« Imaginez. La faillite d’une grande banque française. La France sort de la zone euro et attend une nouvelle monnaie. Chaque citoyen, vous en l’occurrence, est limité à un retrait de 40 euros par semaine. Dans cet univers, que feriez-vous ? »
Voici le nouveau concept proposé depuis le 30 octobre 2014 par France 4. AnArchy est une fiction d’anticipation coproduite par France Télévisions et Telfrance Série. Le principe est celui d’une fiction écrite par les internautes eux-mêmes. L’ensemble s’effectue par le biais du site internet www.anarchy.fr. AnArchy est avant tout une histoire : celle d’une France sortie de la zone euro. Les auteurs de ce synopsis n’en ont fixé que les grandes lignes, la suite est laissée à la libre imagination des internautes. Le premier épisode pilote a été réalisé par les équipes, pour la suite ce sera aux internautes de l’imaginer. Cinq personnages principaux évoluent dans la série télévisuelle diffusée tous les jeudi soir à 22h30 sur France 4. Mais AnArchy ce n’est pas seulement une série télévisée, la série n’étant qu’une particule de l’ensemble transmedia du concept. En effet, AnAnarchy c’est également un site internet composé en trois partie : une partie « actu » où est diffusée tous les jours un petit JT ainsi que les résumés des épisodes précédents, une partie « personnages » composée par les cinq personnages principaux sur lesquels les internautes peuvent influer et enfin une partie « réseau social » dans laquelle les internautes peuvent imaginer leurs propres personnages au travers de leur compte « Auteur ». Il existe ainsi trois moyens de participer à AnArchy : répondre aux appels à témoignage dans la partie “actu”, proposer la suite de l’histoire d’un des héros ou encore raconter la vie de son propre personnage. Le principe qui gouverne la série est que rien n’est figé. Ainsi, chaque semaine un personnage créé par un internaute entrera dans la série télévisuelle. Le projet durera en tout et pour tout deux mois au terme duquel un roman sera rédigé.
Si cet ensemble débouchera sur une série télévisée complète du point de vu narratif, en revanche au plan juridique l’ensemble apparaît comme extrêmement complexe du fait des différentes contributions des internautes. En effet, du fait de l’intervention d’un grand nombre de contributeur se pose la question des droits attachés à chaque intervention spontanée.
Qualification juridique
AnAnarchy est donc une série transmédia s’appuyant sur les contributions des internautes eux-mêmes qui écrivent une partie de l’histoire afin de la faire évoluer. Mais quelle est le régime juridique applicable à chacune de ces contributions ?
En droit d’auteur les idées ne sont pas protégeables. Cette considération doit ici être écartée puisque la contribution des internautes se fait plus sous forme d’oeuvres de l’esprit indépendantes protégeables, de ce fait, par le droit d’auteur. Si le principe avait été pour les producteurs de soumettre chaque semaine des propositions et de recueillir des idées de la part des internautes alors aucun problème ne se serait posé puisque ce principe aurait pu s’appliquer. De ce fait, les contributions des internautes auraient été libres de droits et les producteurs auraient pu les réutiliser sans aucune autre formalité. Ce n’est pas le cas en l’espèce puisque les internautes sont invités à rédiger de manière détaillée une partie du synopsis ce qui constitue donc une œuvre de l’esprit à part entière.
On peut alors se demander s’il ne s’agirait pas ici d’une œuvre collective. Selon l’article L. 113-2 du Code de la propriété intellectuelle « Est dite collective l’oeuvre créée sur l’initiative d’une personne physique ou morale qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et son nom et dans laquelle la contribution personnelle des divers auteurs participant à son élaboration se fond dans l’ensemble en vue duquel elle est conçue, sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun d’eux un droit distinct sur l’ensemble réalisé. » Néanmoins, une telle qualification ne peut s’appliquer ici puisque les différentes contributions des internautes sont bien individualisées. De plus, une marge de liberté importante est laissée à chacun. De surplus, la jurisprudence du 22 mai dernier à propos du site « Vie de Merde » a montré que, concernant les créations participatives sur internet, l’application de l’oeuvre collective est limitée.
C’est pourquoi le choix a été fait de mettre en place un système de cession des droits par voie contractuelle afin d’exploiter les différentes contributions.
La mise en place d’une architecture juridique contractuelle de cession des droits
Selon l’article 4 des conditions générales d’utilisation de la plateforme « Le Contributeur cède l’ensemble des droits dont il dispose sur les Contenus, à titre gracieux et exclusif, à TELFRANCE SERIE et FRANCE TELEVISIONS ». Ainsi le système repose sur une clause de cession des droits sur les contenus produits par les internautes. Cette clause de cession des droits comprend bien une délimitation de l’étendue et de la destination des droits (exploitation via le réseau Internet, sur tous les récepteurs fixes et/ou mobiles, et relayés par tous moyens techniques tels que le câble, le satellite ou tout autre moyen de communication électronique permettant l’accès à internet), une délimitation temporelle de la cession (trente ans) et une délimitation territoriale même si celle-ci est très large (pour les territoires du monde entier). Néanmoins un problème peut être soulevé quant à l’absence d’énumération précise des droits cédés. En effet, la clause prévoit une cession de « l’ensemble des droits dont (…) dispose [le Contributeur] sur les Contenus ». Ici, aucune distinction n’est apportée entre les droits moraux et les droits patrimoniaux. Néanmoins, dans la suite de cet article, il est précisé que seront cédés les droits de reproduction et de représentation. Ainsi, la clause de cession des droits apparaît à premier abord tout à fait licite.
