Lors d’un reportage en Indonésie en 2011, le photographe britannique animalier David Slater s’est fait subtiliser son appareil photo par un singe qui a pris une centaine de clichés aléatoires de lui-même sous la forme de ce qu’on appelle le selfie (même si certains affirment que la qualification de selfie ne s’applique pas ici). Sur la centaine de clichés pris, certains sont particulièrement remarquables. Sur le plus célèbre d’entre eux, on voit le macaque sourire à l’appareil photo à pleine dent. A son retour, le photographe divulgue ses clichés aux médias. Le succès ne se fait pas attendre. C’est lorsque Wikipédia reprend l’un de ces clichés afin d’illustrer un article relatif au macaque à crête et qu’elle l’intègre dans le Wikimedia Commons (collection multimédia de Wikipédia contenant de nombreuses images libres de droit) que le contentieux s’élève.
La question de l’auteur de la photographie au cœur du conflit
Il convient de rappeler à titre liminaire qu’il existe un traité diplomatique qui établit les fondements de la protection internationale des œuvres. Il s’agit de la Convention de Berne signée le 9 septembre 1886. Elle permet, entre autres, à un auteur étranger de se prévaloir des droits en vigueur dans le pays où ont lieu les représentations de son œuvre. Les États-Unis ont ratifié la convention en 1989 suite à la Berne Convention Implementation Act de 1988. C’est grâce à cette convention que David Slater a pu régler son différent quant au selfie du singe aux Etats-Unis, lieu d’implantation de la société Wikipédia.
Suite à la publication de la photographie par Wikipédia, David Slater demande au site de retirer la photo litigieuse au motif qu’aucune autorisation ne lui a été demandé afin de la publier. En effet, en droit d’auteur, l’auteur d’une œuvre dispose d’un faisceau de prérogatives parmi lesquelles figurent les droits patrimoniaux qui ont pour finalité de contrôler l’exploitation économique de l’oeuvre. Plus particulièrement, c’est le droit de représentation qui a ici été mis à mal, selon le photographe, puisqu’il suppose une autorisation de l’auteur de l’oeuvre afin de représenter cette dernière.
Cependant, afin de pouvoir se prévaloir d’un tel droit, encore faut-il être l’auteur de l’oeuvre en question. L’auteur est le créateur de l’œuvre. C’est celui qui a marqué l’œuvre de sa personnalité, qui a fait un apport intellectuel. Il existe en droit une présomption de la qualité d’auteur. Ainsi, la qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui sous le nom duquel l’œuvre est divulguée. Ici, c ‘est bien David Slater qui a divulgué aux médias les autoportraits. Il est donc présumé, jusqu’à preuve du contraire, auteur de l’oeuvre. Néanmoins, puisque l’auteur est un créateur cela implique qu’il s’agit nécessairement d’une personne physique. C’est sur ce point que Wikipédia a rebondi. En effet, la société refuse de retirer le cliché et argue le fait que c’est le singe qui a appuyé sur le déclencheur de l’appareil photo et que c’est donc lui qui a pris la photo. De ce fait, il en est l’auteur. Or, c’est un animal. Ce n’est donc pas une personne physique au sens juridique du terme et il ne peut, de ce fait, pas prétendre aux droits inhérents à une œuvre.
Le cliché tombe donc, selon Wikipédia, dans le domaine public. Il est, de ce fait, librement réutilisable par tous. David Slater invoque alors la perte substantielle de revenus. En effet, le fait qu’une image soit libre de droit entraine le fait que tout à chacun est libre de la réutiliser comme il le souhaite. Or, le photographe tire ses revenus de l’exploitation de ses photographies par le biais de redevances. Si le cliché tombe dans le domaine public, il est donc réutilisable à souhait par tous sans qu’aucune autorisation ou redevance ne doivent être demandée. Un tel raisonnement prive le photographe de revenus substantiels. Il le dépouille d’un droit qu’il estime devoir lui être reconnu. En effet, il a tout de même fait le déplacement jusqu’en Indonésie, a réalisé l’installation, a trié l’ensemble des clichés etc. De plus, le matériel lui appartient. Il devrait donc se voir reconnaître la qualité d’auteur.
