Les douaniers des États-Unis pourront continuer à conserver les appareils électroniques des personnes souhaitant franchir les frontières du pays et examiner leur contenu, et ce même en l’absence de « soupçon raisonnable ». C’est ce que vient de décider une cour de l’État de New York dans une décision rendue le 31 décembre 2013 et publiée (format .pdf) sur le site de la puissante ACLU (American Civil Liberties Union).
Un étudiant souhaitait franchir la frontière située entre les États-Unis et le Canada. Après l’examen de son passeport, l’officier de la « Customs and Borders Protection » (CBP) décida d’approfondir ses recherches en demandant à l’étudiant de lui communiquer le mot de passe de son ordinateur portable dont le contenu fut examiné. Selon l’étudiant, ses autres appareils électroniques (téléphones portables, disque dur externe) furent également examinés. Certains de ses appareils, comme son ordinateur et son disque dur externe, lui furent rendus onze jours plus tard. Il soupçonna également le fait que d’autres agences que la CPB eurent accès à ses informations.
En l’espèce, outre cet étudiant, deux associations sont parties à l’instance. En effet, la National Association of Criminal Defense Lawyers (NACDL) et la National Press Photographers Association (NPPA) se sont inquiétées du fait que les appareils électroniques de leurs membres puissent être examinés. Or, ces équipements peuvent contenir des informations confidentielles placées sous un statut spécial, comme les informations bénéficiant du secret professionnel et du statut « client-avocat ». Selon ces deux associations, au moins un de leur membre a pu être soumis à une telle fouille. Ces trois plaignants contestent la pratique relative à l’examen des appareils électroniques, possible même en l’absence de « soupçon raisonnable », et estiment notamment qu’elle doit être déclarée contraire aux premier1 et quatrième2 amendements de la Constitution des États-Unis. Ils réclament également la révision des procédures permettant cette pratique sans soupçon raisonnable.
Quel cadre juridique ?
La U.S. Borders and Customs Protection estime que de telles pratiques sont « essentielles », puisque l’examen de tels appareils peuvent participer à la lutte contre le terrorisme, contre la contrebande ou contre la pornographie infantile (§ 1 de la CBP Directive). Cette pratique est même qualifiée de « cruciale » pour détecter des délits ou des crimes (§ 4 ICE Directive).
La décision rappelle que cette opération est autorisée par deux directives adoptées par le Department of Homeland Security. La première est la directive ICE Directive No. 7-6.1 (U.S. Immigration and Customs Enforcement) et la seconde est la CBP Directive No. 3340-049 (U.S. Cutomes and Borders Protection). Ces directives autorisent notamment les agents concernés à opérer des examens, des conservations et des copies des données contenues dans des appareils électroniques. Le paragraphe 5.1.2. de la CBP Directive dispose ainsi que « in the course of a border search, with or without individualized suspicion, an Officer may examine electronic devices and may review and analyse the information encountered at the border, subject to the requirements and limitations provided herein and applicable law ». L’interprétation de l’expression « appareils électroniques » est particulièrement large, puisqu’elle inclut tous les appareils pouvant contenir des informations. La directive donne ainsi comme exemple les ordinateurs, les disques-durs ou encore les téléphones mobiles. En l’espèce, de tels appareils auraient, selon le plaignant, été analysés. Or, de tels appareils contiennent très fréquemment des informations privées (photos, vidéos, articles, etc.) ou protégées par le sceau du secret professionnel.
L’examen, la rétention ou la copie des données d’un appareil électronique sont cependant encadrées, bien que ces opérations puissent être réalisées sur un autre site que le poste d’inspection installé à la frontière (§ 5.3.1 CBP Directive). Si l’examen devrait être réalisé sous la conduite d’un superviseur (« should be conducted in the present of a supervisor » – § 5.1.3 CBP Directive), la rétention d’appareils et la copie d’informations doivent être autorisées par un superviseur lorsque ces opérations sont réalisées après le départ du propriétaire (§ 5.3.1.1 CBP Directive). La décision du 31 décembre 2013 relève que la ICE Directive ne prévoit pas de telles dispositions. Des procédures particulières sont prévues pour les appareils électroniques contenant des données sensibles (données médicales, données commerciales, etc.) ou pouvant être protégées par le secret professionnel.
La nécessité d’un soupçon raisonnable ?
Les plaignants basaient notamment leur argumentation sur le fait que de telles opérations peuvent être réalisées même sans « soupçon raisonnable ». Or, la décision rendue le 31 décembre 2013 cite de nombreux extraits de jugements relatifs à cette notion. Ainsi, la décision citée United States v. Ramsey, 431 U.S. 606,619 de 1977 expose notamment que :
« Border searches… from before the adoption of the Fourth Amendment, have been considered to be “ reasonable ” by the simple fact that the person or item in question had entered into our country by outside. There has never been any additional requirement that the reasonableness of a border search depended on the existence of probable cause. This longstanding recognition that searches at our borders without probable cause and without a warrant are nonetheless “ reasonable ” has a history as old as the Fourth Amendment ». Ainsi, les fouilles à la frontière peuvent être qualifiées de « raisonnables » du simple fait de la qualité d’entrant de la personne qui en fait l’objet : de surcroît, le caractère de « raisonnable » ne dépend pas de l’existence d’une « cause probable ».
