiques dans les rangs du Parti socialiste. Le porte-parole des députés socialistes, Thierry Mandon, a appelé à « porter plainte sans délai » dans l’espoir d’obtenir une suspension des ventes. Harlem Désir, premier secrétaire du PS, s’est dit, via un tweet « révolté par l’ignoble une de Minute ». Il appelle à la saisie du numéro.
Xavier Bertrand, député UMP « condamne fermement la politique de madame Taubira, mais je condamne encore plus fermement les attaques indignes, odieuses dont elle a été l’objet, et dont elle est l’objet aujourd’hui dans une certaine presse, si je peux m’exprimer ainsi». Qualifiant la une «d’infâme», il a ajouté: «S’il est possible de bloquer (la parution), que ce soit fait, et d’autre part, que les sanctions soient prises. Bien évidemment, la France est un État de droit, il y a la liberté d’expression, liberté de la presse, il y a des limites aussi à cela. Et la limite, c’est pour moi le respect. Et le respect, bien évidemment, il n’existe pas dans un cas comme celui-ci».
Pour Ségolène Royale, cette dernière aurait préféré que le journal soit saisi, pour éviter qu’il fasse du business. L’ex garde des Sceaux, Rachida Dati, Michel Sapin, ministre du travail, la ministre des sports, ou bien encore Alain Jupé ont tous apporté leur soutient à Christiane Taubira et exigé une réponse pénale pour que les lois de la République et les valeurs fondamentales soient respectées.
Même des syndicats, celui de la magistrature ou bien encore la CFDT ont exprimé leur position en condamnant de tels propos racistes.
Jean-Marc Ayrault avait annoncé qu’il étudierait «les moyens juridiques qui permettent de faire condamner ces attaques » Il s’est exprimé, depuis l’Assemblée nationale et a indiqué que «le racisme n’est pas une opinion mais un délit puni des lois de la République…La une de Minute, ce n’est pas une information, c’est une infraction». Manuel Valls a précisé étudier avec la Garde des Sceaux et la ministre de la Culture et de la communication, Aurélie Filippetti, les moyens d’empêcher la diffusion de ce «magazine qui attaque ce qu’il y a de plus profond non seulement de la République mais aussi de notre pays». Elle ajoute également que «la liberté de la presse ce n’est pas l’injure. Ce n’est pas dire n’importe quoi». La Ministre de la Culture et de la Communication a indiqué pour finir: «Nous défendons la liberté de la presse, mais nous ne confondons pas les journalistes avec ceux qui ne font qu’exprimer sur la voie publique des expressions que nous n’aurions plus voulu voir».
L’Union des étudiants juifs de France (UEJF) appuie également le premier ministre dans son action afin d’ouvrir des poursuites « Dans un climat où les messages racistes ne cessent de se répandre, comment accepter que des milliers de kiosques diffusent cette ‘une’ abjecte ? » a déclare ainsi son président Jonathan Hayoun dans un communiqué. « Il est urgent de mettre fin à cette recrudescence des propos haineux. La pénalisation de cette publication est une étape cruciale » ajoute-t-il.
De son côté, l’association SOS Racisme a qualifié la une du journal « d’absolument intolérable et abjecte ».
Tous deux ont décidé de porter plainte. Celle-ci sera déposée prochainement devant le TGI de Paris.
Malgré une vive réaction, Christiane Taubira n’a souhaité engager aucune action en justice, considérant que « ce serait faire augmenter les ventes de 10% ». En effet, pimenter cette polémique ne serait bénéfique qu’à l’hebdomadaire. Mais quels moyens concrets la ministre dispose-t-elle ? Quelles en sont les issues juridiques possibles ?
Minute plus « malin » que Taubira.
La ministre de la Justice exclut encore à cette heure de porter plainte contre l’hebdomadaire Minute. Cependant, elle en a néanmoins la possibilité.
Dans le cadre de l’enquête ouverte par le ministère public pour injure publique à caractère racial et afin de préserver les valeurs de la société, Christiane Taubira aurait pu se constituer partie civile ou bien engager une procédure pénale.
En ce qui concerne l’interdiction ou le retrait du journal paru dans les kiosques le 13 novembre, sur le fondement de l’article 809 du code civil, une action civile en référé aurait pu être exercée. Mais là encore, bien que la condition de l’urgence puisse être facilement constatée en raison du caractère raciste et injurieux dénigrant la dignité de la ministre, cette action peut être engagée si et seulement si Christiane Taubira, en qualité de victime, engage personnellement une action. Ainsi, le dépôt de plainte de l’association SOS raciste n’est pas recevable en référé même si cette dernière dispose de la qualité et de l’intérêt à agir au vu des intérêts moraux de la société. En effet, depuis un arrêt du 18 septembre 2008, la Cour de Cassation permet aux associations d’agir en justice pour la défense des intérêts collectifs qui entrent dans leur objet social sans avoir à justifier d’un agrément légal et alors même que leur statut ne prévoit pas dans l’objet social la défense de l’intérêt collectif. Selon Patrick Klugman, l’avocat de l’association SOS Racisme « cette affaire ne concerne pas Christiane Taubira, elle est ciblée parce que c’est une personnalité politique. Mais au-delà de Christiane Taubira, chaque personne de couleur noire peut se sentir visée. Nous aurons un débat jusqu’au bout pour faire condamner ces propos intolérables ».
