La numérisation des œuvres est un phénomène qui concerne aujourd’hui des millions d’œuvres dans les collections d’archives au sein des bibliothèques, musées et institutions dans le monde. Pourtant très attendu, le projet de loi français de transposition des directives relatives à la durée de protection des droits voisins (+ 20 ans) et au statut des œuvres orphelines a fait l’objet de critiques avant même son adoption : « projet de loi tardif », « projet inadapté » ou encore « projet trop minimaliste ». Le 20 novembre 2014, le projet de loi a été adopté par l’Assemblée nationale. Il appartient maintenant au Sénat de se prononcer.
La numérisation des œuvres orphelines posait problème dès lors qu’elle était impossible à défaut d’autorisation du titulaire des droits. Un encadrement juridique est ainsi apparu opportun en vue de protéger ceux qui envisagent d’exploiter ce type d’œuvre et qui n’étaient pas rassurés en l’absence de définition d’un cadre juridique approprié.
La problématique des œuvres orphelines
Tout d’abord, il convient de souligner que cette problématique n’est pas nouvelle, même si sa médiatisation est relativement récente. Concrètement, les œuvres orphelines sont des œuvres protégées par le droit d’auteur mais qui posent difficulté. Selon le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique, une œuvre est dite orpheline « lorsqu’un ou plusieurs titulaires de droit d’auteur ou de droits voisins sur une œuvre protégée et divulguée ne peuvent être identifiés ou retrouvés malgré des recherches avérées et sérieuses ».
Selon le projet de loi français, les oeuvres qui pourront être considérées comme orphelines seront « des livres, revues, journaux, magazines ou autres écrits, des œuvres audiovisuelles et des œuvres cinématographiques ». Cette liste exhaustive est critiquée puisqu’elle exclut notamment « les photographies et écrits fixes ». Certains Etats ont fait le choix d’inclure dans leur loi de transposition ces œuvres. Cette initiative a été saluée.
Il y a quelques années, un contentieux important relatif à la numérisation d’œuvres a été très médiatisé. Ainsi, la société Google inc a été condamnée dans un jugement du 18 décembre 2009 par le Tribunal de grande instance de Paris pour contrefaçon d’œuvres protégées. La société avait numérisé et mis en ligne des ouvrages sans l’autorisation de leur auteur.
Dès lors, quel doit être le sort des œuvres orphelines ? L’enjeu était donc de poser un cadre juridique, car ces œuvres devenaient des freins importants pour la numérisation et la diffusion du patrimoine notamment européen. C’est pourquoi, l’intervention de l’UE est apparue nécessaire.
Un objectif ambitieux : l’harmonisation du marché numérique européen
La Commission Européenne et le Conseil souhaitent « encourager la conservation et l’accessibilité des données culturelles en ligne ». Le texte de référence est la directive 2012/28/EU du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines. Cette directive qui aurait du être transposée avant le 29 octobre 2014 précise les conditions d’utilisation de ces œuvres. Selon Hervé Féron, rapporteur, la transposition de la directive est essentielle car elle permet d’harmoniser les différentes législations européennes et d’évoluer vers un régime plus juste.
Les bénéficiaires de ce projet de loi seront : les bibliothèques, les établissements d’enseignement, les musées accessibles au public, les archives, les institutions dépositaires du patrimoine cinématographique ou sonore et les organismes de radiodiffusion de service public. Le but qui doit être poursuivi est la numérisation et la mise en ligne du patrimoine culturel dans un but non commercial. En outre, il est prévu que si un ayant droit se déclare, l’organisme bénéficiaire devra mettre fin à l’utilisation de l’œuvre et verser une indemnité équitable en réparation du préjudice.
L’UE est réellement investie dans la poursuite de ces objectifs auxquels elle semble très attachée, comme en témoigne sa politique en matière de bibliothèques numériques. Ce projet de loi lui semble bénéfique dès lors qu’il permettra d’enrichir considérablement les catalogues. Il convient de rappeler que l’Office d’Harmonisation dans le Marché Intérieur a lancé en octobre dernier une nouvelle base de données des oeuvres orphelines établies dans les Etats membres.
Un projet de loi attendu face à de nombreux enjeux
Le projet de loi adopté était très attendu car il présentait des enjeux juridiques, économiques, et sociaux. L’enjeu principal, selon le rapport du CSPLA consistait à mettre en balance « l’autorisation d’exploitation d’une œuvre à laquelle l’auteur n’a pas consenti, avec l’un des fondements du droit de la propriété littéraire et artistique : le principe d’autorisation de l’auteur ».
Par ailleurs, ce projet était également un défi économique. Il convenait de maintenir un équilibre économique, en vue de protéger aussi les œuvres non orphelines. La mise en place d’un dispositif financièrement attractif qui favoriserait ces œuvres peut avoir un effet néfaste : le risque est de délaisser d’autres types d’œuvre. En outre, la problématique du coût s’est également posée. En effet, pour qu’une œuvre soit considérée « orpheline », celle-ci doit avoir fait l’objet de recherches sérieuses pour retrouver les titulaires des droits. Ces recherches peuvent entraîner un coût plus ou moins conséquent financièrement pour l’entité qui souhaite utiliser ces œuvres. En outre, le projet prévoit que les établissements pourront faire contribuer financièrement les usagers. Cette disposition a fait l’objet de débats.