Si de nombreuses autres décisions dont l’analyse serait particulièrement intéressante sont citées, nous en retiendrons une seule : Montoya de Hernandez, 473 U.S. At 538, qui exposait notamment que « the Fourth Amendment’s balance of reasonabless is qualitatively different at the international border than in the interior. Routine searches of the persons and effects of entrants are not subject to any requirement of reasonable suspiscion, probable cause, or warrant, and first-class mail may be opened without a warrant on less than the probable cause ». Ainsi, un « soupçon raisonnable » n’est par exemple pas requis pour opérer une fouille dans les bagages d’une personne souhaitant entrer dans le territoire national. Toutefois, il est à noter que selon la décision du 31 décembre 2013, la Cour a retenu qu’un soupçon raisonnable existait en l’espèce, l’étudiant possédant, pour des raisons académiques, des photos d’organisations classées comme terroristes par les États-Unis.
Un deuxième point est soulevé par cette décision : le peu de chances de subir de telles opérations. Ainsi, à la lecture de cette décision, nous apprenons qu’en 2006, environ 1,1 million de personnes en moyenne traversaient chaque jour les frontières des États-Unis, et « qu’il y a moins d’une chance sur un million pour qu’un appareil électronique soit détenu par la CBP » (p.13 de la décision) pour les examens approfondis. Concernant les recherches rapides, il y aurait ainsi dix chances sur un million de subir cette opération (p.14). La décision note cependant que ces données ne doivent pas être confondues avec les « recherches entreprises sans soupçon raisonnable », soupçon qui a été retenu en l’espèce.
En conséquence, les arguments et prétentions des plaignants n’ont pas été accueillis favorablement : les douanes américaines peuvent donc continuer à entreprendre des recherches sur les appareils électroniques des voyageurs souhaitant franchir les frontières des États-Unis en toute quiétude.
La décision cite également l’exemple britannique, où l’examen d’appareils électroniques par les agents des douanes postés aux frontières est autorisé, y compris sans « soupçon préalable », et ce grâce aux dispositions contenues dans le « U.K. Terrow Law Schedule 7 ». Il est à noter que de telles dispositions avaient pu être utilisées pour saisir les appareils électroniques appartenant au compagnon du journaliste du Guardian à l’origine de la publication d’informations communiquées par M. Edward Snowden.
Rien à déclarer ?
SOURCES
- ANONYME, « Decision dismisses ACLU Lawsuit Challenging DHS Search Policy as Unconstitutional », www.aclu.org, mis en ligne le 31 décembre 2013, consulté le 8 janvier 2014, disponible sur <https://www.aclu.org/national-security-technology-and-liberty/court-rules-no-suspicion-needed-laptop-searches-border>
- ANONYME, « États-Unis : la douane a le droit de fouiller dans vos terminaux mobiles », www.zdnet.fr, mis en ligne le 3 janvier 2014, consulté le 8 janvier 2014, disponible sur : <http://www.zdnet.fr/actualites/etats-unis-la-douane-a-le-droit-de-fouiller-dans-vos-terminaux-mobiles-39796676.htm>
- BARRETT (D.), « David Miranda carrying password for secret files on piece of paper », www.telegraph.co.uk, mis en ligne le 30 août 2013, consulté le 8 janvier 2014, disponible sur : <http://www.telegraph.co.uk/news/uknews/crime/10276460/David-Miranda-was-carrying-password-for-secret-files-on-piece-of-paper.html>
- LAWSON (S.), adaptation GROS, « La douane américaine peut contrôler les terminaux mobiles sans se justifier », www.lemondeinformatique.fr, mis en ligne le 2 janvier 2014, consulté le 8 janvier 2014, disponible sur <http://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-la-douane-americaine-peut-controler-les-terminaux-mobiles-sans-se-justifier-56141.html>
- OEILLET (A.), « Royaume-Uni : les autorités peuvent saisir les données mobiles sans se justifier », www.clubic.com, mis en ligne le 15 juillet 2013, consulté le 8 janvier 2014, disponible sur : <http://www.clubic.com/reseau-informatique/securite-reseaux/actualite-572294-royaume-uni-autorites-saisir-donnees-mobiles-raison-apparente.html>
- WHITEHEAD (T.), « Travellers’ mobile phone data seized by police at border », www.telegraph.co.uk, mis en ligne le 13 juillet 2013, consulté le 8 janvier 2014, disponible sur <http://www.telegraph.co.uk/technology/10177765/Travellers-mobile-phone-data-seized-by-police-at-border.html>
NB : Les personnes souhaitant approfondir la problématique relative à la fouille des appareils électroniques sans soupçon préalable peuvent se reporter au travail effectué par M. Scott J. Upright : Suspicionless Border Seizures of Electronic Files : The Overextension of the Border Search Exception to the Fourth Amendment, 51 Wm & Mary L. Rev. 291, 2009, disponible à l’adresse suivante : <http://scholarship.law.wm.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1006&context=wmlr> (ficher .pdf)
1« Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre ».
2« Le droit des citoyens d’être garantis dans leur personne, leur domicile, leurs papiers et leurs effets, contre les perquisitions et saisies non motivées ne sera pas violé, et aucun mandat ne sera délivré, si ce n’est sur présomption sérieuse, corroborée par serment ou déclaration, ni sans que le mandat décrive particulièrement le lieu à perquisitionner et les personnes ou les choses à saisir ».
Les traductions des premier et quatrième amendements sont les traductions contenues dans Les grandes démocraties – Constitutions des États-Unis, de l’Allemagne, de l’Espagne et de l’Italie – Textes présentés par Ferdinand Mélin-Soucramanien, Éd. Armand Colin, 2005, 237 p.