Par ailleurs, certes le fait d’engager des poursuites permettrait au journal d’obtenir une plus grande notoriété. Cependant, il semble difficile pour la ministre, même si elle en a juridiquement la possibilité, d’agir personnellement, estime Emmanuel Derieux, spécialiste en droit des médias « si elle en juridiquement la possibilité, politiquement et médiatiquement, cela est plus délicat. Il est difficile pour une garde des Sceaux d’engager une action en justice même si les juges contrairement au parquet sont indépendants… »
Enfin, l’interdiction d’une publication ou le retrait d’un journal a peu souvent été ordonné en référé. En effet, il est rare que les juges donnent raison aux plaignants en vertu de la protection de la liberté de la presse et préfèrent infliger des condamnations pénales. Si Christiane Taubira saisissait le juge des référés et que celui-ci lui donnait raison, l’efficacité de cette mesure n’en serait pas moins limitée. Pour Emmanuel Derieux « Editeur et distributeur doivent faire l’effort de retirer l’hebdomadaire, mais il est difficile de relayer auprès de tous les kiosquiers la procédure de référé interdisant la vente, sans parler des abonnés qui eux, ont déjà reçu le numéro incriminé »
Pour toutes ces raisons, à l’heure d’aujourd’hui, la voie de l’urgence semble compromise et être laissée de coté par la ministre.
L’enquête préliminaire ouverte par le parquet de Paris peut donc déboucher sur un classement sans suite ou la saisine d’un tribunal correctionnel, voire d’un juge d’instruction.
Dans ce deuxième cas de figure, un procès pénal pourrait avoir lieu dans plusieurs mois et Minute encourrait alors des sanctions, fonctions de la qualification des faits retenue.
Mais, l’hebdomadaire s’est bien préparé à une telle situation, et la responsabilité du journal semble difficile à engager.
Certes, Les articles 32 et 33 de la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 condamnent très clairement propos racistes, injures ou diffamation « envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. »
De plus, la loi Gayssot de 1990, qui rappelle en partie les termes de la loi contre le racisme de 1972, est venue renforcer ces dispositions. L’article 24 bis réprime « tout acte raciste, antisémite ou xénophobe » et prévoit un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende pour ceux qui l’enfreignent.
A noter qu’il existe une commission de la carte de presse, qui, chaque année, planche sur les renouvellements et les nouvelles demandes du précieux sésame. Elle n’a pas vocation à sanctionner ou interdire telle ou telle publication, mais peut refuser l’octroi de la carte d’identité des journalistes quand elle l’estime nécessaire. Concernant cette affaire, la commission n’a pas souhaité préciser si les journalistes de Minute étaient titulaires de la carte, évoquant le « secret professionnel ». Par ailleurs, la charte des journalistes n’a aucune valeur probatoire.
Il existe au sein de notre droit, prévu par la loi de 1881 et inséré dans le code pénal, des textes qui pourraient incriminer de tels propos, mais l’intention du journal de vouloir porter atteinte à Christiane Taubira semblerait faire défaut. Minute avait-il l’intention de nuire à la ministre ?
Tout est donc question d’intention. Le journal accole deux expressions qui peuvent être prises au sens figuré, à un niveau humoristique le juge devra apprécier la véritable intention de l’auteur. Et en s’appuyant sur le contexte, tout à fait particulier, il peut considérer que la comparaison est faite au sens propre.
Les expressions « Malin comme un singe » et « avoir la banane » ne sont pas, sorties de leur contexte, des expressions racistes à proprement parlé. Mais accolées l’une à l’autre, sur le visage d’une personnalité de couleur noire, visée depuis plusieurs semaines par des injures racistes, cela laisse peu de place au doute.
En jouant avec les mots, l’hebdomadaire souhaitait manifestement faire en sorte que l’injure raciale ne soit pas constituée en droit. La question que tous le monde se pose et se posera en cas d’affaires similaires, c’est de savoir si on aurait pu écrire la même chose sur un autre individu et plus précisément sur un autre ministre de couleur blanche. La réponse est assez évidente. Il n’y aurait eu aucun intérêt à le faire. Cependant, et de manière générale, lorsqu’une injure est à l’origine d’une atteinte à la dignité de la personne, le droit à l’humour ne l’emporte pas sur des propos racistes. Pourtant, le journal semble être à l’abri d’une condamnation.