Enfin, ce projet de loi présente aussi des enjeux sociaux eu égard à l’accès à la culture, fréquemment défini comme un objectif de « démocratisation culturelle ». Ces œuvres n’ayant pas de public, elles sont exclues injustement du patrimoine. Avec l’évolution et la mutation vers le numérique que l’on connaît actuellement, leur indisponibilité sur les plateformes pose problème.
Un projet critiqué
L’adoption du projet de loi a fait l’objet de critiques, s’agissant par exemple de la mise en place « d’un droit à une réparation équitable du fait du préjudice subi du fait de l’utilisation ». Certains ont critiqué le fait que l’accès en ligne soit analysé comme un préjudice pour l’auteur ou ses ayants droit. Par ailleurs, l’imprécision des sources de recherches « diligentes » a été critiquée. En outre, la gratuité de ces recherches pour les établissements publics n’est pas garantie.
Des dispositifs de transposition audacieux chez nos voisins européens
En Espagne, la OAMI ( = Oficina de Armonización del Mercado Interior) a crée une base de données d’œuvres orphelines. Les institutions culturelles qui se trouvent en possession d’œuvres orphelines doivent effectuer en premier lieu une « recherche diligente des auteurs ». Si cette recherche n’aboutit pas, elles doivent enregistrer les informations sur chaque œuvre au sein de la base de données. Les œuvres reconnues orphelines dans un pays de l’Union européenne le seront dans tous les pays membres. Les auteurs d’œuvres orphelines qui reconnaissent une de leurs œuvres au sein de la base de données peuvent ordonner la modification de l’état de leur œuvre dans la base en vue de récupérer pleinement leurs droits dessus.
En Angleterre, la British Library qui possède 150 millions d’œuvres, estime que plus de 40% pourraient être des œuvres orphelines. Il s’agit véritablement d’une problématique importante, c’est pourquoi, le législateur a apporté un cadre juridique qui semble pertinent. En effet, il a rajouté les images, aux œuvres pouvant être qualifiées d’orphelines par la directive et la possibilité d’utiliser des œuvres orphelines par des entités commerciales (éditeurs, producteurs). Ainsi, il n’en réserve pas le bénéfice aux seules institutions culturelles. Cette position semble judicieuse.
L’Intellectual Property Office délivre une licence et veille à ce que les recherches diligentes soient effectuées de manière sérieuse. La problématique économique a également été prise en compte puisque pour un usage commercial, le coût est beaucoup plus important que pour un usage non commercial. Enfin, il est intéressant de souligner que le législateur n’a pas appréhendé l’exploitation comme entraînant nécessairement un préjudice pour les titulaires des droits. En effet, le dispositif peut donner l’opportunité de faire connaître une œuvre au public.
En conclusion, il apparaît que l’objectif initialement visé qui était celui de l’harmonisation semble difficile à atteindre. Ces différents dispositifs mettent en relief la difficulté de l’harmonisation du marché numérique européen. Toutefois, la transposition même tardive de la directive conforte en l’espèce, la politique culturelle française, marquée par une volonté accrue de démocratisation culturelle, qui ne semble pouvoir être que saluée. Le cadre juridique bientôt posé des œuvres orphelines permettra probablement de renforcer cet axe majeur au sein de la politique de nos gouvernants.
Sources :
– Séance publique, Assemblée Nationale, jeudi 20 novembre 2014 < http://videos.assemblee-nationale.fr>
– Rapport de la mission sur la transposition de la directive 2012/28/UE sur les œuvres orphelines du 17 juillet 2014, CSPLA, consulté le 14 novembre 2014 <http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Propriete-litteraire-et-artistique/Conseil-superieur-de-la-propriete-litteraire-et-artistique/Travaux-du-CSPLA/Missions/Mission-relative-a-la-transposition-de-la-directive-du-25-octobre-2012-sur-certaines-utilisations-autorisees-des-aeuvres-orphelines>
– ANONYME, « La OAMI crea una base de datos de obras huérfanas de autor », Elmundo.es, publié le 27 octobre 2014, consulté le 15 novembre 2014 <http://www.elmundo.es/comunidad-valenciana/2014/10/27/544e626cca47414f028b4580.html>
– ANONYME, « Œuvres orphelines : l’Angleterre se dote d’une solution satisfaisante. Et la France ?», Scinfolex.com, publié le 8 novembre 2014, consulté le 15 novembre <http://scinfolex.com/2014/11/08/oeuvres-orphelines-langleterre-se-dote-dune-solution-satisfaisante-et-la-france/>
– BATTISTI M., « Un dégel proche pour les œuvres orphelines ? » Documentaliste-Sciences de l’Information 3/ 2014 (Vol. 51), p. 25-26 , publié en Mars 2014, consulté le 15 novembre 2014, <http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=DOCSI_513_0025>