Victoire de Wikipédia : l’autoportrait du singe dans le domaine public
C’est le Bureau du Copyright aux Etats-Unis (U.S. Copyright Office), qui dépend de la bibliothèque du Congrès, qui a finalement tranché la bataille juridique entre le photographe et Wikipédia par un rapport de 1 222 pages. Il ajoute ainsi dans son règlement que « Le Bureau n’enregistrera pas de travaux produits par la nature, les animaux ou les plantes. » Ainsi, ces travaux appartiendront au domaine public. A la suite, le Bureau cite des exemples parmi lesquels figurent « une photo prise par un singe », en lien direct avec le litige objet du rapport, ou encore « une peinture réalisée par un éléphant ». De façon surprenante, l’U.S. Copyright Office ne s’arrête pas là et précise dans son rapport que « […] le Bureau ne peut enregistrer le travail attribué à des êtres divins ou surnaturels, bien que le Bureau puisse enregistrer un travail dans lequel ceux qui font la demande [de protection] affirment que ce travail a été inspiré par un esprit divin. » Ainsi, les œuvres supposément surnaturelles, telles que des apparition de Jésus et de la Vierge Marie, feront elles aussi partie du domaine public. Si cette décision apparaît comme surprenante, elle a le mérite de trancher définitivement la question de l’auteur du selfie en cause : c’est bien le singe qui est l’auteur du cliché mais comme ce cliché a été réalisé par un animal ce dernier tombe ainsi dans le domaine public. La décision du Bureau prendra effet en décembre 2014.
La parasitisme économique comme autre recours possible pour le photographe
Si la question a été tranché de manière claire aux Etats-Unis, le photographe ne reste pas dépourvu de tout recours. En effet, ce dernier pourra encore se retourner vers sa nation d’origine (la Grande-Bretagne) afin de faire trancher de nouveau le litige. Malgré tout, il apparaitrait plus opportun que ce dernier change de position et invoque le parasitisme économique plutôt que l’atteinte aux droits d’auteur. Le parasitisme économique se définit par la volonté d’un agent économique de se placer dans le sillage d’un autre dans le but de tirer profit de son savoir-faire ou de ses investissements. Ici, David Slater a bien réalisé des investissements importants que ce soit au niveau du matériel avec lequel le singe a prit les clichés mais également afin de se déplacer jusqu’en Indonésie pour son reportage. De plus, il est indéniable que ce dernier a réalisé un travail sur les clichés qui mérite reconnaissance. Il a en effet effectué les réglages de l’appareil, réalisé un tri entre les clichés, les a retouché, modifié etc. Ce travail ne peut pas rester sans considération. Or, Wikipédia en diffusant les clichés sans son autorisation lui a provoqué une perte substantielle de revenu et a, de plus, profité sans bourse déliée de son travail. Cependant, pour que le bien fondé de l’action soit reconnue par les juges, il devra démontrer une faute de la part de Wikipédia.
Ainsi, au travers de cette affaire originale, il ressort que la qualité d’auteur d’une œuvre n’est pas toujours automatique. En effet, si un individu apparaît comme l’auteur d’une œuvre, ce dernier peut se voir juridiquement déchu de cette qualité au profit d’un autre. Et pourtant, David Slater avait réalisé un investissement et un travail qui aurait dut entrainer cette reconnaissance. Et pourtant…
Enfin, nous pouvons nous interroger sur le futur des animaux dans notre espace juridique à l’heure où un amendement du projet de loi relatif à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures a été entériné par les députés de l’Assemblée Nationale modifiant le statut des animaux, les faisant passer du statut de “biens meubles” à celui “d’être vivants doués de sensibilité”.
Sources :
ANONYME, « Selfie de singe : les autorités américaines donnent raison à Wikipedia face à David Slater », huffingtonpost.fr, mis en ligne le 22 août 2014, consulté le 13 octobre 2014, <http://www.huffingtonpost.fr/2014/08/22/selfie-singe-autorites-americaines-wikipedia-david-slater_n_5701154.html>
DERAEDT A. «Selfie du macaque : les singes sont des photographes comme les autres», liberation.fr, mis en ligne le 7 août 2014, consulté le 13 octobre 2014, <http://www.liberation.fr/photographie/2014/08/07/selfie-du-macaque-les-singes-sont-des-photographes-comme-les-autres_1076889>
RICHÉ P. « Le photographe a perdu : le selfie d’un singe appartient au domaine public », rue89.nouvelobs.com, mis en ligne le 22 août 2014, consulté le13 octobre 2014, <http://rue89.nouvelobs.com/2014/08/22/photographe-a-perdu-selfie-dun-singe-appartient-domaine-public-254348>