Pour Richard Malka, avocat spécialiste du droit de la presse « Ce titre de une a été choisi pour éviter une condamnation. Les choses sont compliquées car les phrases en elles-mêmes sont anodines. Elles font partie du langage courant. La charge ne se comprend qu’avec le contexte, et c’est le contexte qui fait que le message est horrible. » D’autre part, estime celui qui a notamment défendu Charlie Hebdo dans l’affaire des caricatures de Mahomet, « cette attaque ne porte que sur Taubira. Il ne s’agit donc pas de diffamation raciale ni d’incitation à la haine. » Selon lui, la meilleure réplique pour la ministre, c’est “l’indifférence et le mépris”, ce qui est fait pour l’instant.
Du point de vue de Minute, le journal ne semble pas être inquiet par de probables condamnations « Nous assumons cette Une, c’est satirique, personne ne s’offusque des Unes de Charlie Hebdo». De plus, le journal ajoute que les deux expressions font parties de la vie courante, sont à prendre indépendamment et ne font pas références à un contexte antérieur.
Avant de s’attaquer à tels propos, l’hebdomadaire a bien évidemment analysé les risques encourus. Mais, tant que les juges affirmeront et réaffirmeront une liberté d’expression au détriment de la reconnaissance de principes fondamentaux, la presse en France, dans sa liberté, n’encourt aucun danger. Ainsi, les entreprises de presse n’hésiteront pas à aller loin dans leur titre quitte à choquer l’opinion pour vendre des exemplaires ou même faire parler d’eux. Un compromis à trouver est indispensable entre les intérêts économiques de l’un et les intérêts moraux, démocratiques de l’autre pour éviter de telles atteintes. Seule une modification de la loi sur l’interdiction ou la procédure de retrait d’une publication peut conduire à régler ces problèmes.
Personne aujourd’hui ne peut connaitre l’issue de ce procès. Si la justice donne raison au Premier ministre, cela aboutirait essentiellement à une amende car l’idée d’une peine de prison reste, même si elle est prévue par les textes, utopique. Le pouvoir souverain du juge, dans ce contexte là, sera primordial plus que jamais. Ce sera à lui de décider s’il y a incitation à la haine raciale à l’égard d’une personne en raison de sa couleur et de son origine ou si les éléments constitutifs du délit ne sont pas réunis et si cela relève de la liberté d’expression. Le juge sera alors confronté à une double problématique. La première sera de savoir si les injures visent personnellement Christiane Taubira ou vont à l’encontre de la communauté noire de façon plus générale permettant de faire droit à diverses associations luttant contre les discriminations, le respect à la dignité ou l’incitation à la haine. Une fois la qualification retenue, un deuxième problème se pose. Il s’agira alors de savoir si la liberté d’expression prime sur des principes fondamentaux liés au racisme notamment.
Mais, compte tenu de l’émotion que cela soulève et du caractère nauséabond de la une, même s’il y a de vraies difficultés juridiques, le tribunal aurait intérêt à condamner le journal. Cependant, rien n’est fait.
La difficulté en France réside aujourd’hui dans le fait d’interdire ou retirer une publication des points de vente. Hormis la procédure de référés dans laquelle les juges donnent rarement raison aux plaignants en vertu de la protection de la liberté de la presse, le ministre de l’intérieur peut agir par ordonnance pour interdire la visibilité en kiosque de certaines publications qui porteraient atteinte à la jeunesse. En effet, en vertu de l’article 14 de la loi du 16 juillet 1949, le ministère de l’Intérieur a le droit, sans passer par la voie judiciaire, d’interdire «l’exposition à la vue du public en quelque lieu que ce soit, et notamment à l’intérieur et à l’extérieur des magasins ou des kiosques» de toute publication présentant un danger pour la jeunesse «en raison de contenus à caractère pornographique ou susceptibles d’inciter au crime ou à la violence, à la discrimination ou à la haine contre une personne déterminée ou un groupe de personnes, aux atteintes à la dignité humaine, à l’usage, à la détention ou au trafic de stupéfiants ou de substances psychotropes ». Mais, aujourd’hui, cet article est utilisé pour protéger la jeunesse en matière de pornographie. L’idéal serait d’élargir le champ d’application de cette loi…
Peut-on tout dire dans la presse ? Il semblerait que oui au vu de la tournure de l’affaire. Ainsi, dans un pays où le racisme est bien ancré dans les pensées, ne serait-il pas légitime de revenir sous l’ancien régime, et abolir un régime de contrôle à posteriori pour éviter qu’un jour de tels propos ne conduisent à des débordements sociaux mettant en danger l’intégrité de notre territoire et de nos citoyens.
Sources :
Le Parisien : Ayrault saisit la justice après la « Une » de « Minute »
L’EXPRESS : Une de Minute sur Taubira : quelles issues juridiques ?
Lefigaro.fr : La difficile interdiction en kiosque de Minute