Cependant, on peut se poser la question de l’application du principe d’interdiction de cession globale des œuvres futures prévu à l’article L. 131-1 du Code de la propriété intellectuelle. En effet, c’est lorsque l’internaute s’inscrit sur le site internet qu’il accepte les conditions générales d’utilisation. Or, au moment de son inscription il n’a encore rien créé et il s’engage alors, par avance, à céder aux sociétés productrices « l’ensemble des droits sur les Contenus ». Il s’agit ici de la part de France Télévision d’une architecture juridique très audacieuse, d’autant plus que le droit français est très rigide sur cette question.
Quelle qualité pour les contributeurs ?
Si la question de la gestion des droits pour l’exploitation des Contenus est réglée par la clause de cession des droits, se pose par la suite la question de la qualité de ce fait reconnu aux différents contributeurs. La qualité d’auteur ne sera reconnue qu’aux contributeurs dont les apports auront été choisi par l’équipe de rédaction aux fins d’être intégrée à l’histoire. En effet, l’article 4.2 des conditions générales d’utilisation de la plateforme précise que « les équipes de FRANCE TELEVISIONS et TELFRANCE SERIE choisiront les meilleurs Contenus aux fins de les intégrer à un ou plusieurs épisodes de la Série destinée à une première télédiffusion sur l’antenne de France 4. Un contrat de cession de droits sur ledit Texte sera alors conclu entre l’Auteur et TELFRANCE SERIE ultérieurement. » Par la suite, l’article précise qu’une contrepartie financière sera prévue d’un montant de quarante euros bruts à valoir sur les pourcentages de la rémunération proportionnelle qui sera définie dans le cadre du contrat de cession des droits.
Bilan
Tout au long de l’expérience, AnArchy a réunit une quinzaine de journalistes pour un budget total de 1,2 millions d’euros. Durant la période allant du 30 octobre au 18 décembre, 8 épisodes de 26 minutes ont été diffusé.
Concernant l’interaction avec les internautes, deux semaines après son lancement, 1000 personnages ont été créé pour environ 2000 comptes utilisateurs créés. « Un tiers des visiteurs sont particulièrement actifs, et ils sont environ 200 à se connecter tous les jours » explique Antonin Lhôte, codirecteur de la rédaction d’Anarchy.fr. En ce qui concerne le profil des personnages créés, il s’agit généralement de personnages plus concrets que fantaisistes tels que des médecins, des policiers, des chômeurs etc. Antonin Lhôte explique que « A priori, on pensait que les gens iraient davantage vers la science-fiction, des choses plus fantaisistes. En fait, l’ancrage choisi est généralement beaucoup plus concret. La projection dans le réel, de fait, fonctionne bien et la qualité des contributions est meilleure que ce qu’on pouvait imaginer ». En revanche, concernant la série télévisée, les résultats sont moins satisfaisants puisque les deux premiers épisodes ont été suivis respectivement « par environ 50 000 et 90 000 personnes », estime Antonin Lhôte.
Pour conclure…
Ainsi, ce nouveau concept transmédia original permet de raconter au quotidien (au travers de la partie « actu » du site internet) les conséquences économiques, sociales et politiques de la sortie de l’euro. Le projet est apparu initialement pour certains comme extrêmement politisé, mettant en exergue les opinions développées par l’extrême droite et en particulier Marine Le Pen. Cela n’est pas le cas puisque l’idée ici est de réfléchir à une situation fictionnelle. Boris Razon (directeur éditorial de France 4 et des Nouvelles Ecritures de France Télévisions) explique qu’on peut qualifier le projet de politique mais « au sens large du terme, au sens de l’intérêt que l’on porte à la chose publique » De plus, il précise que « On assiste à la transformation d’une activité stérile de trolls en quelque chose de plus intéressant. On n’est plus dans l’expression brute d’une colère, mais dans quelque chose de plus réfléchi. Mais on veille bien sûr à ce que ça ne prenne pas une ampleur démesurée… ». Alors AnArchy remède contre le trolling sur internet ?
SOURCES
MAUREL (L.), « AnArchy sur France 4 : du crowdsourcing fictionnel, mais encore une wikisérie », www.scinfolex.com, publié le 31 octobre 2014, consultée 1er novembre 2014,, <http://scinfolex.com/2014/10/31/anarchy-sur-france-4-du-crowdsourcing-fictionnel-mais-pas-encore-une-wikiserie/#more-8008>
GAVOILLE (E.), « Avec “Anarchy”, France 4 propose aux internautes de les accompagner dans le chaos », www.television.telerama.fr, publié le 31 octobre 2014, consulté le 1er décembre 2014, <http://television.telerama.fr/television/avec-anarchy-france-4-propose-aux-internautes-de-les-accompagner-dans-le-chaos,118674.php>
GAVOILLE (E.), « Sur France 4, l'”Anarchy” séduit surtout les internautes », www.television.telerama.fr, publéi le 14 novembre 2014, consulté le 5 décembre 2014, <http://television.telerama.fr/television/sur-france-4-l-anarchy-seduit-surtout-les-internautes,119223.php>
ANONYME, « Ce soir, France 4 fera dans l’Anarchy participative » www.nextinpact.com, publié le 30 octobre 2014, consulté le 5 décembre 2014, <http://www.nextinpact.com/news/90687-ce-soir-france-4-fera-dans-anarchy-participative.htm#/page/1>